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Full text of "Revue de Linguistique et de Philologie comparée"

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REVUE 


LINGUISTIQUE 


PHILOLOGIE  COMPARÉE 


Paris.  — Typ.  Alcan-Lévy,  boul.  de  Clichy,  G2. 


REVUE 


DE 


LINGUISTIQUE 

ET    DE 

PHILOLOGIE  COMPARÉE 

Recueil  trimestriel 

DE     DOCUMENTS     POUR     SERVIR      A      LA      SCIENCE     POSITIVE 

DES    LANGUES,    A    l' ETHNOLOGIE, 

A      LA     MYTHOLOGIE     ET     A      l'hISTOIRE 


TOME  PREMIER 
/'"■  Fascicule  —  Juillet   iSôj. 


PA  R  I  S 
MAISONNEUVE  ET  C^    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

l5  ,  QUAI     VOLTAIRE 


AVANT -PROPOS 


Personne  n  ignore  que,  jusqu'au  dix-neuvième 
siècle,  la  linguistique  a  subi  le  sort  des  autres 
sciences  naturelles  :  née  comme  elles  de  concepts 
a  priori  et  non  de  l'observation  des  faits,  elle  se 
résumait  en  un  monde  d'ingénieuses  conjectures  et 
d'étymologies  hasardées. 

^  On  sait  comment,  à  laide  du  parallèle  scienti- 
fique du  sanskrit  et  du  zend  avec  le  grec  et  le  latin, 
le  gothique  et  le  tudesque,  le  lithuanien  et  Tescla- 
von,  M.  Bopp  fonda,  il  y  a  cinquante  ans,  la  lin- 
guistique indo-européenne. 

On  sait  aussi  comment  cette  méthode  histo- 
rico-comparative,  appliquée  ensuite  aux  langues 
syro-arabes  dites  sémitiques,  puis  aux  idiomes 
finno-tatares,  etc.,  etc..  créa  des  branches  nou- 
velles et  spéciales  sur  larbrc  de  la  science  des 


VI 


langues,  pour  produire  enfin  la  première  esquisse 
d'une  linguistique  générale. 

Bien  que,  dans  les  premières  années  de  notre 
publication,  la  plupart  de  nos  articles  doivent  avoir 
pour  objet  lun  ou  Tautre  rameau  de  la  linguistique 
indo-européenne,  nous  ne  négligerons  pourtant 
aucun  autre  organisme  syllabique  de  la  pensée  dès 
que  la  morphologie  de  ses  organes  ou  la  contexture 
de  ses  appareils  pourra  jeter  quelque  lumière  sur 
la  structure  et  les  transformations  des  langues  de 
l'Europe  et  de  Tlnde. 

En  dehors  des  études  originales,  la  Revue  pu- 
bliera des  résumés  de  tous  les  travaux  importants 
relatifs  à  la  linguistique  et  à  la  philologie  comparée; 
car,  pour  être  une  œuvre  d'actualité,  elle  veut  être 
à  la  fois  une  œuvre  de  progrès  et  de  propagande, 
sans  autre  préoccupation  qu'un  amour  exclusif  de 
la  vérité. 

Il  importe  même  que,  durant  toute  cette  pé- 
riode des  premiers  développements  de  la  science 
nouvelle,  la  Revue  soit  encore  une  œuvre  d'initia- 
tion. C'est  ainsi  que  l'avenir  de  la  philologie  indo- 
européenne nous  impose  le  devoir  de  multiplier  les 
sanskritistes  par  la  séduction  des  études  lexiolo- 
giques  et  grammaticales  faites  sur  des  textes  choi- 


—  VII   — 

sis,  soit  dans  les  Védas,  soit  dans  les  grandes  épo- 
pées indiennes. 

Enfin,  nous  n'oublierons  jamais  quel  vif  inté- 
rêt s'attache  aux  conclusions  historiques  et  philo- 
sophiques des  deux  sciences  auxquelles  nous  con- 
sacrons ce  recueil. 


LA  SCIENCE  POSITIVE 

DES 

LANGUES  INDO-EUROPÉENNES 

SON    PRÉSENT,   SON   AVENIR 


Pour  tout  penseur  habitué  à  tenir  compte  de  l'influence 
des  grandes  découvertes  scientifiques  sur  le  progrès  des 
idées,  il  n'est  peut-être  pas  d'étude  plus  attachante  que 
celle  du  mouvement  imprimé  aux  branches  les  plus  éle- 
vées du  savoir  humain  par  les  développements  actuels  de 
la  science  des  langues. 

Et  pourtant,  elles  ne  sont  nées  que  d'hier,  cette  lin- 
guistique positive  et  cette  philologie  comparée  qui, 
à  elles  deux,  viennent  de  transformer  l'histoire  ! 

On  avait  bien,  durant  de  longs  siècles,  philosophé  sur 
les  langues  et  le  langage;  mais  ici,  comme  dans  les 
autres  sciences  naturelles,  on  voulait  toujours  partir  de 
concepts  a  'priori^  jamais  de  l'observation  comparative 
des  faits. 

Il  y  a  cinquante  ans  que  parut  à  Francfort-sur-le-Mein 
l'ouvrage  où,  pour  la  première  fois,  fut  appliquée  la 
méthode  qui  élève  à  la  dignité  de  science  positive  la  con- 
naissance des  organismes  syllabiques  de  la  pensée.  Ce 
livre  de  M.  Franz  Bopp  est  intitulé  :  Du  système  de 
conjugaison  de  la  langue  sanslirite,  comparé  avec  celui 


~  2  - 

des  langues  grecque^  latine,  persane  et  germanique.  Il 
fut  le  prodrome  d'une  œuvre  plus  vaste  et  qui  acheva  de 
faire  de  tous  les  linguistes  contemporains  autant  de  dis- 
ciples enthousiastes  du  célèbre  professeur.  Entrant  ré- 
solument dans  les  voies  que  Jacques  Griram  avait 
ouvertes  à  la  constatation  des  lois  qui  régissent  les  va- 
riations phoniques,  M.  Bopp  publia,  de  1883  à  1837,  sa 
Oo'ammaire  comparative  du  sanskrit,  du  zend,  du  grec, 
du  latin,  du  lithuanien,  de  Vesclavon,  du  gothique  et  du 
tudesque  (ancien-haut-allemand). 

Avant  l'apparition  de  ces  ouvrages,  on  connaissait 
déjà  l'affinité  de  la  langue  sacrée  des  Brahmanes  avec  le 
zend,  le  grec,  le  latin,  le  gothique  et  les  autres  langues 
que  l'on  appela  successivement  indo-germaniques  et 
indo-européennes.  Après  un  examen  comparatif  de  leurs 
idiomes,  le  P.  Cœurdoux,  en  1767,  avait  conclu  à  la 
parenté  orig-inaire  des  Hindous,  des  Grecs  et  des  Latins. 
En  parlant  des  variétés  d'une  même  langue  commune  à 
ces  trois  peuples,  William  Jones  avait  dit  en  1786  : 
•  Aucun  philologue ,  après  avoir  examiné  ces  trois 
idiomes ,  ne  pourra  s'empêcher  de  reconnaître  qu'ils 
sont  dérivés  de  quelque  source  commune  qui  peut-être 
n'existe  plus.  »  Eu  1798  et  1802,  Jean-Philippe  Wesdin, 
en  relig'ion  Fra  Paolino  da  San  Bartolomeo,  avait  publié 
deux  traités  sur  l'affinité  du  sanskrit,  du  zend,  du  ger- 
manique et  du  latin.  Enfin,  l'Europe  lettrée  avait  lu,  en 
i808,  le  livre  de  Frédéric  Schlegel  Sur  la  langue  et  la 
sagesse  des  Hindous^  œuvre  remarquable  que  domine 
cette  grande  et  féconde  idée  de  l'unité  originaire  des 
langues  de  l'Europe  et  de  l'Inde. 

Démontrer  l'identité  primitive  des  langues  indo- 
européennes n'était  donc  pas  le  but  de  M.  Bopp.  Il  par- 
tait au  contraire  du  fait  évident  de  leur  unité  radicale 


I 


—  3  — 

pour  arriver,  à  force  de  rapprochements  et  d'inductions, 
à  \-à  découverte  des  lois  qui  présidèrent  au  devenir  de 
chacun  des  idiomes  congénères.  Le  premier,  il  comprit 
que  chaque  langue  est  un  tout  vivant,  doué  d'un  déve- 
loppement continu,  et  dont  chaque  mode  d'être  succes- 
sif est  inexplicable  sans  la  connaissance  des  phases  ou 
des  états  antérieurs  traversés  déjà  par  le  même  orga- 
nisme. 

Bientôt  la  linguistique  indo-eurepéenne  prêta  la  ri- 
gueur de  ses  procédés  historico-comparatifs  à  l'étude 
des  langues  dites  sémitiques,  et  nous  assistâmes  à  la 
naissance  d'une  phonologie  et  d'une  lexiologie  syro- 
arabe  avec  l'hébreu  pour  clef  de  voûte,  j'allais  dire  pour 
sanskrit. 

En  1836,  et  mieux  encore  en  1849,  les  travaux  de 
M.  Schott  fondèrent  la  linguistique  finno-tartare. 

Je  m'arrête  car  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'esquisser  l'his- 
toire de  chaque  linguistique  spéciale,  ni  de  montrer 
comment  elle  concourt,  pour  sa  part,  à  la  formation  de 
la  science  des  langues  ou  de  la  linguistique  générale. 
Je  me  hâte  donc  de  rentrer  dans  le  sujet  déjà  trop  vaste 
de  cet  article. 

Ce  qui  frappe  tout  d'abord,  dans  la  linguistique 
indo-européenne,  c'est  l'état  d'admirable  conservation 
où  nous  est  parvenu  le  sanskrit,  celui  des  épopées 
comme  celui  des  Védas.  Son  frère  de  l'ancienne  Bac- 
triane,  le  zend ,  le  suit  de  très  près  sous  ce  rapport.  Le 
grec  vient  ensuite,  surtout  par  son  dialecte  éolien.  Le 
latin,  lui,  semble  tenir  le  milieu  entre  le  grec  et  le  gaé- 
lique. Aux  derniers  confins  des  langues  celtiques  et  sur 
les  limites  du  germanisme,  se  trouve  placé  le  kymrique 
(gallois  et  bas-breton).  Voici  maintenant  les  langues 
germaniques    ou   teuto -Scandinaves,  confinant  elles- 


_  4  -^ 

mêmes,  par  plus  d'un  côté,  aux  idiomes  lithuano-sla- 
vons,  si  rapprochés  à  leur  tour  du  sanskrit  par  la  richesse 
et  la  pureté  de  leurs  formes. 

Toutes  ces  langues  ont  perdu  çà  et  là  quelque  chose  de 
leur  intégrité  organique  primordiale  ;  mais  ces  altérations 
sont  loin  d'atteindre  toujours  le  même  vocable  de  la 
même  manière  dans  chaque  élément  du  vaste  parallèle. 
Ici  c'est  le  sanskrit  qui,  ayant  le  moins  souffert  des  exi- 
gences d'une  prononciation  facile  et  rapide,  est  resté  le 
plus  complet;  là  c'est  le  latin,  le  gothique  ou  le  lithua- 
nien qui  prouve  que  le  sanskrit  lui-même,  d'habitude  si 
bien  conservé,  a,  dans  telle  ou  telle  forme,  perdu  l'un  ou 
l'autre  de  leurs  éléments  essentiels. 

Lorsque,  possédant  bien  les  lois  des  variations  phoni- 
ques qui  régissent  le  devenir  de  chaque  langue  sœur,  on 
avance  d'un  pas  ferme  dans  ce  vaste  système  de  compa- 
raison, on  se  trouve  forcément  conduit  à  un  ensemble  de 
formes  organiques  premières  et  communes  constituant  le 
fonds  commun  du  parler  des  tribus  aryennes  avant  leur 
séparation  pour  la  colonisation  de  l'Inde  et  de  l'Europe. 

Par  leur  contrôle  mutuel,  et  en  se  complétant  ainsi 
l'une  par  l'autre,  les  langues  sœurs  permettent  à  la 
science  de  reconstituer  la  langue  mère  dont  elle  ne  sont 
que  des  modes  variés  de  devenir. 

A  ce  parler  primordial  de  notre  race  indo-européenne 
les  Allemands  donnent  d'ordinaire  le  nom  de  langue 
indo-germanique  primitive  {indo-germaniscîie  Urspra- 
che).  Pour  plus  de  concision,  et  peut-être  aussi  pour  plus 
de  justesse,  nous  l'appellerons  la  plupart  du  temps  aryen 
'primitif  OM  aryaque  tout  court.  Le  nom  de  ârya,  véné- 
rable, excellent,  noble,  a  très  probablement  représenté 
les  diverses  tribus  de  la  race  indo-européenne  avant 
toute  séparation.  Les  Védas,  les  Lois  de  Manou,  toute  la 


I 


—  5  — 

tradition  brahmanique  nous  montrent  la  dénomination 
d'ârya  comme  la  plus  ancienne  appellation  de  la  race 
conquérante  de  l'Inde  entière.  Sa  forme  corrélative  en 
Zend  est  airya,  respectable,  vénérable,  et  cette  épithète  y 
est  donnée  aussi  bien  au  pays  (Ap'.a)  qu'au  peuple  (Aptoi). 

Le  dérivé  airyana  nous  est  surtout  connu  par  sa 
forme  moderne  Iran,  pour  Éo'an,  et  par  sa  forme  grec- 
que Aptava.  Mais,  en  dehors  des  Aryo-Hindous  et  des 
Aryo-Persans,  nous  avons  encore  les  Aryo-Celtes  ;  car, 
comme  l'a  fort  bien  montré  M.  Adolphe  Pictet,  les  Eri 
de  l'Espag-ne,  les  /r-landais,  ou  les  habitants  de  la  verte 
Erin  ou  Eirin,  portent  encore,  sous  une  forme  qu'ex- 
plique leur  phonologie  spéciale,  le  vieux  nom  à'ârya 
venu  du  berceau  commun.  Il  n'en  faut  certes  pas  davan- 
tage pour  justifier  une  appellation  que  motiveraient 
d'ailleurs  suffisamment  les  convenances  du  discours. 

Que  l'idée  de  cette  langue  aryaque  ye  retrouve  au  fond 
de  tous  les  travaux  non-seulement  de  M.  Bopp,  mais 
encore  de  ses  premiers  disciples,  cela  est  incontestable. 
Ce  qui  n'est  pas  moins  sûr,  c'est  que,  par  suite  d'un  vice 
habituel  de  méthode,  ces  grands  maîtres  de  la  linguisti- 
que indo-européenne  ont  induit  l'Europe  entière  en  er- 
reur. Qui  de  nous  n"a  entendu  répéter  «  le  grec  vient  du 
»  sanskrit  ;  le  sanskrit  est  la  langue  mère  des  langues 
»  indo-européennes;  nos  langues  viennent  de  l'Inde,  etc.?» 
A  force  d'être  répétées  sans  contradiction,  ces  grosses 
balourdises  passèrent  bientôt  pour  d'augustes  vérités. 
On  vit,  par  exemple,  en  1852,  un  érudit  fort  distingué, 
traduisant  en  français  le  livre  de  M.  Auguste  Schleicher 
SUT  Les  langues  de  r  Europe  (Bonn,  1850),  trouver  moyen 
de  glisser  dans  sa  traduction  l'erreur  qu'il  avait  dans  la 
tête,  la  mettant  ainsi  sur  le  compte  do  l'auteur  qui  n'en 
pouvait  mais.  M.  H.  Ewerbeck  (p.  310)  traduit  ainsi  les 


—  6    — 

lignes  12-19  de  la  page  237  de  Die  Sprachen  Europas  : 
«  La  branche  indo-germanique  qui  porte  le  nom  des  Cel- 

>  tes  a  évidemment  la  première  entrepris  le  long  voyage 
»  depuis  les  montagnes  Himalaya.  Sa  langue  aussi  s'est 

>  éloignée,  plus  que  celle  des  autres  branches,  de  la  gran- 
j)  diose  langue  sanskrite,  de  cette  mire  commune,  de  ce 
»  prototype  qui  se  reflète  plus  ou  moins  dans  l'orga- 
»  nisme  de  chacune  de  ses  filles  (1).  » 

Que  voulez-vous  ?  cette  erreur-là  courait  les  écoles  et 
les  salons.  Elle  se  glissa  même  au  Collège  de  France  où 
le  jeune  savant  chargé  du  cours  de  grammaire  comparée 
disait  en  1864,  danssondiscoursd'ouverture  (lignes  15-19 
de  la  page  17,  édition  Germer-Baillère)  :  «  La  langue 
indo-européenne  primitive,  autant  que  nous  en  pouvons 
juger  par  le  monument  le  plus  ancien  qui  nous  en  est 
resté,  c'est-à-dire  par  les  Védas,  n'est  pas,  comme  on 
pourrait  être  tenté  de  le  croire,  une  langue  pauvre  et 
grossière.  »  Or  les  Védas  sont  écrits  en  sanskrit,  en  vieux 
sanskrit  sans  doute,  mais  enfin  c'est  toujours  du  sans- 
krit. Et,  dans  ce  sanskrit  védique,  il  y  a  une  foule  d'a- 
phérèses et  d'altérations  syllabiques  dont  n'eut  jamais  à 
souffrir  son  frère  et  non  son  fils  du  Latium.  Un  seul 
exemple  :  La  science  rétablissant,  à  l'aide  du  parallèle 
général  des  langues  sœurs  et  des  lois  de  variation  pho- 


(1)  A  côté  de  la  traduction,  voici  l'original  :  «  Als  westlicher 
Vorposlen  der  Indogermanen  hat  sich  das  Celti^che  muthmass- 
lich  am  ersten  von  dem  gemeinsamen  indo-germanischen  Mut- 
tervolke  losgetrennt  und  seine  weite  Wandcrung  angetrelen. 
Daher  hal  auch  dièse  Spracho  unler  allen  am  meisten  eigcn- 
tliuemliche  Wege  eingeschlagcn  waehrend  wirbisher  nur  bei  ein- 
zelnen  Gliederndieser  und  jener  Familie  einer  vom  gemeinsamen 
Typus  mehr  oder  minder  abweichenden  Form  begegnetcn.  » 


-  7  — 

nique  qui  les  régissent,  le  singulier  et  [le  pluriel  du  pré- 
sent de  l'indicatif  du  verbe  AS,  être,  nous  donne  : 


Aryaque. 

Sanskrit 

ASiMi,  je  suis, 

asmi. 

ASsi,  tu  es, 

asi. 

ASti,  il  est, 

asti. 

ASmasi,  nous  sommes, 

smas. 

AStasi,  vous  êtes, 

stha. 

ASanti,  ils  sont, 

santi. 

Or,  devant  la  forme  organique  ou  aryaque  AStasi, 
vous  êtes  (EStes),  lequel  est  le  plus  complet,  le  mieux 
conservé  du  sanskrit  Stha  ou  du  latin  EStis?  Et  com- 
ment ,  je  vous  prie  ,  l'incomplet ,  l'inorganique  stlia, 
pour  astasi,  aurait-il  pu  donner  ce  qu'il  n'avait  pas,  c'est- 
à-dire  les  éléments  organiques  du  latin  estisl.  Ceci,  bien 
entendu,  n'empêche  pas  le  sanskrit  de  jeter  à  lui  seul 
beaucoup  plus  de  lumière  sur  ses  frères  qu'il  n'en  reçoit 
d'eux  tous  réunis. 

Au  demeurant,  je  me  fais  un  plaisir  et  un  devoir  de 
constater  que,  dans  le  premier  volume  de  son  excellente 
traduction  de  la  Grammaire  comparée^  de  M.  Bopp  (In- 
troduction, p.  xLiii),  M.  Bréal,  citant  des  paroles  écrites 
en  1820  par  l'illustre  linguiste  dans  les  Annales  de  litté- 
rature orientale,  les  accompagne  de  commentaires  qui 
équivalent  à  un  retrait  de  l'opinion  professée  parle  tra- 
ducteur au  Collège  de  France  en  1864.  Voici  ces  paro- 
les :  «  Je  ne  crois  pas,  dit  M.  Bopp,  qu'il  faille  considé- 
rer comme  issus  du  sanskrit  le  grec,  le  latin  et  les  autres 

langues  de  l'Europe Je  suis  plutôt  porté  à  regarder 

tous  ces  idiomes  sans  exception  comme  les  modifications 
graduelles  d'une  seule  et  même  laugue  primitive.  Le  sans- 
krit s'en  est  tenu  plus  prè.j  que  les  dialectes  congénères... 


—  8  - 

Mais  il  y  a  des  exemples  de  formes  grammaticales  perdues 
en  sanskrit  et  qui  se  sont  conservées  en  grec  et  en  la» 
tin.  » 

Voilà  qui  est  fort  bien  dit  et,  si  j'avais  connu  en  1848 
ces  lignes  quelque  peu  cachées  de  l'illustre  professeur 
berlinois,  je  n'aurais  certes  pas  alors  attaché  tant  d'im- 
portance à  la  déclaration  suivante  :  «  On  comprend  assez 
par  ce  que  nous  venons  de  dire  que,  pour  nous,  le  sans- 
krit n'est,  pas  plus  que  le  Zend,  etc.,  la  langue  mire  des 
autres  langues  de  l'Inde  et  de  l'Europe.  Seulement  ces 
langues  sanskrite,  grecque,  latme,  esclavonne,  gothi- 
que, etc.,  sont  autant  de  sœurs  plus  ou  moins  savamment 
développées,  plus  ou  moins  intégralement  conservées, 
issues  les  unes  et  les  autres  d'une  mère  commune  qui  ne 
vit  plus  que  dans  ses  filles,  et  dont  la  science  seule  peut 
nous  retracer  le  portrait  (1).  » 

Si  j'ai  tant  insisté,  si  j'insiste  encore  sur  la  réalité  au- 
jourd'hui incontestable  du  fait  paléontologique  d'une 
langue  aryaque,  c'est  que  la  reconstruction  aussi  com- 
plète que  possible  du  parler  des  Aryas  primitifs  doit  être 
le  but  immédiat  de  la  science  positive  des  langues  indo- 
européennes. 

Mais  quel  sera  donc  le  but  réel  ou  définitif  du  rétablis- 
sement scientifique  des  formes  orales  composant  la  lan- 
gue commune  des  tribus  aryennes,  avant  toute  sépara- 
tion? Ce  sera  l'anatomie  physiologique  de  cette  langue 
et,  par  suite,  l'histoire  naturelle  de  ses  développements 
successifs.  Exécutée  sur  un  organisme  sain,  cette  dis- 
section ne  courra  pas  le  risque  de  prendre  pour  un  or- 
gane simple  l'ankylose  née  de  la  contraction  de  deux 
membres  différents.  Elle  ne  confondra  pas  une  monstruo- 

(1)  H.  Chavée,  Lexiologie indo-européenne^  p.  40. 


—  9  — 

site  avec  une  forme  normale,  un  accident  avec  la 
règle. 

Elle  ne  demandera  pas  les  lois  de  la  santé  à  un  orga- 
nisme malade  plus  ou  moins  mutilé.  Elle  pourra,  sans 
crainte  de  se  tromper,  retrouver  et  isoler  les  organes  di- 
vers absorbés  dans  les  formes  supérieures  d'un  appareil 
plus  ou  moins  complexe.  Elle  verra  commentées  organes 
monosyllabiques,  —  verbes  simples  ou  pronoms  sim- 
ples (1),  —  ont  pu  suffire  à  la  race  aryenne  dans  la  pre- 
mière période  de  son  développement  intellectuel. 

Succédant  alors  aux  investigations  analytiques, le  tra- 
vail de  synthèse  ou  de  réorganisation  partira  de  ce  mo- 
nosyllabisme  primitif,  accusé  partout  dans  l'aryaque 
comme  un  moment  de  sa  vie  première,  pour  refaire  en 
quelque  sorte  toutes  les  combinaisons  successives  de 
ces  monosyllabes  verbaux  et  pronominaux,  soumis  dès 
lors  aux  lois  bien  connues  de  la  dérivation  et  de  la  com- 
position. 

En  somme,  reconstruire  l'aryaque  pour  rendre  possible 
la  physiologie  et  la  pathologie  des  langues  de  notre  race, 
tel  est  l'objet  de  la  liguistique  indo-européenne. 

Déjà,  dans  cette  science  de  la  vie  et  des  maladies  de  la 
parole  aryenne,  il  est  une  foule  de  données  certaines  du 
plus  haut  intérêt.  Je  voudrais  les  résumer  ici.  Pour  plus 
de  concision  ou,  ce  qui  est  la  même  chose,  pour  plus  de 
clarté,  je  demande  la  permission  de  remplacer  la  méthode 
inventive  des  chercheurs  par  la  méthode  didactique  qui, 
voyant  de  haut  les  résultats  obtenus  et  les  applications 
heureuses  et  fécondes  des  lois  déjà  découvertes,  les  coor- 

(1)  Les  cris  ou  interjections  constituent  un  langage  à  part,  in 
férieur  ot  peut-ôlrc  antérieur  au  langage  analytique,  né  du  per- 
pétuel contraste  des  idées  do  substance  et  d'action. 


—  10  — 

donne  et  les  soumet  à  une  pensée  qui  en  domine  l'en- 
semble. 

Ce  sera  donc  dans  l'unité  de  l'aryaque  et  de  sa  physio- 
logie que  nous  étudierons  les  principaux  faits  relatifs  : 

1°  A  la  phonologie  et  à  la  morphologie  des  syllabes; 

2°  A  la  lexiologie,  c'est-à-dire  à  la  formation  et  aux 
développements  des  vocables  ; 

3^  A  la  phraséologie,  c'est-à-dire  à  la  syntaxe  et  à  la 
grammaire  qui  n'en  est  que  l'instrument. 


PHONOLOGIE  ET  MORPHOLOGIE. 

La  phonologie  est  la  connaissance  des  sons  et  des 
bruits  de  la  parole  considérés  en  eux-mêmes  et  dans  leurs 
variations. 

Qu'elle  soit  faite  d'un  ou  de  plusieurs  sons,  accompa- 
gnée ou  non  d'un  ou  de  plusieurs  bruits,  la  syllabe,  abs- 
traction faite  de  toute  signification,  est  l'objet  de  la  mor- 
phologie. La  morphologie  tue  donc  cet  être  vivant  qu'on 
appelle  mot,  pour  n'étudier  que  son  corps  syllabique  sous 
le  rapport  de  sa  forme  (jj^opfrj  et  de  la  disposition  des  élé- 
ments phonétiques  absorbés  par  cette  forme  alors  qu'elle 
est  complexe  (sa,  sar,  sarp),  au  lieu  d'être  constituée  par 
une  voyelle  simple  (a,  i,  u). 

Nés  des  proportions  variables  du  tube  vocal  et  des  di 
vers  moulages  exécutés  par  le  pharynx,  la  bouche  et  les 
fosses  nasales,  les  sons  du  langage  peuvent  être  consi- 
dérés comme  les  couleurs  de  la  voix,  ce  produit  du  la- 
rynx indifférent  par  soi  aux  modulations  que  lui  imprime 


—  11  — 

la  parole  humaine  a,  i,  u  (prononcez  toujours  ou),  ê,  é, 
0,  etc.  Le  nom  de  voyelles  [vocales  de  vox,  voix)  leur  con- 
vient parfaitement. 

Explosions,  souffles,  mugissements  ou  roulements 
produits  à  l'aide  de  l'air  expulsé  des  poumons,  les  bruits 
de  la  parole  ont  une  existence  propre  et  constituent  par 
eux-mêmes  autant  de  fonctions  physiologiques  distinctes. 
Soufflez  longuement  F,  s  ou  ch,  bourdonnez  durant  quel- 
ques secondes  et  d'un  seul  trait  v,  z  ou  j  :  tant  que  durera 
le  bruit,  sifflement  ou  bourdonnement,  il  vous  sera  de 
toute  impossibilité  de  prononcer  aucun  son,  aucune 
voyelle.  Fort  mal  définis  d'ailleurs  par  nos  g'rammaires, 
ces  bruits  fonctionnels  de  l'appareil  oral  ont  reçu  le  nom 
de  consonnes. 

1.  —  Voyelles. 


Pour  peindre  aux  yeux  les  sons  des  langues  indo-euro- 
péennes, il  est  indispensable  de  partir  du  connu,  c'est-à- 
dire  des  voyelles  françaises  et  de  leurs  représentations 
graphiques.  Or,  nous  savons  tous  que  notre  langue  pos- 
sède vingt  voyelles.  Ce  que  tous  ne  savent  peut-être  pas 
aussi  bien,  c'est  le  classement  naturel  de  ces  couleurs  de 
la  voix.  On  y  distingue  : 

1°  Sept  paires  de  voyelles  contrastées  ou  bi-sexuelles, 
soumises  qu'elles  sont  à  la  loi  de  polarité.  Le  ^ole  femelle 
ou  mineur  est  faible,  doux,  long  et  chantant;  le  pôle 
mâle  ou  majeur  est  fort,  rude,  sec  et  bref.  En  faisant  sui- 
vre, pour  chaque  couple,  le  pôle  doux  et  chantant  du  pôle 
rude  et  sèchement  articulé,  nous  aurons  : 

1.  La  paire  â-a  (âme,  dame), 

2.  La  paire  i-i  (île,  il), 


—  12  - 

3.  La  paire  oil-ou  (roue,  roux), 

4.  La  paire  ê-è  (tête,  tes), 

5.  La  paire  ô-o  (côte,  cotte), 

6.  La  paire  œû-e  (sœur,  seul), 

7.  La  paire  û-u  (flûte,  flux). 

Vous  reconnaîtrez  aisément  le  procédé  physiologique 
de  production  de  ces  voyelles  en  les  prolongeant  cha- 
cune durant  quelques  secondes.  En  émettant,  par  exem- 
ple, devant  un  miroir,  le  son  a  prolongé,  vous  n'obser- 
verez pas  seulement  l'ouverture  la  plus  grande  de  la 
bouche,  l'immobilité  de  la  langue  et  des  lèvres;  vous 
remarquerez  bientôt  que  cette  voyelle,  moulée  parle  pha- 
rynx ou  g-osier,  parcourt  librement  le  reste  de  la  trompe 
vocale.  En  comparant  coup  sur  coup  le  pôle  majeur  [a 
bref  et  sec)  avec  le  pôle  mineur  (a  long  et  chantant),  en 
répétant  cette  comparaison  pour  les  six  autres  paires,  il 
vous  sera  toujours  facile  de  sentir  où.  la  force  et  le  bruit 
l'emportent  sur  la  grâce  et  le  son  pur. 

2°  Après  les  quatorze  voyelles  contrastées,  les  deux 
voyelles  neutres,  éet  eu; 

3®  Et,  enfin ,  les  quatre  voyelles  nasales  :  an^  in,  on^ 
un. 

De  ces  vingt  voyelles,  l'aryaque  en  avait  six.  Il  possé- 
dait seulement  : 

1°  La  paire  gutturale  â-a  , 

2°  La  paire  palatale  î-i, 

S»  La  paire  labiale  û-u  (1). 

Mais  il  avait  en  outre  la  voyelle  de  la  force  par  excel- 
lence, une  voyelle  que  garde  le  sanskrit,  mais  que  nous 
n'avonsplusenEurope, la  voyellel],néederunion  delà  voix 
indifi^érente  ou  laryngienne,  avec  les  vibrations  précipi- 

(1)  Prononcez  toujours  ou  quand  il  ne  s'agit  pas  du  français. 


—  13  - 

tées  et  indéfiniment  prolongealles  de  la  langue.  Assez 
souvent  ce  R  se  change,  soit  en  a,  soit  en  u,  même  sur  le 
terrain  de  la  langue  mère;  et  c'est  ainsi  que  BHIjG,  flé- 
chir, rompre,  devient  BHAG  et  BHUG.  Mais  le  plus 
souvent,  au  lieu  de  s'affaiblir  ainsi ,  le  R  se  remforce  en 
R  demi-consonne  dans  les  groupes  RA,  ri,  ru  (ro?^),  ar,  ir, 
UR.  Vous  trouverez,  par  exemple,  à  côté  de  Ruh,  s'éten- 
dre fortement,  croître,  s'élever  non-seulement  ARDH  et 
URDH,  mais  encore  RUDH,  avecla  même  origine  et  la 
même  signication. 

A  son  tour,  la  demi-consonne  R  s'affaiblit  parfois  en 
R  vocal. 

Aux  sept  voyelles  que  nous  venons  de  voir  l'aryaque 
ajoute  quatre  diphthongues,  ou  voyelles  doubles  :  ai  et 
aï,  au  et  au  (proncez  partout  les  deux  voyelles  compo- 
santes :  aï,  aou,  etc). 

La  diphthongue  ai  est  d'ordinaire  un  renforcement  de 
i,  comme  dans  la  prononciation  de  Vi  anglais  terminant 
une  syllabe  ou  la  constituant  à  lui  seul ,  tandis  que  ai 
est  souvent  une  pure  augmentation  de  ai,  équivalant  h 
a-\-ai.  Du  monosyllabe  verbal  i,  aller,  par  exemple,  l'a- 
ryaque fait  ai-mi,  je  vais. 

La  diphthongue  aïo  (prononcez  toujours  aou  avec  un  a 
très  rapide)  est  à  u  {ou),  comme  ai  {aï)  est  à  i  :  c'est  un 
renforcement  de  cet  u  par  l'appoggiature  vocale  a. 

Ici  encore  l'augmentation  de  durée  amène  le  chant  de 
la  voyelle  et  par  conséquent  le  changement  de  pôle  : 
a  +  au  =  au,  comme  a  +  â  =  a,  comme a  +  â  =  â.  Ainsi 
le  verbe  BHUG,  fléchir,  rompre,  fera,  par  renforcement 
de  u  en  ati;  bhaug-â-mi,  je  fléchis  (première  pers.  sing. 
du  prés,  de  l'indicatif),  tandis  qu'il  ofl'rira,  au  parfait, 
une  augmentation  de  cet  au  dans  bu-lhâug-ma,  j'ai  flé- 
chi. 


-.   14  - 

Dans  la  combinaison  des  syllabes,  les  voyelles  i  et  u, 
placées  devant  une  autre  voyelle  ,  ne  sauraient  faire 
hiatus  :  elles  adoucissent  le  passage  en  se  dédoublant  en 
quelque  sorte  et  en  donnant  ainsi  naissance,  i  h  un  y 
furtif  (lA,  par  exemple,  se  prononçant  i-yA),  u  k  w  furtif 
(UA  équivalent  au  —  wa).  Ainsi  su,  arroser,  féconder, 
engendrer,  uni  à  -t,  suftîxe  du  participe  présent  actif,  à 
l'aide  de  Ya  de  la  conjugaison  vocale,  donna  la  forme 
aryaque  su-a-t,  le  fécondant,  le  générateur  (le  ciel  lumi- 
neux), devenu  successivement  su-a-s  et  su-a-r.  Parfois 
ce  w  (prononcez  toujours  ce  \v  aryaque  à  la  manière  du 
w  anglais),  au  li(  u  de  se  cacher  pour  ainsi  dire,  s'installe 
franchement  dans  l'articulation  et  donne,  par  exemple, 
suw-a-ti  pour  su-a-ti,  il  lance  il  jette,  de  SU  ;  duv-as 
"pouT  du-as,  devoir  religieux,  de  DU,  serrer,  lier. 

Très  souvent  la  voyelle  extrême  tout  entière  se  change 
en  y  on  en  w  devant  une  autre  voyelle  :  de  là  ya  pour  ia, 
yu  pour  lu,  fvapour  ua.  Vous  trouverez  ainsi  swar  pour 
suar,  tvam  pour  tuam,  etc.  Cette  métamorphose  de 
la  voyelle  extrême  du  palais  en  la  demi-consonne  y  et 
de  la  voyelle  extrême  des  lèvres  en  la  demi-consonne  m 
a  lieu  coup  sur  coup  après  le  renforcement  de  i  en  oie  et 
de  u  en  au  lorsqu'une  autre  voyelle  suit  ces  diphthon- 
gues.  Le  groupe  ai  -^  a  devient  aya,  comme  le  groupe 
au  -\-  a  devient  awa  :  je  citerai  seulement  jtray-a-ti^  il 
réjouit,  il  rend  gai,  de  pri,  contenter,  satisfaire,  réjouir, 
aimer,  se  renforçant  Qnprai;  saw-a-ii,  il  féconde,  il  pro- 
crée, de  su,  arroser,  féconder,  engendrer,  devenant  d'a- 
bord sau  par  le  renforcement,  puis  sam  devant  a-ti. 

Telles  sont  les  grandes  lignes  du  tableau  des  voyelles 
aryaques. 

Et  maintenant,  que  sont  devenues,  à  travers  les  temps 
et  les  lieux,  les  sept  voyelles  et  les  quatre  diphthongues 


—  15  — 

de  la  langue  aryenne  primordiale  ?  Que  devinrent-elles 
dans  le  sanskrit  ?  Comment  se  modifièrent-elles  dans  leur 
passage  au  zend  ?  Quelles  variations  ont-elles  subies  en 
se  faisant  latines,  grecques,  gothiques,  etc.,  etc.  ? 

Grâce  aux  recherches  phonologiques  de  Jacques 
Grimm  sur  le  terrain  des  langues  germaniques  (1)  et  de 
M.  Pott,  sur  le  domaine  des  langues  indo-européennes  (2), 
recherches  poursuivies  et  contrôlées  par  les  études  de 
MM.  Bopp,  Benfey  (3),  Ebel,  Ahrens,  Léo  Meyer,  Cur- 
tius,  Kuhn,  Diefenbach,  Spiegel,  Pictet,  Ascoli  (4)  et 
d'autres  encore;  grâce,  dis-je,  à  tous  ces  travaux  si  bien 
résumés  et  parfois  si  heureusement  complétés  par 
M.  Schleicher  (5),  la  science  peut  aujourd'hui  répondre  à 
cette  importante  question  de  l'histoire  naturelle  du  lan- 
gage dans  la  race  supérieure  de  l'humanité. 

Elle  prouve,  entre  autres  choses,  que,  si  le  sanskrit  a 
bien  conservé  les  sept  voyelles  aryaques  et  les  deux 
diphthongues  allongées  {ai  et  au) ,  il  a  changé  la  diph- 

(1)  Deutsche  G rammalik,  4  parties,  1819-1837.  La  3«  édition 
est  de  18'î0. 

(2)  Etymologische Forschvngen^  etc.,  1833  et  1830.  La  pro 
mière  partie  de  la  2^  édition  parut  en  1859. 

{^i)Griechisches  Wurzellexikon,  iS'S^à  et  184.2.  —  Kurse 
Sanskril-Grammalik,  1H55.  Voir  aussi,  outre  sa  grande  gram- 
maire sanskrite,  le  glossaire  de  son  édition  du  Sâma-Véda,  sa 
revue  trimestrielle  intitulée  Orient  imd  Occident,  etc. 

(4)  C'est  dans  la  Zeilschrift  fur  verglcichende  Sprachfor- 
schung^  etc.,  de  M.  Kuhn,  1851-1867,  c'est  dans  les  lieitracge 
iur  vergleiclienden  Sprachforschimg^  etc.,  de  MM.  Kuhn  et 
Schleicher,  1800-1807,  qu'on  peut  le  plus  aisément  suivre  les 
évolutions  successives  de  la  phonologie  indo-européenne. 

(5)  Conipendium  der  vergleichenden  Grammalik  der  indo- 
germanisclien  Sprachen^  1861-1862.  Une  seconde  édition  de  cet 
ouvrage  a  paru  en  1806. 


-  16  — 

tîiong^ue  ai  en  ê  et  la  diphtliongue  au  en  d,  mieux  repré- 
sentées en  zend  par  aê  et  ao,  en  grec  par  £-.,  (a-.)  et  eu 
(au),  etc.  Elle  montre  que,  dans  les  autres  langues  du 
système,  la  voyelle  a  s'est  tantôt  rapprochée  de  i  en  de- 
venant e,  comme  elle  s'est  souvent  rapprochée  de  u  en 
devenant  o  :  de  là,  en  grec  et  en  latin,  par  exemple,  a,  e, 
0,  a,  e,  0  pour  représenter  le  seul  a  du  vocalisme  arya- 
que.  Souvent  même  cet  a,  de  la  langue  mère,  s'obscur- 
cit en  u,  u  ou  s'affaiblit  en  i,  i.  Ainsi  l'aryaque  gan-as, 
genre,  race,  en  sanskvitjan-as,  devient  en  grec  y^^"°?  •> 
et  en  latin  gen-us  ;  nawa-s,  NAWA-m,  neuf,  nouveau,  de- 
vient en  grec  vsjro-;;,  vspo-v ,  et  en  latin  novu-s^  novu-m  ; 
mais  les  deux  a  se  conservent  dans  le  sanskrit  nav-as, 
nava-m.  Le  génitif  PAo-as,  du  pied,  sanskrit  pad-as^  se 
fait  7:o5-o;  en  grec  et  ped-is  en  latin. 

Mais  j'ai  hâte  de  rentrer  dans  les  proportions  de  mon 
esquisse  générale  de  la  science  positive  des  langues  indo- 
européenne. 

2.  —  Consonnes. 

La  consonne  est  une  fonction  physiologique  par  la- 
quelle l'homme,  dans  un  but  de  signification  directe  ou 
indirecte,  arrête  au  passage  l'rjir  expulsé  des  poumons 
pour  lui  imprimer,  à  l'aide  des  organes  du  pharynx,  de 
la  bouche  et  des  fosses  nasales,  un  bruit  caractéristique 
de  souffiement,  d'explosion,  de  mugissement  ou  de  vibra- 
tion. 

Afin  de  mieux  préciser  les  limites  du  système  conson- 
nantique  de  l'aryaque  ,  jetons  un  coup  d'œil  rapide  sur 
l'ensemble  des  consonnes  françaises. 

Nous  possédons  trois  paires  de  soufflantes,  composées 
chacune  d'une  sifflante  (pôle  fort  ou  majeur,  élément 


—  17  -^ 

mâle)  et  d'une  bourdonnante  (pôle  faible  ou  mineur,  élé- 
ment féminin). 

La  paire  des  soufflantes  labiales  a  pour  bourdonnante 
V  et  pour  sifflante  f  (1). 

La  paire  des  soufflantes  dentales  a  pour  faible  ou 
bourdonnante  z  et  pour  forte  ou  sifflante  s. 

Dans  la  paire  des  soufflantes  palatales,  j  (ou  c  devant 
e  et  i)  est  le  bourdonnement  doux  et  faible;  ch  est  le  sif- 
flement âpre  et  fort.  Nos  six  soufflantes  sont  donc  : 

Paire  labiale  v — f, 

Paire  dentale  z — s, 

Paire  palatale  j — ch. 

Nous  avons  de  même  six  consonnes  explosives  for- 
mant trois  paires  nouvelles  où  le  pôle  mineur  s'accom- 
pag-ne  d'un  doux  murmure  vocal  (b,  d,  eue),  tandis  que  le 
pôle  mâle  est  dur  et  complètement  muet  (p,  t,  k).  Ces  trois 
paires  de  bruits  instantanés  se  distribuent  ainsi  : 

Paire  labiale  b — p, 

Paire  dentale  d — t, 

Paire  palatale  g  (g  dur) — k. 

Ici  finit  le  système  d'opposition  polaire,  car  nos  trois 
nasales  m,  n  et  gn  fdiGNe,  seicNeur),  et  nos  deux  vibrantes 
R  et  L  sont,  comme  partout,  forcément  neutres  et  en  de- 
hors de  tout  contraste  sexuel. 

Tel  est  le  tableau  systématique  de  nos  dix-sept  con- 
sonnes. 

Nous  en  avons  bien  deux  autres,  mais  elles  ne  sont 
pas  officiellement  reconnues.  Cette  pensée,  un  peu  outre- 
cuidante en  apparence,  demande  une  explication.  Pro- 
noncez ioi^  moi,  roi,  loi,  et,  outre  le  bruit  de  la  consonne 

(1)  Prolongez  darani  quelques  secondes  l'émission  du  bour- 
donnement el  du  sifflement  contrastés. 

2 


—  18  ^ 

et  le  son  de  la  voyelle  (=  a),  vous  entendrez  un  bel  et 
bon  ov  anglais,  la  demi-consonne  fille  de  u  {ou)  dont  nous 
parlions  plus  haut.  Soyez  attentif  et  vous  sentirez  que, 
pour  représenter  exactement  ce  que  vous  articulez,  il 
faudrait  écrire  twa,  mwa,  rwa,  Iwa.  Impossible  de  nier 
l'existence,  dans  notre  langue,  de  la  consonne  liquide  la- 
biale ou  demi-consonne  des  lèvres. 

Ce  n'est  pas  tout.  Après  avoir  reconnu  la  demi-con- 
sonne du  palais,  Y,  dans  yeux,  prononcez  liard,  tien, 
pion  et  vous  remarquerez  que,  dans  les  pseudo-diphtlion- 
gues  i«,  ien,  ion,  le  son  i  disparaît  entièrement,  rempla- 
cé qu'il  est  par  la  sifflante  y.  Comme  le  signe  i  chez  les 
Romains,  notre  caractère  graphique  y  représente  tantôt 
le  son  i  {y  pensez-vous  t),  tantôt  le  bruit  y  devant  une 
voyelle  {les  yeux). 

Eh  bien ,  si  à  ce  ^{a)  et  à  ce  j'  {a)  vous  ajoutez  la  sif- 
flante dentale  s,  vous  aurez  les  trois  seules  sibilantes  de 
l'aryaque,  lequel  ne  connut  jamais  ni  v,  ni  f,  ni^*,  ni 
ch^  ni  2. 

En  revanche,  il  a  non-seulement  nos  six  explosives 
(b-p,  d-t,  g —  K),il  possède  encore  trois  consonnes  aspi- 
rées tenant  le  milieu  de  l'axe  entre  b  et  p,  entre  d  et  t, 
entre  g  et  k,  je  veux  parler  de  bh,  dh  et  gh. 

A  ces  douze  consonnes  ajoutez  encore  la  naso-labiale 
M,  la  naso-deutale  n,  la  vibrante  u  et  vous  aurez  les 
quinze  consonnes  de  la  langue  aryaque. 

C'est  encore  à  la  phonologie  indo-européenne  qu'il 
appartient  de  nous  apprendre  ce  que  ces  consonnes  du 
parler  commun  sont  devenues  dans  la  succession  des  âges 
chez  les  Hindous,  chez  les  Perses,  chez  les  Hellènes, 
chez  les  Latins  et  les  chez  autres  Italiotes,  chez  les  Gaëls 
et  chez  les  Kimris,  etc.,  etc. 

Pour  donner  à  ceux  de  nos  lecteurs  qui  ne  sont  pas 


—  19  - 

linguistes  de  profession  une  idée  de  la  différence  des  lois 
qui  régissent  le  devenir  des  consonnes  dans  les  diverses 
familles  de  langues  aryennes,  il  est  bon,  ce  me  semble, 
de  résumer  ici  quelques  articles  du  code  phonologique 
aryo-latin  et  de  les  comparer  aux  lois  fondamentales  de 
la  phonologie  aryo-germanique.  Que  deviennent,  par 
exemple,  dans  ces  deux  parlers  européens,  les  trois  explo- 
sives fortes  de  l'aryaque  ? 

Dans  le  latin,  elles  restent  telles  quelles,  admirable- 
ment conservées  :  p  =  p  (1),  T  «=»t,  K  =  A,  c,  ^. 

Et  que  deviennent-elles  dans  le  germanique  commun  (2) 
dont  le  gothique  est  bien  le  plus  fidèle  représentant?  Là, 
leur  explosion  brusque,  leur  fonction  d'un  instant  est 
remplacée  par  un  sifflement  prolongeaôle  exécuté  par  les 
mêmes  organes  qui,  dans  les  trois  positions  (lèvres, 
dents,  palais),  devaient  produire  la  détonation  :  P  se  sif- 
fle en/;  t  en  th  [th  dur  anglais)  ;  K  en  7i  fortement  arti- 
culé. 

Ainsi  l'ar^^aque  patis,  maître,  sansk.  patis,  devient 
faths  en  gothique  etpotis  en  latin , où  l'on  trouve  aussi  com- 
pos,  com-pot-iSy  im-pos,  im-pot-is,poi-eram{j' étais  maLiive 
de,  je  pouvais). 

Ainsi  l'aryaque  patar,  père,  sansk.  pitar,  subit  deux 
sifflements  et  devient  fatliar  en  germanique  commun, 
angl.  fatliar^  goth.  fadar  (3)  ;  mais  il  se  soutient  ferme 
dans  le  latin  pater. 

(4)  Les  lettres  majuscules  représentent  ici  les  consonnes  arya- 
ques. 

(2)  M.  Schleicher  l'appelle  «  Deutsclio  Grundsprache.  » 

(3)  Bien  que  le  gothique  soit  la  forme  la  plus  ancienne  et  la 
mieux  conservée  du  parler  germanique,  il  ne  faudrait  pas, 
comme  on  l'a  fait  trop  longtemps  en  Allemagne,  le  considérer 
comme  le  père  derancien-haut-allemand,  du  Saxon,  etc. 


—  20  — 

Ainsi  PAKU,  bête  de  somme,  sansk.  paçus  (masc.)  de- 
vient en  gothique /aiàu  (neutre),  aWem.  vie/t  ;  tandis  que 
le  latin  garde  les  deux  explosives  originelles  dans  pecus. 

Ainsi  encore  tu,  tu,  toi,  sansk.  ^^-am,  siffle  son  t  (tou- 
jours avec  la  pointe  de  la  langue  sous  l'arcade  dentaire 
supérieure)  dans  le  gothique  thu,  angl.  Ûioîù  ;  mais  il  se 
garde  pur  de  toute  atteinte  dans  le  latin  tu. 

Ce  que  je  recommande  sourtout  au  lecteur  français 
placé  devant  cette  équation  :  le  germanique  A  =  K  arya- 
que,  c'est  d'oublier  ce  signe  d'hiatus  qu'on  appelle  notre 
h  aspirée,  et  de  produire  avec  énergie  la  rude  sifflante 
du  fond  de  la  bouche  en  forçant  la  colonne  d'air,  violem- 
ment expulsée  des  poumons,  à  traverser,  en  la  raclant,  la 
mince  ouverture  pratiquée  entre  la  base  de  la  lan- 
gue et  le  voile  du  palais.  Après  cette  préparation , 
qu'il  prononce  hairto,  angl.  Jieart  et  cor[d),  cor^  cordis^ 
cœur  ;  htata,  angl.  ivJiat  pour  hwat^  et  quod^  quoi,  quel; 
haurn,  angl.  liorn,  et  cornu ^  corne  ;  tailiun  et  decem,  dix  ; 
vei/is  et  vicus,  demeure^,  village  ;  svaihra  et  socer,  beau- 
père. 

On  le  voit,  on  le  sent,  le  /,  le  th,  le  7i  du  germanisme 
remplaçant  les  p,  t,  k  de  l'aryaque;  c'est  le  coup  d'archet 
râcleur  de  la  colonne  d'air  substitué  an  pizzicato  des  an- 
ciennes ténues  explosives. 

Dans  un  article  spécial  qu'on  trouvera  plus  loin,  nos 
lecteurs  remarqueront  comment  ce  système  de  renforce- 
ment est  appliqué  à  b,  d,  g  devenant  p,  t,  k  et  à  bh,  dh, 
GH  devenant  b,  d,  g. 

Par  cela  même  qu'elle  est  l'instrument  de  toute  com- 
paraison scientifique  entre  les  vocables ,  la  phonologie 
est  peut-être  la  branche  la  plus  avancée  de  la  linguisti- 
que comparative  indo-européenne.  Et  pourtant  le  code 
des  lois  positives  des  variations  phoniques  présente  encore 


—  21  — 

çà  et  là  quelques  lacunes.  Ainsi  la  loi  de  polarité  on  d'é- 
chang-e  par  appel  du  son  contrasté  (f  remplaçant  v,  z  pre- 
nant la  place  de  s,  etc.),  loi  d'une  application  de  tous 
les  instants  dans  les  idiomes  germaniques,  n'a  pas  même 
été  soupçonnée  par  les  Allemands.  Ainsi  encore  la  loi  du 
passage  de  y  (j  allemand)  initial  à  g  (pron.  gue)  devant 
les  voyelles,  dans  un  grand  nombre  de  mots  germani- 
ques (YAbh  devenant  ^«(^,  geb  et  gib  ;  YUt  devenant  guth 
et  gotîi  ;  YAs  devenant  gas,  ges  et  gos,  etc.).  C'est  à 
combler  ces  lacunes  que  la  Revue  mettra  d'abord  tous  ses 
soins. 

Mais  ce  qui  restera  longtemps  encore  un  vaste  et  inté- 
ressant sujet  d'étude  pour  la  phonologie  indo-<iuropéenne, 
c'est  la  recherche  des  causes  physiologiques  et  psycholo- 
giques dont  les  lois  de  variation  phonique  ne  sont  que  les 
modes  d'action  déterminés  et  constants. 

Nous  avons  vu  plus  haut  ce  qu'il  faut  entendre  par 
morphologie.  Cette  branche  curieuse  de  l'anatomie  du 
langage  rend  surtout  de  grands  services  lorsqu'on  se 
propose  de  comparer  entre  eux  les  monosyllabes  pre- 
miers ou  irréductibles  de  chaque  système  de  langues.  Le 
corps  du  mot  sémitique,  par  exemple,  ne  naît  pas  et  ne 
se  développe  pas  de  la  même  manière  que  le  corps  du  vo- 
cable aryaque,  et  la  forme  chinoise,  pour  prendre  un 
autre  exemple,  diffère  autant  de  la  forme  syro-arabe  que 
di^  la  forme  indo-européenne.  Dès  l'année  1855,  dans 
Moïse  et  les  langues,  j'essayai  démontrer  de  quelle  haute 
valeur  scientifique  peut  être  lamorphologie  comparative; 
et  c'est  avec  une  véritable  satisfaction  que  je  vis,  quel- 
ques années  plus  tard,  M.  Schleicher  s'emparer  de  la 
question  morphologique  et  la  traiter  avec  sa  vigueur  ha- 
bituelle. Au  point  de  vue  anthropologique,  rien  ne  sau- 
rait offrir  un  plus  vif  intérêt  que  l'écho  constant  et  carac» 


-  22  — 

téristîque  d'un  mode  particulier  de  sentir,  reflété  dans 
une  forme  propre  à  telle  ou  à  telle  variété  primitive  de 
notre  espèce. 


II 


LEXIOLOGIE 


La  lexiologie  est  la  science  des  mots  considérés  en  de- 
hors des  modifications  accidentelles  qu'ils  peuvent  sup- 
porter dans  le  discours. 

Elle  étudie  d'abord  les  lois  qui  ont  présidé  à  la  forma- 
tion et  au  devenir  des  vocables. 

Elle  classe  ensuite  sous  chaque  mot  simple,  et  dans 
l'ordre  de  leurs  engendrements  successifs,  tous  les  pro- 
duits de  ce  mot  racine. 

Enfin,  tenant  compte  des  analogies  de  sens  et  desana- 
logies de  son,  elle  groupe  les  familles  de  vocables  en  tri- 
bus, en  ordres  et  en  classes,  sériation  naturelle  dont  le 
but  suprême  n'est  rien  moins  que  la  création  de  l'ordre 
dans  l'esprit  de  chaque  race. 

La  lexiologie  indo-européenne  est,  jusqu'ici,  celle  qui 
a  le  mieux  rempli  ces  trois  conditions  de  la  méthode  in- 
tégrale en  matière  de  sciences  naturelles.  Elle  a  surtout 
beaucoup  fait  pour  la  connaissance  des  lois  de  la  dériva- 
tion et  de  la  composition  des  mots  aryaques.  C'est  même 
à  la  possession  des  plus  importantes  de  ces  lois  qu'elle  a 
dû  la  démonstration  du  monosyllabisme  des  verbes  pre- 
miers et  des  pronoms  simples,  les  deux  seules  espèces  de 
mots  du  parler  indo-européen  primordial. 

Oui,  en  dehors  des  cris  interjectifs  constituant  une 


—  23  - 

'^orte  de  lang-ag-e  à  part  (l),la  lang-ue  aryaque  n'offre,  en 
dernière  analyse,  que  des  monosyllabes-verbes  et  des 
monosyllabes  pronominaux. 

J'appelle  monosyllabe-verbe  ou  verbe  simple  toute  syl- 
labe qui  rappelle  une  action  par  une  imitation  orale,  soit 
du  bruit  qui  trahit  cette  action,  soit  de  l'effort  qui  la  pro- 
duit. 

Mais  qu'est-ce  qu'une  action?  J'entends  par  action  un 
mouvement  perçu  par  les  sens  et  conçu  dans  sa  cause  par 
par  l'esprit.  Point  de  lang-age  sans  l'esprit  métaphysi- 
que ,  et  l'homme  ne  parle  que  parce  qu'il  voit  quelque 
chose  à  travers  le  voile  transparent  des  phénomènes. 

La  syllabe  indicative  comme  ta,  sa,  ce,  ceci,  lui;  I,  A, 
celui-ci,  celui-là,  est  un  g-este  oral  démonstratif  de  l'être 
individuel.  C estle  pronom  simple.  Le  geste  visible  de  la 
main,  de  la  tête  et  des  yeux  semble  avoir  du  être  son 
accompagnement  naturel,  inséparable,  surtout  chez  les 
premiers  hommes.  C'est  de  ces  indications  syllabiques  de 
l'individu,  conçu  dans  la  notion  générale  de  substance, 
que  sont  sortis  les  articles,  les  prépositions,  les  adverbes 
et  les  conjonctions. 

Par  son  union  avec  les  syllabes  pronominales,  le  verbe 

{l)Écho  des  émotions  profondes  de  l'âme,  l'interjection  tra- 
duit Taffection  'du  moment,  de  la  minute,  plus  fidèlement  que 
toutes  les  descriptions  ne  pourraient  le  faire.  Par  son  intonation 
propre,  par  ses  modulations  (elle  en  a  souvent),  mais  surtout  par 
son  timbre,  chaque  voix  interjective  vraie  envahit  subitement 
l'âme  de  l'auditeur  pour  la  mettre  à  l'unisson  de  souffrance  ou  de 
joie,d'horreur  ou  d'admiration. Les  mille  nuancesdu  timbre  vocal 
propres  aux  divers  états  passionnels  du  cœur  humain  ne  sau- 
raient être  figurées  aux  yeux,  et  l'écriture  nous  livre  les  formes 
interjectives  dépouillées  de  ce  qui  en  fait  l'irrésistible  puissance. 


—  24  - 

engendre,  outre  le  verbe  conjug'ué,  trois  autres  parties 
du  discours  :  le  participe,  l'adjectif  et  le  nom. 

Qu'un  pronom  simple  se  développe  par  l'addition  d'un 
autre  pronom  simple  ou  qu'un  monosyllabe  verbal  se  dé- 
veloppe par  l'addition  d'un  monosyllabe  pronominal, 
c'est  toujours  l'application  de  la  loi  d'individualisation 
progressive,  c'est-à-dire  delà  loi  générale  du  développe- 
ment de  tous  les  organismes.  Ainsi  le  nom  est  en  germe 
dans  le  verbe  monosyllabique,  il  y  est  contenu,  et  la  race 
chinoise,  par  exemple,  ne  l'en  a  jamais  extrait  que  par 
la  seule  pensée..  Et,  en  effet,  toute  opération  d'analyse 
transcendentale  à  part,  l'idée  couler  entraîne  avec  soi 
l'idée  d'une  substance  liquide  ou  coulante.  Voilà  pour- 
quoi, selon  la  place  qu'il  lui  donne  dans  la  phrase, 
l'habitant  de  l'Empire  du  Milieu  représente ,  par  le 
même  monosyllabe,  tantôt  le  fleuve,  tantôt  l'action  de 
couler.  L'Aryen,  lui,  bien  qu'il  ait  gardé  quelques  noms 
à  la  chinoise  (monosyllabes  verbaux  à  deux  fonctions), 
a  créé  le  nom  par  l'absorption,  dans  une  forme  nou- 
velle et  supérieure,  d'un  pronom  (ta,  sa,  a,  i,  na,  KA,etc.) 
représentatif  de  l'être  individuel  et  d'un  verbe  rappelant 
l'action  caractéristique  faite  ou  subie  par  cet  être.  De  là 
trois  éléments  dans  le  substantif  aussi  bien  que  dans 
ses  frères  le  participe  et  l'adjectif  :  P  un  verbe,  2°  un 
pronom,  3°  un  signe  du  rapport  que  le  pronom  soutient 
avec  le  verbe. 

Ce  n'est  pas  le  lieu  de  dire  en  quelles  graves  erreurs 
est  tombée  l'école  allemande  de  linguistique  pour  n'avoir 
pas  aperçu  cette  loi  fondamentale  de  la  dérivation.  Nous 
ferons  plus  tard  l'étude  critique  de  la  Wortbildung  d'a- 
près les  maîtres  d'outre-Rhin.  Pour  le  moment,  je  tiens 
à  montrer  comment  est  rendu  sensible  dans  la  forme  exté- 
rieure du  mot  le  rapport  d'objectivité  et  de   subjectivité 


—  25   — 

que  l'esprit  perçoit  entre  le  verbe  et  le  pronom,  c'est-à- 
dire  entre  l'actiGn  et  l'être  individuel  qui  reçoit  ou  exé- 
cute cette  action. 

Si  cet  être  est  l'objet  de  l'action,  s'il  est  inactif  devant 
elle;  s'il  la  reçoit,  en  un  mot,  le  pronom,  signe  de  l'être, 
reste  tel  quel  dans  sa  terminaison  et  le  nom  passif  est 
créé.  Ainsi  de  DA,  donner,  sanskr.  c  ',  et  des  pronoms 
démonstratifs  TA  et  NA,  l'aryaque  fait  aussi  bien  DAta, 
le  donné,  ce  qui  est  donné,  donné  (lat.  DAtu5,  data,  da- 
^«m),queDANA,  le  donné,  la  chose  donnée,  le  don  (DoNuw, 
sanskr.  dânam). 

Mais  s'il  veut  indiquer  le  rapport  de  subjectivité  de 
TA,  celui-ci,  devant  DA,  donner,  du  pronom  par  rapport 
au  verbe,  de  l'être  par  rapport  à  l'action,  il  modifie  ce 
même  TA  (ou  SA,  ou  NA,  ou  KA,  ou  quelque  autre  pro- 
nom), soit  en  retranchant  la  voyelle  finale,  comme  dans 
DAt,  le  donnant  (TA  faisant  le  Dx\),  lat.  dant- ,  s>o\i  Qn. 
convertissant  la  vo3"elle  moyenne  du  pronom  en  une 
voyelle  extrême,  I,  U,  comme  dans  DAsi,  gr.  Soc.ç, 
l'action  de  donner,  soit,  enfin,  en  lui  attachant  un  R  la 
plus  vivante  de  toutes  les  consonnes,  comme  dans  DAtar, 
sanskr.  datr,  lat.  dator,  gr.  coTvip.  Delà,  dans  le  système 
indo-européen,  les  séries  contrastées  de  terminaisons  ob- 
jectives et  de  terminaisons  subjectives  (actives);  le  latin, 
pour  son  compte,  reproduit  les  premières  dans — tus, — ta^ 
— tum; — sus, — sa, — sum; — nus, — na, — num^  etc.,  tandis 
qu'il  a  conservé  les  dernières  dans — tor^ — trix^  —sor, — 
ter  et  — turus, — tura, — turum, — t, — nt, — %,  etc. 

Ces  terminaisons  à  base  pronominale  n'excluent  pas 
certaines  terminaisons  n  base  verbale,  terminaisons  di- 
minutives  provenant  d'un  verbe  au  sens  de  luire,  paraî- 
tre, ressembler  (BHA,  sanskr.  37w,, luire,  paraître;  D1}K, 
sanskr,  drç,  luire,  se  montrer);  terminaisons  intensitives 


—  26  — 

nées  d'un  verte  au  sens  de  produire,  créer,  ou  de  poser, 
constituer^  faire  (GA,  sanskr.  gâetjari.^  produire,  engen- 
drer ;  DA  ou  DHA,  sanskT.  dhâ,  poser,  constituer,  éta- 
blir, angl.  to  do),  etc.,  etc.,  terminaisons  dont  les  formes 
latines  les  plus  obvies  sont — licus^ — Ux, — Us, — bus, — 
hilis^— -ficus, — genus, — gnus. 

Or,  toutes  ces  désinences  significatives,  à  base  prono- 
minale ou  à  base  verbale,  peuvent  s'enter  l'une  sur  l'au- 
tre et  amener  les  différents  degrés  de  dérivation.  Ainsi, 
sur  le  terrain  de  la  langue  latine,  le  nom  aryaque  DAna. 
la  chose  donnée,  sanskr.  dânam,  DOnu-m  [m  étant  ici  le 
signe  du  neutre)  le  DOn,  s'adjoint  la  terminaison  objec- 
tive (passive) — ius^ — ta, — ^«^m,  à  base  de  pronom  démon- 
stratif TA,  pour  former  le  dérivé  du  second  degré  Dona- 
Tu-s  (5  étant  ici  le  signe  du  nominatif  masculin  singulier), 
celui  à  qui  l'on  fait  don,  le  gratifié,  d'où  le  dérivé  de  troi- 
sième degré  dona-ti-on,  l'action  de  faire  un  gratifié  ou  un 
donatum. 

Ce  qu'on  appelle  conjugaison,  verbe  conjugué  ne^t  en- 
core qu'une  manière  de  dérivation.  Ainsi  l'aryaque  PA, 
garder,  sustenter,  nourrir,  uni  au  prouom  de  la  première 
personne,  MA,  moi,  a  donné  PAMi,sanskr.j5«wi,  je  garde, 
et  PAmasi,  sanskr.  pâmas,  nous  gardons.  Le  même  verbe 
PA  dans  sa  conjugaison  avec  le  pronom  de  la  troisième 
personne  TA,  celui-ci,  ceci,  il,  a  donné  PAti,  il  garde, 
sanskr.  jpâti^  et  PAnti,  ils  gardent,  sanskr.  pânti.  Des 
syllabes  accessoires,  certaines  variations  des  pronoms-dé- 
sinences et  de  la  voyelle  radicale,  sont  chargées  de  repré- 
senter les  différences  de  nombre,  de  mode  et  de  temps. 

Dans  la  langue  aryaque,  les  dérivés  dissyllabiques,  ou 
de  premier  degré,  sont  de  beaucoup  les  plus  répandus. 
Viennent  ensuite  les  dérivés  trisyllabiques  ou  de  second 
degré.  Rares  sont  les  tétrasyllabes. 


-  27  — 

Ainsi  que  nous  le  disions  plus  haut,  ce  procédé  d'indi- 
vidualisation progressive  (j'allais  dire  resserrement  gra- 
dué d'une  idée  première)  fut  également  appliqué  aux  ra- 
cines pronominales,  aux  monosyllabes-pronoms.  Les 
pronoms  personnels  ma,  moi,  tu,  toi,  etc.,  eurent  leurs 
formes  dérivées  ;  mais  les  dérivations  pronominales  les 
plus  importantes  ont  pour  sources  les  pronoms  indicatifs 
TA  ou  SA,  I  ou  A,  YA  (relatif)  etKA  (tantôt interrogatif,  tan- 
tôt indéfini). 

En  déclinant  ta,  dont  sa  n'est  que  le  substitut,  l'arya- 
que  et  le  sanskrit  prononcent  à  l'accusatif  iam  pour  le 
masculin,  tâm  pour  le  féminin  et  tat  ou  tad  pour  le  neu- 
tre, trois  formes  représentées  en  grec  par  tcv,  -ïr,v,  to(t), 
et  en  latin  par — tîim.-tam^-tud.  Le  nominatif,  en  san- 
skrit est  sas  Isah)  ou  sa,  fém.  sa,  neut.  tacl  ou  tat  ;  gr.  5 
[Tio)  pour  70  (avec  Ji  pour  s  comme  souvent),  fem.  -Jj  ou  à 
[M  ou  M),  neut.  -ro  pour  tôt  .  Le  zend  a  liô  pour^ô  avec 
h  pour  s  comme  le  grec.  Le  gothique  dit  sa,  le  lithua- 
nien tas,  et  l'ancien  slavon  tu.  Le  dérivé  Sya,  celle-ci, 
elle,  est  reproduit  parle  sanskrit  syâ,  par  l'allemand  sie, 
par  l'anglais  sJie,  etc. 

Ce  pronom,  comme  plusieurs  autres,  perdit  çà  et  là  de- 
vant les  noms  une  de  ses  deux  significations  natives,  — 
qui  sont  la  démonstration  de  la  substance  et  de  la  posi- 
tion d'icelle,  —  pour  ne  plus  signifier  que  cette  dernière, 
c'est-à-dire  la  place  occupée  par  l'objet  dont  il  s'agit. 
Ce  dérivé  par  soustraction  reçoit  le  nom  d'article.  L'ar- 
ticle n'est  donc  qu'un  demi-pronom,  un  pronom  dépos- 
sédé de  la  moitié  de  sa  valeur  logique,  une  individuali- 
sation de  son  idée  première,  enfin.  Le  latin,  le  vrai  latin, 
le  latin  des  beaux  siècles  ne  vit  pas  s'opérer  en  son  orga- 
nisme cet  étrange  dédoublement  du  pronom  :  il  n'eut 
pas  ce  monstrueux  parasite  si  familier  aux  Grecs.  Mais 


-  28  - 

toute»  les  formes  du  latin  vieillissant  et  se  gâtant,  c'est- 
à-dire  l'espagnol,  l'italien,  le  portugais,  le  français,  le 
provençal  et  les  autres  patois  romans  se  taillèrent  un 
article  dans  l'étoffe  du  pronom  dérivé  ille,  illa,  illum, 
illam,  un,  illa^  illos,  illas  et  de  là  leur  il  et  leur  el, 
leur  lo  ou  la  et  leur  le,  leur  li  ou  gli  et  leur  los^  leur  le 
et  leur  las ,  etc.  Diminutif  de  Inus ,  le  représentant 
perdu  du  pronom  Anas,  cfr.  skr.  êna,  celui-là,  ille  est 
pour  iw^«?  contracté  de  mw^e,  comme  ullus^  quelqu'un, 
est  pour  unlus,  contracté  de  unulus^  diminutif  de  unus^ 
un,  quelqu'un. 

Dans  les  langues  germaniques,  c'est  Tya,  sansk.  tyam, 
tyâm,  tyad  (accusatifs),  dérivé  de  TA,  qui  a  donné  l'arti- 
cle i7iie{s),  iJiët,  angl.  tlie,  bas-allem.  de,  allem.  der,  die^ 
das,  le,  la,  le. 

La  langue  aryaque  possède  deux  pronoms  détermina- 
tifs  riches  tous  deux  en  dérivés  :  I  que  tous  les  lecteurs 
reconnaîtront  dans  le  latin  Is,  Ea  pour  JEa^  autrefois 
Ala^  Id  et  A  dont  le  neutre  Ad  ou  At,  devenant  préfixe 
et  préposition,  marque  un  point  déterminé  dans  l'espace 
ou  parfois  la  tendance  vers  ce  point.  Toutes  les  préposi- 
tions aryaques  sont  ainsi  des  demi-pronoms,  des  formes 
pronominales  individualisées  et  abstraites  marquant  un 
lieu  (il  n'est  pas  question  de  substance  ou  d'individu), 
une  position  relative  dans  l'espace  et,  par  suite,  une  di- 
rection particulière  du  mouvement  inhérent  à  l'idée  ver- 
bale ou  à  l'idée  d'action.  N'oublions  point  que  c'est  ce 
même  pronom  simple  A  qui  a  donné  le  pronom  dérivé 
Ana,  celui-là,  avec  son  comparatif  Anya,  sanskr.  anyas, 
lat.  alius  pour  atiius,  etc. 

L'interrogatif  indo-européen  est  KA,  Kl,  KU  et,  avec 
renforcement  par  le  W  intercalaire,  KWA  ou  KWI,  lat. 
quis,  quœ^  quid^  notre  qui^  quoi;  sanskr.  has,  kâ,  him. 


—  29  — 

accus.,  ham^  Mm,  Mm.  Les  langues  germaniques,  sif- 
flant le  K  en  H  selon  leur  vieille  habitude  (elles  sifflent 
bien  le  T  en  TH  et  le  P  en  F),  ont  fait  de  ce  pronom  com- 
mun KWAs  et  KWAd,  qui  et  quoi,  Iiwas,  Iiwes^  liwer  et 
hwat.  Malheureusement  pour  l'intégrité  organique  des 
mots  d'outre-Rhin,  le  h  tomba  toujours  devant  l^  n,  r  et 
IV,  si  bien  que  nos  Allemands  d'aujourd'hui  prononcent 
et  écrivent  wer^  qui  ;  was,  quoi  ;  wo,  où  ;  warum,  pour- 
quoi, etc.,  au  lieu  des  anciens  Jiiver  (pour  hves=Ji'was), 
Jiwas,  Tiwo,  hwarumbi,  etc. ,  de  leurs  pères.  L'Anglais  a 
été  plus  heureux,  car  il  a  conservé  le  Ji=li  organique  ; 
mais  il  écrit  wh  pour  hw.  Cette  faute  d'orthographe,  gé- 
néralement acceptée  depuis  longtemps,  n'a  jamais  eu  la 
moindre  influence  sur  la  prononciation  correcte  du  pro- 
nom :  nos  voisins  d'outre-mer  écrivent  wliat,  quoi,  mais 
ils  prononcent  liwat  {houot)  en  dépit  du  lapsus  calami.  Il 
y  a  plus  de  correction  chez  les  Slaves. 

Au  nominatif,  les  Russes  et  les  Polonais  ajoutent  le  dé- 
monstratif TA  à  l'interrogatif  KA  dans  leur  A^o,qui,  czto, 
quoi.  Les  premiers  disent  encore  fioi-,  hoia,  koey  quel, 
quelle?  Les  Lithuaniens,  comme  toujours,  sont  plus  purs 
c'est-à-dire  plus  primitifs,  car  ils  disent  lias,  ha. 

En  grec,  l'interrogatif  KA  est  représenté  par  y.o,  mais 
seulement  dans  des  dérivés,  encore  ce  xo  se  change-t-il 
souvent  en  t:o  (l'explosive  forte  des  lèvres,  t:,  remplaçant 
l'explosive  forte  du  palais,  y.)  comme  dans  y.o)ç  et  tcwç, 
y.0T£  et  TCOTc,  y.o-ïspoç  et  T.oxzÇioa.  Kl  est  représentée  dans  la 
même  langue  par  xi  pour  y.i  dans  -riç,  xt,  cfr.  zevTe  et 
-rcïjj-IIe  pour  l'organique  tcsyKs. 

Le  pronom  relatif  ou  conjonctif  de  la  langue  aryenne 
primordiale  fut  YA,  yas,  yâ,  yat,  —  gr.,  c;,,7],,  ô  {y  rem- 
placé par  7i,  comme  fréquemment),  —  slav.,  je,  —  goth., 
ja,  dans  des  adverbes  conjonctifs.  D'après  un  procédé 


-  30  — 

logique  dont  j'ai  expliqué  ailleurs  l'origine  {Leziologie 
indo-européenne,  p.  58-59),  les  Romains  ont  remplacé 
YA,  lequel,  par  une  variété  du  pronom  interrogatif  qui, 
qtcce,  quod.  De  leur  côté,  les  langues  germaniques  substi- 
tuent au  YA  conjonctif,  tantôt  un  dérivé  du  démonstra- 
tif TA;  allem.  der,  die,  das;  angl.  tJiat,  etc.,  tantôt  un 
dérivé  de  l'interrogatif  KA  ou  KWA,  allem.  {Ji)weUlier, 
welcJie,  welclies;  angl.  wJiicJi  pour  hmcli  remplacé  au 
masculin  et  au  féminin  par  le  simple  rclio^  TcJiom^  pour 
hwo  {lwo=-liwa)  et  hwom  {hwom='kwam,  lat.  quem). 

MA,  moi,  —  Tu,  toi,  —  SWA,  soi,  même,  —  TA  ou 
SA,  celui-ci,  ceci,  I  ou  A,  lui,  —  KA  ou  Kl,  qui?  quoi? 
—  YA,  lequel,  —  tels  sont  les  pronoms  simples  par 
excellence  du  parler  aryaque  ou  indo-européen  primor- 
dial. Ces  neuf  ou  dix  monosyllabes  constituent  la  base 
incommutable,  inaliénable,  invariable  du  système  prono- 
minal des  langues  de  l'Inde  et  de  l'Europe,  et  ce  système 
pronominal  embrasse,  outre  les  adjectifs  possessifs,  les 
adverbes  de  lieu  et  de  temps,  les  conjonctions  et  les  pré- 
positions, c'est-à-dire  tous  les  mots  qui,  peignant  des 
rapports  stables,  constituent  les  os  et  les  ligaments  d'un 
organisme  spécial  de  la  parole.  Cela  est  si  vrai  que  vous 
ne  sauriez  enlever  du  langage  indo-européen  primordial 
(aryaque)  un  seul  des  pronoms  essentiels  sans  en  arra- 
cher à  la  fois  une  foule  d'organes,  pronoms  dérivés, 
articles,  prépositions,  adverbes  et  conjonctions  con- 
tenus d'abord  en  germe  dans  chacun  de  ces  mots 
simples  et  progressivement  développés  en  diverses  séries 
de  vocables  nouveaux  à  l'aide  du  procédé  d'individuali- 
sation successive  (dérivation).  Car  tout  se  tient  dans  cet 
ensemble  harmonique  et  vivant  qu'on  nomme  une  lan- 
gue. Seulement,  tous  les  organes  n'y  sont  pas  aussi  né- 
cessaires à  la  conservation  de  la  vie.  C'est  ainsi  que  vous 


—  31  — 

pourriez  retrancher  de  l'organisme  aryaque  cent  verbes 
et  trois  mille  noms  sans  nuire  à  sa  constitution  le  moins 
du  monde. 

A  part  ses  découvertes  en  histoire  naturelle  des  pré- 
fixes (prépositions  adhérentes  au  verbe),  la  linguistique 
comparative  a  ajouté  peu  de  chose  aux  notions  fort 
exactes  que  l'on  possédait  déjà  sur  la  composition.  Tout 
le  monde  sait  depuis  longtemps  que,  si  la  dérivation  tra- 
duit les  diverses  formes  d'une  même  idée  au  moyen  de 
désinences  caractéristiques,  la  composition  s'attaque  au 
fond  même  de  l'idée  et  la  transfigure  parfois  du  tout  au 
tout.  Voyez  ce  que  deviennent  ire,  aller,  dans  xmre  et 
xmre;  cedere,  marcher,  dans  vROcedere  et  nEcedere,  etc. 

Nous  devons  à  la  science  moderne  l'explication  de 
l'origine  des  particules  privatives  qui,  en  composition, 
jouent  un  rôle  de  tous  les  instants.  Ce  qu'on  appelle  A 
privatif  en  grec  et  en  sanskrit,  aryaque  et  sanskr.  ana 
ou  anâ,  gr.  ava  ou  avr],  —  ar.  et  sanskr.  an,  gr.  av,  lat. 
in,  allem.  un,  angl.  un,  etc.,  —  ne  sont  que  des  dérivés 
adverbiaux  du  pronom  ana  que  nous  avons  vu  plus  haut 
(p.  28)  avec  le  sens  de  celui-là,  l'autre,  celui  qui  est  plus 
loin  et,  par  suite,  celui  qui  est  absent.  Digne  de  remar- 
que est  aussi  l'histoire  des  deux  préfixes  qualificatifs 
WASU,  sanskr.  su,  gr.  jiîtj,  eu,  richement,  fortement, 
bien,  et  DUS,  sanskr.  dus,  gr.  ou;,  péniblement,  dés- 
agréablement, mal.  Quant  à  la  composition  des  noms, 
nous  renverrons  le  lecteur  à  l'excellent  ouvrage  publié 
il  y  a  six  ans  par  M.  Ferdinand  Justi  (1). 

On  le  voit  par  cette  trop  rapide  esquisse,  la  physiolo- 
gie des  mots  indo-européens  étudiés   dans  l'unité  de 

(1)  Ueber  die  Zusammensetzung  der  Nomina  in  den  Indo- 
germanischen  Sprachen.  Goetlingen.  Dieterisch.  18G1,  1  vol. 
in-8°. 


—  32  ~ 

l'aryaque,  n'est  plus  seulement  une  science  en  voie  de 
formation.  Il  a  suffi  de  cinquante  ans  à  la  méthode  his- 
torico-coraparative  pour  en  tracer  toutes  les  grandes 
lignes.  Mais  beaucoup  moins  avancée  est  la  reconstitu- 
tion des  familles  naturelles  des  vocables  et  la  classifica- 
tion physiologique  de  leurs  racines  ou  chefs  de  famille. 
La  cause  en  est,  si  je  ne  me  trompe,  dans  l'absence  com- 
plète, chez  les  fondateurs  de  la  science  nouvelle,  de  toute 
idéologie  positive.  Préoccupés  surtout  de  l'organisme 
du  mot  et  des  lois  phoniques  qui  régissent  ses  transfor- 
mations, ils  ont  négligé  les  lois  qui  président  au  deve- 
nir des  idées  ou  des  images  incarnées  dans  ces  corps 
syllabiques.  Ils  n'ont  pas  créé  l'histoire  de  la  pensée  en 
tant  qu'elle  constitue  le  fond  substantiel  du  langage.  Et 
pourtant,  —  nous  le  démontrerons,  —  en  partant  de 
l'observation  attentive  des  faits,  cette  idéologie  positive 
nous  apparaît  dans  des  lois  non  moins  sûres  que  toutes 
les  autres  lois  naturelles.  Le  mot  étant  à  la  fois  corps  et 
âme,  syllabe  et  idée,  on  verra  comment  une  classifica- 
tion scientifique  de  tous  les  monosyllabes-verbes  de- 
vient non-seulement  possible,  mais  encore  relativement 
facile  et  riche  en  rapprochements  lumineux. 

m 

GRAMMAIRE    ET    SYNTAXE 

Les  mots,  reconstitués  à  l'état  de  thèmes  par  la  lexio- 
logie,  peuvent  remplir  dans  la  phrase  des  fonctions 
diverses.  Ainsi,  tel  nom  considéré  par  rapport  à  tel 
verbe,  peut  être  successivement  sujet  (nominatif),  objet 
(accusatif),  but  (datif),  moyen  (instrumental),  point  de 
départ  (ablatif),  etc.,  de  l'action  représentée  par  ce 
même  verbe.  De  son  côté,  le  verbe  peut  soutenir  un  cer- 


—  33  — 

tain  nombre  d'idées  accessoires  de  temps,  de  mode,  de 
voix,  de  personne  et  de  nombre.  Tout  le  monde  connaît 
le  double  système  de  flexions  (déclinaison  et  conjugai- 
son) chargé  de  représenter'ces  deux  ordres  de  modifi- 
cations transitoires.  Tout  le  monde  sait  aussi  de  quel 
profond  mystère  a  été  enveloppée  durant  tant  de  siècles 
l'origine  de  ces  désinences  significatives  qui  parfois 
embrassent  dans  leur  unité  complexe  de  si  nombreux 
rapports. 

Eb  bien  !  grâce  au  parallèle  de  toutes  les  déclinaisons 
et  de  toutes  les  conjugaisons  indo-européennes,  la 
science  est  parvenue  à  reconstituer  l'immense  majorité 
des  formes  organiques  premières  de  chaque  cas  dans 
chacun  des  trois  nombres  (singulier,  duel,  pluriel)  et 
dans  chacun  des  trois  genres,  de  chaque  terminaison 
verbale  caractéristique  dans  les  divers  modes  des  temps 
principaux  et  des  temps  secondaires. 

Elle  serait  bien  longue  la  liste  de  tous  les  travaux 
fragmentaires  qui  ont  amené  de  proche  en  proche  la 
vaste  synthèse  dont  le  Compendium  de  M.  Schleicher  est 
aujourd'hui  l'expression  la  plus  complète  et  la  plus 
claire.  Ne  leur  déplaise,  cette  dernière  qualité  est  sur- 
tout bonne  à  louer  lorsqu'on  parle  des  écrivains  de  la 
docte  Allemagne,  fussent-ils  des  meilleurs. 

Ce  vaste  classement  de  terminaisons  organiques  est 
dominé  par  une  seule  loi,  qui  pourrait,  ce  me  semble, 
être  formulée  ainsi  : 

Toute  désinence  appartenant,  soit  à  la  déclinaison, 
soit  à  la  conjugaison  aryaque,  est  constituée  par  un  ou 
plusieurs  mots  ayant  vécu  d'une  vie  propre  avant  de 
devenir  l'organe  ou  les  organes  d'une  fonction  gramma- 
ticale quelconque. 

Toujours  l'absorption  de  deux  ou  plusieurs  formes  re- 

3 


—  34  — 

lativement  simples,  par  une  forme  supérieure  ou  plus 
complexe  qui  les  embrasse  dans  son  unité.  On  le  voit, 
c'est  comme  dans  la  dérivation,  comme  dans  la  forma- 
tion de  tous  les  organismes,  l'éternelle  règle  de  l'indivi- 
dualisation progressive.  Ici,  comme  chez  les  plantes, 
comme  chez  les  animaux,  l'unité  croît  avec  la  com- 
plexité, et  le  vocable  est  d'autant  plus  un  que  sa  forme 
intellectuelle  créatrice  s'est  soumis  un  plus  grand  nom- 
bre d'éléments  lexiques  divers. 

Ce  serait  ici  le  lieu  d'indiquer  quelques-unes  des  plus 
intéressantes  découvertes  de  la  linguistique  indo-euro- 
péenne sur  le  domaine  des  flexions  grammaticales,  et  je 
le  ferais  volontiers,  si  le  lecteur  ne  devait  trouver  plus 
loin,  dans  ce  même  numéro  de  la  Revue,  un  premier  ar- 
ticle de  M.  de  Caix  de  Saint-Aymour  sur  l'histoire  natu- 
relle de  la  déclinaison. 

Quelque  parfaite  que  soit  la  grammaire  d'une  langue, 
elle  n'est  et  ne  saurait  être  que  la  très  humble  servante 
de  la  syntaxe.  L'arrangement  des  mots  dans  la  proposi- 
tion et  l'arrangement  des  propositions  elles-mêmes  dans 
l'unité  de  la  phrase  qui  contient  plusieurs  jugements 
exprimés  présenteront  toujours  le  plus  vif  intérêt,  surtout 
lorsqu'on  étudiera  l'influence  que  les  formes  habituelles 
de  la  phrase  peuvent  exercer  sur  l'activité  de  la  pensée. 
Il  y  aura  là  bien  des  esclavages  traditionnels  à  signaler, 
même  sans  sortir  des  variétés  de  la  syntaxe  indo-euro- 
péenne. Mais  cette  vaste  syntaxe  comparative  des  idio- 
mes aryens  aux  différentes  époques  de  leur  vie,  soit 
commune,  soit  individuelle,  est  encore  un  de  ces  monu- 
ments que  l'avenir  érigera.  S'il  me  fallait  donner  ici  un 
modèle  du  travail  à  exécuter  dans  chaque  chantier  spé- 
cial pour  la  préparation  des  matériaux  à  fournir  à  l'archi- 
tecte d'un  tel  monument,  je  citerais  la  syntaxe  comparée 


—  35  - 

des  langues  romanes  par  Frédéric  Diez.  En  parcourant 
les  465  pages  de  ce  volume  (1),  où  le  goût  de  l'artiste 
s'unit  si  bien  à  la  scrupuleuse  exactitude  de  l'érudit  et 
aux  aperceptions  synthétiques  du  vrai  savant,  on  se  sent 
tout  pénétré  de  l'esprit  novo-latin,  on  sent,  on  com- 
prend et  on  aime  toutes  ces  formes  si  originales  et  si 
pittoresques  de  ce  que  j'appellerai  le  style  commun  des 
nations  romanes.  Puis,  comme  toutes  les  nuances  qui  sé- 
parent, par  exemple,  la  syntaxe  espagnole  de  la  syntaxe 
italienne  ou  de  la  syntaxe  française  sont  heureusement 
accusées  par  l'habile  rapprochement  de  textes  empruntés 
aux  meilleures  sources,  toujours  indiquées  d'ailleurs  !  Et 
maintenant,  supposez  un  travail  analogue  exécuté  avec 
le  même  talent  pour  les  langues  germaniques,  pour  les 
les  langues  slavonnes,  etc.,  etc.,  et,  — •  croyez-en  la  loi 
divine  du  progrès,  —  le  Bopp  de  la  syntaxe  indo-euro- 
péenne comparée  ne  se  fera  pas  longtemps  attendre. 

Je  m'arrête,  car  j'ai  dit  l'état  présent  de  la  science 
positive  des  langues  indo-européennes  sans  négliger  l'in- 
dication des  perfectionnements  ou  des  compléments  qu'il 
est  permis  d'espérer  dans  un  avenir  plus  ou  moins  rap- 
proché. Si,  dès  aujourd'hui, j'avais  voulu  montrer  ce  que 
projettera  de  lumière  féconde  sur  l'étude  du  génie  arya- 
que  le  parallèle  de  la  parole  sémitique  et  du  parler  ta- 
tare  ou  du  parler  chinois,  on  m'eût  peut-être  accusé  de 
dépasser  de  beaucoup  les  limites  d'un  article  d'initiation 
fait  pour  ouvrir  le  premier  fascicule  d'un  recueil  spécial. 
Aussi  bien  ai-je  préféré  ne  pas  sortir  de  l'ensemble  de 
la  phonologie,  de  la  lexiologie  et  de  la  grammaire  des 
langues  de  l'Europe  et  de  l'Inde. 

H.  CnAvÉE. 

{i)  C'est  !e  lome  III  do  la  Grammaire  des  langues  romanes. 


DE  L'ARYAQUE  AU  FRANÇAIS 

l'étude  et  l'enseignement 

DE  LA    LANGUE  FRANÇAISE 

d'après 

LA  MÉTHODE  HISTORICO-COMPARATIVE 


Assurément  il  y  a  lieu  de  s'étonner  que  l'étude  de  no- 
tre langue  nationale  n'occupe  pas  à  l'heure  actuelle,  dans 
l'enseignement  universitaire,  le  rang  auquel  elle  a  droit 
sous  tous  les  rapports.  M.  Baudry,  si  compétent  en  ces 
sortes  de  questions,  a  protesté  énerg-iquement  contre  cette 
inqualifiable  dédain  pour  une  étude  qui  nous  touche  de 
si  près  :  «  Est-il  croyable,  dit  le  savant  philologue,  que 
dans  toute  la  durée  des  classes  il  n'y  ait  pas,  sauf  la 
bonne  volonté  accidentelle  du  professeur,  une  heure  des- 
tinée à  exposer  le  passage  du  latin  au  français  ?  (1)  »  Et 
pourtant  il  n'y  aurait  là  qu'un  premier  pas  de  fait  :  l'o- 
rigine vraie  du  français,  ce  n'est  pas  à  l'idiome  latin  qu'il 
la  faut  demander,  c'est  au  type  commun  indo-européen, 
c'est  à  la  langue  aryaque.  —  La  linguistique  n'est  plus 
aujourd'hui  un  art  fantaisiste  et  personnel  de  rapproche- 
ments étymologiques  :  au  milieu  des  sciences  naturelles 
elle  a  sa  place  indiscutée,  —  elle  reconnaît  des  lois  ri- 

(1)  Revuede  Vinstruct.  publ.,  l^""  mars  1866. 


—  37  — 
gonreiises,  une  évolution  nécessaire,  un  progrès  con- 
stant, —  pourquoi  donc  la  traiter  autrement  que  ces 
sciences  dont  on  ne  peut  la  séparer,  ni  quant  aux  élé- 
ments qu'elle  emploie,  ni  quant  au  but  qu'elle  atteint?.. 
L'anatomie  du  corps,  la  science  du  langage  humain  par- 
tent d'une  même  donnée,  vont  de  pair  et  tendent  à  la 
même  fin  :  la  connaissance  de  nous-mêmes.  Gardons- 
nous  de  dédoubler  l'homme  ;  la  nature  ignore  ces  parties 
multiples,  elle  est  une  et  la  méthode  est  une  pour  la  pé- 
nétrer. Que  dirait-on  du  naturaliste  expliquant  l'usage 
des  muscles  avant  d'avoir  fait  connaîtrela  constitution  ana- 
tomique,  —  ou  encore  abordant  l'étude  de  la  circulation 
sans  avoir  envisagé,  quant  à  leur  mode  d'être,  les  diffé- 
rents vaisseaux  ? 

C'est  qu'en  effet  l'état  typique  n'est  que  l'organe  sain 
dont  le  devenir,  dans  ses  évolutions  diverses  ne  présen- 
tera que  la  fonction. — En  linguistique  comme  en  physio- 
logie, allons  droit  à  l'organe.  Si  cet  organe  est  attaqué, 
reconstruisons-le  dans  son  intégrité,  dans  ses  parties 
primaires,  et  alors  que  ce  tout  sera  bien  un,  bien  typique, 
examinons'  le  jeu  de  l'appareil,  étudions -en  le  mode 
d'activité. 

C'est  ainsi  seulement  qu'il  sera  possible  d'atteindre 
une  coordination  finale,  soit  de  biologie  dynamique,  si 
l'on  s'adresse  à  la  physiologie  proprement  dite,  soit  de 
formation  historique,  si  l'on  s'adresse  h  la  science  du  lan- 
gage. —  En  un  mot,  dans  toute  science  naturelle,  point 
de  connaissance  de  résuliats  sans  l'intelligence  de  l'acti- 
vité des  organes  ;  point  de  conception  positive  de  l'acti- 
vité organique  sans  la  science  de  la  constitution  de  l'or- 
gane lui-même. 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  déjà  un  pas  énorme,  reconnais- 
sons-le bien,  que  l'étude  d'après  les  données  latines,  des 


-  38  - 

langues  romanes,,  du  français  particulièrement  en  ce  qui 
nous  concerne. 

On  sait  que  la  restitution  d'une  logique  grammaticale 
a  renversé  cette  singulière  opinion,  généralement  ré- 
pandue il  n'y  a  pas  si  longtemps  encore,  que  les  langues 
■  novo-latines,  grossier  amas  d'incorrections,  n'étaient  au 
fond  que  du  latin  parlé  par  des  barbares.  Est-ce  à  dire, 
et  sans  restriction,  que  l'analytisme  du  français,  de  l'ita- 
lien, du  valaque,  etc.,  soit  la  conséquence  immédiate  et 
nécessaire  du  synthétisme  latin?....  En  aucune  façon. 
On  ne  peut  admettre  qu'à  la  dissolution  de  l'empire  ro- 
main, le  latin  se  soit  fatalement  développé  en  ces  formes 
étymologiques  et  grammaticales  qu'on  appelle.leslangues 
romanes  :  en  un  mot,  s'il  n'y  a  pas  eu  corruption  brutale, 
il  n'y  a  pas  eu  non  plus  calme  et  simple  évolution.  L'é- 
volution étant  donnée  dans  ses  lois  fixes  (contraction, 
chuintement,  assimilation,  principes  de  progression  pho- 
nétique, etc.),  arrivent  les  accidents.  Mais,  au  bout  du 
compte,  les  rameaux  vivent  de  la  même  sève  et  les  gref- 
fes de  l'étranger  n'ont  sur  eux  qu'une  influence  secon- 
daire. L'organisme  a  parcouru  la  carrière  que  son 
essence  propre,  que  ses  qualités  premières,  que  sa  consti- 
tution, pour  tout  dire,  lui  assignaient.  Et  telle  est  l'éter- 
nelle et  inévitable  chaîne  par  laquelle  toutes  choses  sont 
liées  dans  le  plus  intime  rapport,  que  la  langue  a  répété 
sur  son  domaine  l'œuvre  historique,  ou  que  plutôt  l'évo- 
lution linguistique  a  concouru  parallèlement  à  l'évolu- 
tion des  faits,  d'après  les  mêmes  lois  et  dans  les  mêmes 
proportions.  A  l'appui  de  mon  dire,  je  rappellerai  sim- 
plement notre  législation  actuelle,  face  nouvelle  du  droit 
romain,  portant  çà  et  là  les  traces  des  perturbations  in- 
troduites par  les  prétendus  barbares.  Etant  offert  le 
champ   de  recherches,  étant  fixées  les  lois  du  devenir, 


—  39  — 

reconnaître  la  part  de  la  corruption,  c'est-à-dire  de  l'in- 
fluence étrangère,  telle  n'est  pas  une  des  moins  délicates 
opérations  confiées  aux  soins  de  l'historien  analyste. 

Le  savant  et  profond  philosophe  à  qui  nous  devons  la 
remarquable  ZTù^oïre  de  la  langue  française  (1),  a  lon- 
guement insisté  sur  ce  point.  Il  est  besoin  d'une  force 
réelle  pour  ne  pas  se  laisser  entraîner  à  reproduire,  à 
chaque  instant,  quelques  passages  de  ces  fortes  études, 
si  serrées  d'analyse,  si  pénétrantes  dans  les  déductions. 

Quelle  netteté,  par  exemple,  dans  le  tableau  que  nous 
présente  M.  Littré,  de  la  priorité  linguistique  de  la  lan- 
gue d'oïl  et  de  la  langue  d'oc  sur  leurs  congénères  novo- 
lalinesl  — Ce  mot  àQ priorité  demande  à  être  bien  com- 
pris. Il  ne  donne  nullement  à  entendre,  remarquons-le 
avec  soin,  que  l'on  ait  parlé  français  ou  provençal  avant 
de  parler  espagnol  ou  italien ,  mais  bien  que  la  langue 
d'oc  et  la  langue  d'oïl  sont  plus  proches  du  latin  (2),  leur 
tronc  originel,  que  les  deux  dialectes  espagnol  et  ita- 
lien. L'Italie  resta  muette  pendant  ces  périodes,  si  riches 
dans  les  Gaules,  du  x®,  du  xi«,  du  xii^  siècle,  et  de  la  meil- 
leure part  du  xiii^.  Il  ne  saurait  être  question  d'une  vieille 
langue  italienne  dans  le  sens  où  l'on  dit  «  le  vieux  fran- 
çais ».  Et  quels  sont  les  ^VQm\QV&  parleurs  de  cette  belle 
langue  italienne,  apparaissant  tout  à  coup,  éclatant  pour 
ainsi  dire,  à  ce  même  âge  où  le  vieux  français  fait  place 
aux  premiers  essais  de  français  moderne?  C'est  Brunetto 
Latini  qui,  en  1266,  vient  chercher,  au  sein  même  de  notre 
pays,  les  précieux  trésors  de  la  littérature  française;  c'est 
Dante,  son  élève,  qui  soutient  à  Paris,  en  1304,  une  de 
ces  thèses  fameuses,  à  la   Pic  de  la  Mirandole,  contre 

(1)  Paris,  18G3,  2  vol. 

(^2)  Communémenl  parlé,  bien  entendu. 


—  40  — 

quatorze  adversaires.  Dante  aussi  restera  imbu  de  nos 
vieux  maîtres  et  l'on  dressera  la  liste  de  ses  gallicismes. 
Avide  de  richesses  encore  inconnues,  l'Italie  analyse, 
traduit,  commente  nos  vieux  modèles,  et,  comme  le  dit 
Génin,  pendant  plus  de  trois  cents  ans,  les  chroniques 
françaises  mettent  en  fermentation  le  génie  italien.  Au 
xvi«  siècle,  c'est  encore  à  nos  vieux  poètes  de  la  première 
France  littéraire  que  l'Arioste,  ne  trouvant  pas  dans  sa 
patrie  d'époque  poétique  contemporaine  à  celle  des  trou* 
vères  et  des  troubadours,  demande  ce  que  là  seulement 
il  peut  rencontrer.  Non  content  d'admirer,  il  veut  faire 
partager  son  admiration  et  traduit  les  chefs-d'œuvre  de 
nos  pères,  ces  monuments  que  la  France  bientôt  mécon- 
naîtra honteusement,  et  que  le  goût  si  vanté  du  xyii^  siè- 
cle regardera  comme  les  produits  d'une  barbarie  gros- 
sière. 

Ainsi  l'italien,  l'espagnol,  au  moment  qu'ils  apparais- 
sent, sont  presque  ce  qu'ils  se  trouvent  encore  aujour- 
d'hui, aux  yeux  du  grammairien.  Ces  deux  branches 
romanes,  dans  leurs  productions,  laissent  à  nos  études 
un  vide  de  quatre  ou  cinq  cents  ans.  Rien  de  semblable 
dans  les  Gaules,  mais  bien  deux  langues  d'une  prodi- 
gieuse fécondité  littéraire,  ddux  langues  intermédiaires 
par  leur  forme,  sans  doute,  mais  soumises,  comme  tout 
ce  qui  a  vécu,  comme  tout  ce  qui  vivra,  aux  lois  les  plus 
constantes. 

Si  nous  nous  adressons  à  l'une  de  ces  tiges  heureuses, 
nous  apercevons  bientôt  que  la  grande  et  distinctive  ca- 
ractéristique des  trois  états  d'évolution,  latin,  langue 
d'oïl,  français  actuel,  par  exemple,  est  la  déclinaison. 
Le  latin  a  jusqu'à  sept  cas,  la  langue  d'oïl  en  a  deux,  le 
français  moderne  est  dénué  de  suffixes  casuels.  On  voit 
dès  lors  quel  est  cet  état  interm.édiaire  que  ne  possèdent 


-  41    — 

ni  l'italien  ni  l'espagnol.  L'italien,  par  exemple,  a  sept  cas 
ou  point  de  cas  :  sept  si  vous  le  considérez  dans  sa  forme 
improprement  dite  typique,  à  savoir  le  latin,  point  de  cas 
dans  sa  forme  spécialement  dite  italienne.  En  un  mot, 
dans  les  langues  romanes,  le  premier  état  est  tout  syn- 
thétique ;  le  second,  état  intermédiaire  et  qui  n'appar- 
tient littérairement  parlant  qu'à  la  France,  est  moitié 
synthétique,  moitié  analytique  ;  le  dernier  est  complète- 
ment analytique, 

La  manifestation  de  cette  synthèse  c'est  la  flexion  par 
suffixe,  le  cas  :  l'absence  de  cette  analyse  c'est  le  non- 
usage  de  l'article;  voilà  pour  le  premier  état. L'apparence 
de  synthèse,  jointe  à  l'apparence  d'analyse,  consiste  dans 
la  présence  simultanée  de  l'article  et  de  deux  cas  ;  voilà 
pour  l'état  intermédiaire.  La  manifestation  d'analyse, 
c'est  l'article  indispensable  ;  l'absence  de  synthèse,  c'est 
le  cas  perdu  ;  voilà  pour  le  dernier  état,  affecté  à  l'heure 
qu'il  est  par  les  langues  novo-latines. 

M.  Littré  consacre  une  section  toute  spéciale  de  son 
ouvrage  à  démontrer  la  régularité  de  la  langue  d'oïl  dans 
l'emploi  de  ses  deux  cas.  Les  exceptions  en  effet  n'exis- 
tent pas  :  du  moment  que  la  règle  vous  paraît  infirmée, 
et  cela  ne  se  présente  qu'à  une  époque  voisine  de  la  re- 
naissance, tenez  pour  certain  que  la  langue  d'oïl  fait 
place  au  français  moderne.  Il  y  a  naturellement  quelques 
années  d'hésitation,  le  cas  apparaît  puis  disparaît,  revient 
puis  cède  encore  ;  mais  ce  n'est  là  qu'un  état  passager  et 
la  crise  ne  saurait  persister.  Il  en  est  ainsi  de  tout  orga- 
nisme :  nul  ne  se  pourrait  perpétuer  dans  une  passe  cri- 
tique, il  succombe  ou  franchit.  Or,  au  xv^  siècle,  le  fran- 
çais n'hésitait  plus;  il  était  bien  fixé  ;  la  flexion  casuelle 
avait  disparu.  Mais  hélas  !  le  plus  redoutable  des  mal- 
heurs frappa,  à  cette  époque,  notre  pauvre  langue,  je 


—  42  — 

veux  dire  l'invasion  d'une  formation  nouvelle  et  préten- 
due savante. 

Quant  au  principe  non  plus  syntactique,  mais  lexique 
de  la  théorie  de  l'accentuation,  M.  Littré  le  développe 
ég-alement  de  la  façon  la  plus  précise.  La  simplicité  du 
système  d'accentuation  en  français,  laisse  croire  à  une 
foule  de  personnes  que  notre  langue  est  privée  d'accent. 
Ce  qui  produit  cette  erreur  est  le  fait  constant  et  imman- 
quable du  sacrifice  de  toute  syllabe  suivant  la  syllabe 
accentuée  :  l'italien,  pour  sa  part,  conserve  soigneuse- 
ment la  syllabe  ou  les  syllabes  de  la  fin,  tout  au  plus  avec 
assourdissement,  et  c'est  précisément  cette  obligation  de 
prononcer  une  ou  plusieurs  syllabes  inertes  après  une 
syllabe  accentuée,  qui  le  fait  en  quelque  sorte  chanter 
sur  la  syllabe  mis3  en  relief.  Trop  heureux  quand,  pour 
faire  ressortir  davantage  l'accentuation,  il  ne  se  laisse 
pas  entraîner  à  ces  queues  muettes  comme  nous  en  trou- 
vons dsins  pàrlin-o,  dïcon-o,  nàrran-o.  — J'appellerai,  à 
ce  sujet,  l'attention  du  lecteur  sur  une  excellente  étude 
de  M.  G.  Paris  touchant  le  «  rôle  de  l'accent  latin  dans  la 
langue  française  »  (1).  Dans  un  travail  plus  récent  (2),  le 
même  auteur  insiste  sur  le  rôle  qu'a  joué  l'accent  dans  la 
versification  latine  du  moyen  âge  :  l'accent  est  au  pro- 
cédé rhythmique  ce  que  la  quantité  est  au  système  métri- 
que. La  poésie  rhythmique,  basée  sur  l'accentuation,  a 
de  tout  temps,  d'après  M.  Paris,  existé  dans  la  langue  la- 
tine vulgaire. 

En  ce  qui  concerne  les  règles  d'évolution  phonique, 
proprement  dite,  je  ne  saurais  assez  recommander  aux 
personnes  curieuses  de  renseignements  positifs  le  reraar- 

(1)  Paris,  1862, 

(2)  1866. 


—  43  — 

quable  ouvrage  de  M.  Diez  (1)  ;  le  premier  volume  en 
particulier  est  un  trésor  de  documents. 

C'est  un  titre  assurément  pour  toutromaniste  que  de  se 
ranger  à  l'école  du  savant  professeur.  Parmi  les  philolo- 
gues qui  se  sont  directement  inspirés  de  son  œuvre,  il  est 
juste  de  placer  au  premier  rang  M.  Scheler  dont  leDiction- 
naire  d'étymologie  française  (2),  dans  un  espace  relative- 
ment restreint,  met  à  la  portée  de  tous  ceux  qui  ont  reçu 
quelque  éducation  littéraire  les  résultats  dispersés  dans  des 
publications  éparses  et  peu  répandues.  Le  tact  de  M.  Sche- 
ler dans  l'analyse  est  d'autant  plus  estimable  que  l'auteur 
s'interdit  rigoureusement  les  longs  développements; 
mais  dans  ce  rapide  examen,  les  formes  doubles  (pâtre, 
pasteur),  les  rapprochements  nécessaires  [sache  de  sa- 
piam,  acJie  de  apium,  proche  àepropùis),  tout  ce  qui  de- 
mande en  un  mot  quelque  éclaircissement,  est  relevé  avec 
un  scrupule  digne  de  tous  éloges. 

Où  commence  le  dictionnaire  de  M.  Scheler,  là  prend 
fin  le  Glossaire  étymologique  formant  le  3°  vol.  de  la 
Grammaire  de  la  langue  d'oïl  (3),  de  M.  Burguy.  Je 
n'ajouterai  rien,  au  sujet  de  cette  grammaire,  à  la  criti- 
que si  scrupuleuse  qu'en  a  donnée  M.  Littré  dans  son 
Histoire  de  la  langue  française  :  connaissance  profonde 
des  formes  dialectales,  abondance  d'exemples  fournis, 
netteté  dans  l'exposition,  précision  dans  la  controverse, 
telles  sont  les  qualités,  à  coup  sur  bien  précieuses,  qui 
recommandent  d'elles-mêmeschaleureusement  l'œuvre  de 
M.  Burguy.  La  seule  réserve  qui  nous  paraisse  devoir 

(1)  Grammalikder  romanischenSpraclien,  3  vol.  Bonn,  1856- 
60.  —  Et  comme  complément  :  Etymologisches  Wœrlerbuchder 
rom.  Spr.  ;  2  vol.  Bomi,  1861-62. 

(2)  Bruxelles,  1862. 

(3)  Berlin,  1853-56. 


-  44  - 

être  sérieusement  introduite,  est  amenée  par  les  quel- 
ques lignes  du  tome  I,  p.  65,  où  l'auteur  ne  nous  sem- 
ble pas  avoir  saisi  l'origine  de  Vs  du  nomin.  sing.  et  de 
l'accus.  plur.  des  mots  provenant  de  noms  masculins  la- 
tins de  la  déclinaison  générique. 

Quant  à  ce  vaste  monument  qu'érige  aujourd'liui 
M.  Littré,  c'est  presque  un  remords  pour  nous  que  de 
lui  accorder  ici  un  simple  mémento.  Mais  cette  œuvre 
capitale  mérite  bien  à  elle  seule  une  étnde  complète. 
Pour  l'instant,  bornons-nous  à  rappeler  qu'au  jour  où  la 
dernière  feuille  du  Dictionnaire  de  la  langue  française  (1) 
aura  été  livrée  au  public,  nous  posséderons  enfin  le  mo- 
nument tant  de  fois  promis,  si  longtemps  attendu. 

Ou  voit  que  les  ouvrages  didactiques,  scientifiquement 
conçus,  sont  loin  de  faire  défaut  sur  le  terrain  qui  nous 
occupe  ;  même  abondance,  mêmes  ressources,  en  ce  qui 
concerne  la  publication  des  textes. 

Et  ici  c'est  simple  justice  que  de  remercier  la  Société 
de  l'École  des  Chartes  de  sa  publication  si  importante  au- 
jourd'hui et  qui  a  jeté  tant  de  lumière  sur  l'étude  du 
moyen  âge.  Il  y  aurait,  à  l'heure  qu'il  est,  un  long  ca- 
talogue à  dresser  des  éditions  de  nos  classiques  des  xii^ 
et  XIII®  siècles.  M.  Guessard,  le  savant  professeur,  MM. 
F.Michel,  P.  Paris,  Jonckbloet  (2j,  Maetzner,  Mahn,  un 
grand  nombre  enfin  d'érudits  français  et  étrangers,  ont 
livré  à  l'impression  une  foule  de  manuscrits  précieux. 
Mentionnons  enfin  la  vieille  publication  des  bénédictins  (3) 
si  conscieusement  poursuivie. 

Malheureusement  cette  foule  de  textes,  soigneusement 
édités  d'après  la  lettre  même  des  manuscrits,  ne  présen- 

(1)  Prem.  livr.,  1863. 

(2)  Guillaume  d'Orange  \  La  Haye. 

(3)  Histoire  littéraire  de  la  France. 


—  45  — 

tent,  dans  leur  nombre,  aucun  morceau  de  longue  ha- 
leine sainement  orthographié,  d'après  des  principes  gram- 
maticaux fixes  et  constants.  Est-ce  vraiment  bien  res- 
pecter l'œuvre  du  poète  ou  de  l'historien  que  sacrifier 
ainsi  la  correction  de  la  langue  écrite  aux  bévues  d'ig-no» 
rants  copistes?....  Nous  ne  le  pensons  pas,  et  notre  vœu 
le  plus  vif  est,  qu'à  l'aide  des  excellentes  données  gram- 
maticales que  nous  possédons,  les  textes  en  question 
soient  enfin  restitués  à  la  pureté  complète  dont  ils  sont 
dignes  au  plus  haut  point.  Ce  qui  se  pratique  tous  les 
jours  pour  les  classiques  grecs  et  latins  est-il  donc  hors 
démise  du  moment  qu'il  s'agit  de  nos  gloires  littéraires 
directes  ? 

Pour  en  revenir  à  la  linguistique  proprement  dite,  on 
sait  que  les  langues  romanes  ne  procèdent  pas  directe- 
ment du  latin  de  Cicéron  et  de  Virgile  :  M.  Hugo  Schu- 
chardt  a  publié  ces  temps  derniers  un  travail  fort  inté- 
ressant sur  le  vocalisme  du  latin  vulgaire  (1). 

Quant  au  glossaire  de  du  Cange,  est-il  besoin  de  rap- 
peler ce  qu'il  contient  de  renseignemets  sur  la  basse  la- 
tinité ? 

On  le  comprend,  étudier  le  français  d'après  la  méthode 
historico-comparative,  c'est,  par  le  seul  et  même  fait, 
prendre  connaissance  de  l'ensemble  des  langues  novo- 
latines.  Pour  bien  se  rendre  compte  de  ce  que  j'avance 
ici,  il  n'y  a  qu'à  ouvrir,  à  peu  près  au  hasard,  le  premier 
volume  de  la  grammaire  de  M.  Diez;  que  de  formes  de 
l'un  des  rameaux  linguistiques  romans  ne  s'expliquent 
scientifiquement  qu'au  moyen  de  leurs  congénères  !  De 
la  sorte,  sans  difficulté,  et  comme  premier  résultat,  de 
la  connaissance  raisonnée  du  français  naît  l'intelligence 

(0  Leipzig,  i866. 


_    46  — 

du  provençal,  de  l'italien,  de  l'espagnol,  du  portugais 
et  d'une  bonne  part  de  la  langue  roumaine.  Voilà  qui  ne 
nous  semble  pas  tant  à  dédaigner. 

Pourtant,  l'introduction  dans  les  études  scolaires  de  ce 
premier  pas  si  simple,  si  aisé,  serait  loin  de  donner  satis- 
faction parfaite  au  besoin  irrésistible  du  progrès.  Non, 
l'on  ne  s'arrêtera  pas  à  cepremier  degré.  Un  jour  viendra, 
espérons  qu'il  ne  se  fera  pas  trop  attendre,  où  l'on  fera 
plus  et  mieux  que  demander  à  la  fonction  l'exposition  de 
son  mécanisme  :  on  lui  en  demandera  raison;  c'est  à 
l'organe  que  l'on  s'adressera,  non  pas  indirectement, 
mais  du  premier  coup  et  avant  tout  autre  examen.  —  Il 
existe  en  Allemagne  et  sur  la  langue  allemande  par  elle- 
même,  un  remarquable  exemple  de  cette  marche  natu- 
relle. Pensez-vous  que  M.  Schleicber,  dans  son  excellent 
ouvrage  Die  deutsche  Sprache  (1),  ait  commencé  par  trai- 
ter l'allemand  moderne,  le  haut  allemand?..  Il  n'en  est 
rien.  Tel  est  le  dernier  mot  de  son  livre,  le  premier  ap- 
partenant logiquement  à  l'examen  de  la  constitution  de 
la  souche  commune  typique.  La  langue  d'Ulfilas,  repré- 
sentant à  peu  près  pur  de  l'état  d'unité  germanique,  est 
l'objet  de  la  seconde  étude;  enfin  et  successivement  se 
déroulent  la  période  tudesque  (vieux-haut-allemand),  la 
période  du  moyen-haut-allemand,  la  période  actuelle.  Le 
savant  professeur  s'est  bien  gardé  de  se  tourner  vers  la 
fonction  à  l'un  quelconque  de  ses  degrés  :  étudier  l'alle- 
mand moderne  en  l'expliquant  par  l'allemand  du  xiiie  siè- 
cle ou  l'allemand  de  Charlemagne,  indique  une  curio- 
sité infiniment  louable,  mais  n'aboutissant  en  fin  de 
compte  à  aucune  interprétation  scientifique.  Or  le  fran- 
çais ne  prend  pas  plus  sa  source  dans  le  latin,  que  l'alle- 

(1)  Stuttgart,  1860. 


-  47  - 

mand  actuel  ne  trouve  la  sienne  dans  le  tudesque.  Le 
français  est  à  coup  sûr  le  latin  parlé  du  Rhin  aux  Pyré- 
nées au  XIX®  siècle,  mais  le  latin  est-il  autre  chose  à  son 
tour  que  l'aryaque  fonctionnant  dans  un  de  ses  rameaux? 
Je  citais  tout  à  l'heure  le  travail  de  M.  Schleicher  sur  la 
langue  allemande;  n'avais-je  pas  également  sous  la  main 
celui  de  M.  Chavée  sur  le  wallon,  publié  trois  ans  avant 
celui  du  linguiste  allemand?  (1)  On  sait  que  la  langue 
wallonne,  si  remarquablement  étudiée  par  M.  Ch.  Grand- 
gagnage  (2),  ne  fut,  dès  ses  premiers  temps,  qu'un  dia- 
lecte congénère  du  normand,  du  picard,  du  bourgui- 
gnon, fort  proche  d'ailleurs  de  la  seconde  de  ces  formes. 
Les  événements  historiques  l'éloignèrent  dans  la  suite 
des  temps  jusqu'à  une  certaine  limite  de  ses  trois  frères, 
si  bien  qu'il  ne  peut  aujourd'hui  être  considéré,  à  l'exem- 
ple du  picard,  du  bourguignon,  du  normand,  comme  un 
patois  de  la  langue  française.  L'auteur  de  Français  et 
wallon  a  traité  cet  idiome  ou,  pour  mieux  dire,  un  de  ses 
deux  rameaux,  le  namurois,  en  tant  que  simple  tige  de 
la  grande  unité  aryaque  :  c'est  le  procédé  auquel  nous 
applaudissions  tout  à  l'heure  dans  Die  deutsche  Sprache^ 
le  seul  logique,  le  seul  scientifique,  le  seul  fécond  en  ré- 
sultats. 

Cet  état  typique  de  la  langue  restituée  dans  sa  morpho- 
logie intacte,  adressons-nous  à  lui,  allons  droit  à  la 
condition  organique  pour  avoir  raison  du  devenir.  Lors- 
qu'on y  pense  un  peu  sérieusement,  cette  marche  est 
tellement  simple,  tellement  élémentaire  qu'il  peut  sem- 
bler oiseux,  sinon  naïf,  d'en  préconiser  l'emploi.  Mais 
combien  de  personnes,  j'entends  parmi  les  lettrés,  igno- 

(1)  Français  el  wallon;  Paris,  1857. 

(2)  Diclionn.  étyrn.  de  la  langue  wallonne. 


—  48  — 

rent  encore  la  restitution  de  cette  langue  positive,  com- 
mune aux  diverses  branches  de  notre  race  !  —  J'espère 
qu'on  ne  me  rangera  pas  au  nombre  de  ces  étranges 
fantaisistes  qui  vont  demander  à  la  langue  sanskrite 
l'explication  des  vocables  romans.  En  premier  lieu,  cette 
soucbe  linguistique  dont  nous  parlons  n'est  pas  plus  le 
sanskrit  que  le  lithuanien  ou  le  vieux  baktrien.  Et  ici  je 
n'insiste  pas.  En  second  lieu,  je  prie  le  lecteur  de  bien 
remarquer  que  je  ne  m'adresse  pas  directement  au  voca- 
ble aryaque  lorsqu'il  s'agit  d'éclaircir  un  mot  apparte- 
nant à  une  langue  de  troisième  ou  quatrième  degré.  Un 
exemple  ici  me  paraît  nécessaire. 

Supposons,  tout  gratuitement,  que  de  patïaram  k  pas- 
teur il  existe  7,  8,  9  degrés  successifs...  j'aurai  tour  à 
tour  à  parcourir  ces  divers  échelons,  par  la  voie  du  latin, 
et  ce  ne  sera  pas  de  prime  abord  et  guidé  par  le  sem- 
blant du  sens  que  je  rapprocherai  immédiatement  pas- 
teur de  la  racine  PAt,  nourrir  (  gr.  Tcailoixa-.,  je  me 
nourris),  secondaire  d'un  pâ,  garder,  sustenter,  racine 
véritable.  —  Tour  à  tour,  quand  je  me  serai  dûment  ren- 
seigné sur  la  portée  active  du  dérivé  pat-tar,  celui  qui 
nourrit  (cfr.  dâ-tar^  celui  qui  donne,  gan-tar,  celui  qui 
engendre),  à  l'accusatif  pat-tar-am,  devenant  pattorem^ 
puis,  d'après  les  lois  de  dissimilation  (1),  pasiorem,  puis 
pasior,  j'arriverai  enfin  h,  pasteur,  et  je  médirai  :  pasteur 
est  l'accusatif  d'un  thème  dérivé  au  premier  degré,  au 
sens  de  celui  qui  nourrit. 

(1)  A  savoir  le  changement  de  daUcn  s  devant  /  ,  exemple  : 
equester  pour  equet-ter,  cfr.  equii-are,  equit-em,  ou  encore 
claustrum  pour  claud-truni,  cfr.  claud-ere.  Ajoutons  qu'en 
certains  cas,  ce  st,  résultant  do  ladite  rencontre  cousonantique, 
donne  à  son  tour,  par  assimilation  cette  fois,  un  simple  s  5  exem- 
ple :  ludtum,  lustum,  lusum,  ou  encore  utlus,  ustus^  usus. 


-  49  - 

Autre  exemple.  Quelle  conception  scientifique  tiré-je 
de  la  connaissance  que  dicere  est  logiquement  notre  dire  ? 
Ne  dois- je  pas  être  tenu  de  reconnaître  dans  le  dicere  la 
forme  typique  daikasai?  La  racine  DIK,  montrer,  indi- 
quer, (sansk.  diçâmi  ;  je  monte,  gr.  Seavuixi,  je  montre  ; 
go.  teiha,  j'annonce),  se  gune,  daik,  en  s'unissant  au 
suffixe  neutre  —  as,  de  là  le  nom  neutre  daikas,  la  mon- 
tre, le  montrer  (1).  Au  datif  nous  avons  daikasai,  très  ré- 
gulier (2),  dont  la  traduction  rigoureuse  sur  le  domaine 
latin,  avec  die  pour  deic  (3),  r  pour  s  (4)  et  e  pour  ei,  est 
dicere.  Quant  à  cette  fonction  d'un  datif  comme  infinitif, 
ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'en  rendre  raison;  j'en  fournirai 
seulement  deux  ou  trois  exemples  tirés  de  la  langue  vé- 
dique : 

Od mumugdhi pûçam..  .jîvasê, 

Détache le  lien pour  vivre,  c'est-à-dire  pour 

nous  donner  la  vie. 

(En  passant  je  ferai  remarquer  que  jîvasê  répond  exac- 
tement à  vivere.) 

Avasrjah  sartavê  sapta  sindJiûn  ; 

Tu  émis,  pour  couler,  les  sept  fleuves. 
Sartavê  est  le  datif  du  nom  neutre  sartum  représen- 
tant exact  du  latin  saltum^  sauter,  jaillir,  s'élancer  ;  le 
supin  actif  n'est  en  effet  qu'un  nom  neutre  à  l'accusatif, 
et  telle  est  l'explication  de  cette  règle  grammaticale  qui 


(l)  Cfr.,  (Je  la  racine  kru,  entendre,  gunée  ;  khav-as,  l'enten- 
dre, sk.  çravas,  gr,  y-Aéjroç. 

("l)  VAr.  manasai  dat.  de  manas,  esprit,  sk.  manasê,  ou  encore 
RRAVASAi,  sk.  çravasé. 

(3)  Cfr.  vîcvs—  veicus,  =  gr.  jioTy.o;  =  sk.  vêças,  ou  en- 
core diviis  ==  deivus  ~  sk.  dévus. 

(4)  Cfr.  le  génit.  gencris  pour  genesis  =  ^évoy;  pour  ^i'^to^, 
Yévccoç  =  sk.  janasns. 

4 


—  50  — 

veut  au  supin  en  lùtn  tout  verbe  précédé  d'un  verbe  au 
sens  d'aller,  venir.  En  mettant  ce  nom  neutre  au  datif, 
le  sanskrit  possède  son  infinitif  sariavê.  (Le  grec  nous 
montre  cette  racine  sar,  s'élancer,  dans  aXat;  pour  zaKz'.ç^ 
saut. 

caTiara...  pantham  anv-êtavê; 
Il  fît  une  route  à  parcourir. 

Etavê  est  le  datif  du  neutre  Hum,  formé  de  la  racine 
I,  aller,  gunée  en  ai  :  le  supin  latin  itum  est  son  corres- 
pondant. 

Je  m'arrête  pour  ne  pas  être  entraîné  malgré  moi  dans 
des  considérations  sans  fin.  J'ai  pris  tout  à  l'heure  avec 
pasteur  et  dire  les  deux  premiers  exemples  qui  me  sont 
tombés  sous  la  main  :  j'aurais  pu  opérer  de  la  t^orte  sur 
lepremier  mot  venu.  On  voit  aisément  qu'en  remontant 
d'une  part  à  la  racine,  au  suffixe  ou  aux  suffixes,  de  l'au- 
tre, —  tout  en  tenant  compte  des  lois  phonétiques  et  eu 
s'édilSant  sur  le  sens  radical  et  la  signification  dérivative, 
—  on  arrive,  par  la  filière  historico-comparative,  à  l'in- 
terprétation rigoureuse  de  la  portée  d'un  vocable  de  tige 
toute  secondaire. 

Peut-on  douter  maintenant  qu'avec  les  nombreux  do- 
cuments, les  puissants  moyens  d'analyse  et  de  compa- 
raison qui  se  trouvent  à  la  disposition  de  tous,  l'étude 
de  la  langue  nationale  n'obtienne,  au  sein  des  écoles  et 
dans  un  proche  avenir,  la  place  à  laquelle  elle  a  droit  si 

légitimement  ? 

Abel  Hovei.acque. 


SUR  LA 

DÉCLINAISON  INDO-EUROPÉENNE 


ET   SUR   LA 


DÉCLINAISON  DES  LANGUES  CLASSIQUES  EN  PARTICULIER 


La  déclinaison  de  la  plupart  des  grammaires  aujour- 
d'hui classiques,  fondée  uniquement  sur  la  routine  et 
sur  un  système  mnémonique  inintelligent,  ne  nous 
occupera  pas  ici  ;  nous  la  considérerons  comme  non  ave- 
nue, et  nous  étudierons  les  désinences  indo-européennes 
au  flambeau  de  la  linguistique  comparative,  sans  nous 
inquiéter  de  l'honnête  Lhomond  et  de  ceux  qui  ont  cru 
bon  de  suivre  son  exemple. 

I.  On  retrouve,  dans  la  déclinaison  indo-européenne, 
les  mêmes  éléments  qui  concourent  à  la  formation  de 
tous  les  vocables  des  idiomes  de  cette  famille,  c'est-à- 
dire  des  pronoms  et  des  verbes. 

Les  pronoms  communs  ou  aryaques  qui  forment  les 
désinences  nominales  dans  les  langues  indo-européennes 
sont  les  suivants  : 

Nominatif  :  SA, 

Accusatif  :  MA, 

Instrumental  sing.  :  A, 

Ablatif  sing.  :  TA, 


—  52  — 

Génitif:  SA,  SY A, 

Locatif  singulier  :  I, 

Locatif  pluriel  :  SA, 

Datif  sing-.  :  A+L 

Comme  on  le  voit,  il  n'y  a  en  résumé  dans  toutes  ces 
formes  que  cinq  pronoms  différents  :  SA,  TA,  MA, 
A  etL 

Nous  serions  entraînés  trop  loin  si  nous  voulions  faire 
l'histoire  de  ces  pronoms  ;  nous  avons  d'ailleurs  essayé 
ce  travail  dans  un  autre  ouvrage  (I)  dont  nous  nous 
contenterons  de  résumer  ici  les  conclusions.  Les  formes 
pronominales  destinées  en  aryaque  à  démontrer  le  point 
dans  l'espace,  et  par  analogie  dans  le  temps,  sont  en 
perpétuelle  opposition  les  unes  avec  les  autres  .;  ainsi, 
tandis  que  TA  et  SA  sont  les  indicateurs  du  point  le  plus 
rapproché,  leurs  correspondants  MA  et  NA  sont  les  indi- 
cateurs du  point  le  plus  éloigné  ;  nous  verrons  tout  à 
l'heure  quel  rôle  important  joue  cette  opposition  dans  la 
formation  du  nominatif  et  de  l'accusatif. 

Ce  n'est  pas  tout  :  les  pronoms  démonstratifs  TA  et 
SA,  MA  et  NA  montrant  un  point  quelconque,  les  pro- 
noms déterminatifs  A  et  I  servent  à  déterminer  d'uîie 
manière  plus  précise  le  point  de  l'espace  TA  ou  de 
l'espace  MA  occupé  par  l'objet.  A  et  I  sont  donc  secon- 
daires à  TA,  SA  et  à  MA,  NA. 

Ceci  dit,  nous  revenons  à  la  déclinaison.  Nous  avons 
vu  tout  à  l'heure  que  certains  cas  étaient  formés  par  des 
verbes,  ou  plutôt  par  un  seul  verbe.  Ces  cas  sont  Yins- 
trumental,  le  datif  et  l'ablatif  du  pluriel,  et  le  suffixe 
verbal  qui  sert  à  les  former  est  BHI.  Ce  BHI  signifie 
autour^  en  apparence,  a  peu  près,  aux  environs,  à  la 

(1)  La  Langue  latine  étudiée  dans  Vunité  indo-européenne  ; 
Paris,  4867  (Hachette);  p.  dOO,  101,  113,  etc. 


—  53  — 

manière  de,  à  la  façon  de^  et  il  est  issu  d'un  verbe 
aryaque  BHA,  briller^  luire,  paraître,  qui  a  servi  à 
former  un  grand  nombre  de  verbes  diminutifs,  et  que 
l'on  retrouve  dans  le  sk.  bhâti,  il  resplendit,  il  brille, 
il  paraît,  dans  le  grec  ^AQ,  briller,  luire,  paraître, 
dans  le  latin  FAX,  FACIS,  lumière,  etc,  etc. 

Nous  verrons  plus  loin,  à  l'étude  particulière  que  nous 
ferons  de  chacun  de  ces  cas,  comment  ce  suffixe  verbal 
BHI,  avec  les  sens  que  nous  lui  connaissons  dès  mainte- 
nant, a  pu  contribuer  à  la  formation  de  l'instrumental, 
du  datif  et  de  V ablatif  pluriels. 

II.  Les  grammairiens  qui  ont  osé  essayer  une  mé- 
thode synthétique,  et  parmi  lesquels  nous  citerons  avec 
honneur  MM.  Eichhoff  (1)  et  Dutrey  (2),  ont  adopté  un 
système  de  classification  des  désinences  qui,  outre  qu'il 
a  l'avantage  d'être  parfaitement  scientifique,  présente 
un  intérêt  pratique  des  plus  sérieux. 

Ce  système,  qui  repose  sur  l'étude  comparée  de  la  dé- 
rivation indo-européenne,  reconnaît  deux  déclinaisons 
nominales  :  une  déclinaison  simple  et  une  déclinaison 
générique  ;  mais  comme  les  formes  de  cos  deux  déclinai- 
sons, les  seules  que  l'on  devrait  trouver  dans  les  gram- 
maires classiques,  sont  les  mêmes  prises  séparément, 
nous  allons  étudier  ces  formes  les  unes  après  les  autres, 
nous  réservant  de  donner  ensuite  un  aperçu  général  de 
la  déclinaison,  et  de  compléter  cet  aperçu  par  des  tableaux 
qui  devront  graver  dans  l'esprit  du  lecteur  les  désinences 
indo-européennes. 

Nous  commencerons  donc  par  étudier  les  cas. 

En  dehors  du  vocatif,   dont  nous  parlerons    tout  à 

(1)  Parallèle  des  langues  de  l'Europe  et  de  Vlnde. 
Impr.  Roy.  Paris,  1836,  m-k\  p.  394  et  K09. 

(2)  Grammaire  latine,  Paris. 


-  54  — 

l'heure,  et  qui  proprement  n'est  pas  un  cas,  la  déclinai- 
son indo-européenne  reconnaît  deux  classes  de  dési- 
nences : 

1°  Les  cas  directs  à  opposition. 

2°  Les  cas  indirects  a  circonstances. 

1.  Opposés  l'un  à  l'autre  comme  Vefet  à  la  caicse, 
comme  le  sujet  agissant  à  Y  objet  sur  lequel  il  agit"» 
comme  Y  actif  au  paèsifi).),  le  nominatif  et  1' accusatif  (2' 
sont  les  seuls  cas  directs  :  tous  les  autres  sont  obliques 
ou  indirects 

2.  Ces  cas  indirects  rendent  toutes  les  circonstances 
de  l'action;  mais  ces  circonstances  sont  de  trois  espèces, 
ce  qui  nous  conduit  à  une  triple  subdivision  : 

a.  —  Le  moyen  d'action  du  sujet  sur  Voljet  se  rend  par 

l'iNSTRUMENTAL. 

b.  —  Le  double  point  de  départ  du  sujet  vers  l'objet  se 
confond  avec  I'ablatif  et  le  génitif. 

c.  —  Enfin  le  datif  et  le  locatif  expriment  le  double 
but  ou  point  d'arrivée  de  l'idée,  soit  au  lieu  seul  où  elle 
tend  (locatif),  soit  auprès  de  quelqu'un  de  déterminé  dans 
ce  lieu  même  (datif). 

Comme  on  le  voit,  il  n'y  a  rien  autre  chose  dans  tous 
ces  cas  qu'une  action  du  sujet  sur  l'objet,  action  directe 
dans  les  cas  directs  à  opposition,  indirecte  dans  les  cas 
indirects  à  circonstances. 

Mais  le  sujet  ou  l'objet  peuvent  être  un,  deux  ou  plu- 
sieurs;   ce  qui  nous  donne  ce   que  les  grammairiens 

(!)  Les  grammairiens  hindous  désignaient  le  nominatif  par 
karlr  =  factor,  et  l'accusatif  par  karma  =  factum. 

{"2)  Diogène  Laerce  (vu,  1,  47),  place  l'accusatif  parmi  les 
cas  indirects  ou  obliques  (zAaYtat);  celle  opinion  se  trouve 
assez  implicitement  mise  à  néant  dans  le  courant  de  notre  étude 
pour  que  nous  n'ayons  besoin  de  la  réfuter  ici. 


—   55  — 

appellent  les  nombres.  Il  faut  encore  en  dire  un  mot  avant 
de  passer  à  l'étude  des  cas. 

«  Le  nombre,  dit  M.  Bopp  (1),  n'est  pas  exprimé  en 
sanskrit  et  dans  les  langues  indo-européennes  par  des 
affixes  spéciaux  indiquant  le  singulier,  le  duel  ou  le  plu- 
riel, mais  par  une  modification  de  la  flexion  casuelle,  de 
sorte  que  le  même  suf/lze^  qui  indique  le  cas^  désigne  en 
même  temps  le  nombre;  ainsi  àhyam,  bJiyâm  et  bJiyas 
sont  des  syllabes  de  même  famille  qui  servent  à  marquer, 
entre  autres  rapports,  le  datif:  la  première  de  ces  flexions 
est  employée  au  singulier  (dans  la  déclinaison  du  pro- 
nom de  la  2*^  personne  seulement),  la  deuxième  au  duel, 
la  troisième  au  pluriel.  » 

Malgré  notre  vénération  pour  la  science  du  fondateur 
de  la  linguistique  comparée,  il  nous  est  impossible  de  ne 
ne  pas  le  trouver  ici  en  contradiction  avec  les  faits.  M. 
Schleicher  dit  du  reste  dans  la  dernière  édition  de  son 
compendium  (p.  300)  : 

«  Dans  l'indo-germanique,  la  racine  comporte  deux 
adjonctions  (quant  à  la  déclinaison)  :  1°  l'élément  du 
cas  ;  2^  le  signe  du  pluriel.  » 

Le  singulier  ne  contient  évidemment  que  le  premier 
de  ces  éléments.  En  efi'et,  le  langage  n'a  pas  de  signe 
particulier  pour  rendre  le  singulier,  eu  tant  que  nom- 
bre. —  Le  singulier,  —  qui  n'est  à  proprement  parler 
qu'un  nombre  négatif,  et  dont  l'existence  est  essentielle- 
ment relative  à  celle  du  pluriel,  représente  seulement 
une  unité ,  et.  cette  unité  se  retrouve  toujours  dans  le 
pronom  qui  forme,  comme  nous  le  verrons  tout  à  l'heure, 
la  désinence  nominale. 

Il  n'^n  est  pas  de  même  pour  le  pluriel.  C'est  bien  là 

(I)  Grammaire  comparée  des  langues  indo-européennes, 
Irad.  par  M.  Brôal,  P.iris,  i8()0;  T.  I,  p.  273. 


—  56  — 

un  uombre;  aussi  est-il  rendu  par  une  unité  ajoutée  à 
l'unité  du  singulier. — Le  signe  commun  du  pluriel  indo- 
européen est  S,  reste  du  pronom  SA,  que  l'on  ajoute  au 
thème  singulier.  SA  exprimant  un  objet,  une  individua- 
lité, une  personnalité,  une  unité,  en  un  mot,  on  l'ajoute 
au  thème  singulier  qui  contient  déjà  une  personne,  une 
unité,  et  l'on  a  ainsi  :  SA  +  SA  =  un  +  un  =  deux^ 
c'est-à-dire  le  pluriel. 

L'exemple  choisi  par  M.  Bopp,  et  que  nous  citions  tout 
à  l'heure,  nous  donne  du  reste  raison  contre  lui-même. 
En  effet,  ce  qui  constitue  le  datif  est  hhi  ou  peut-être 
hJiya,  si  l'on  veut  joindre  au  suffixe  BHI  l'A  de  liai- 
son ;  si  l'on  trouve  (seulement  dans  tuBHYara)  le  singu- 
lier BHY-A-M,  cet  m  final  n'est  autre  chose,  comme 
nous  le  verrons  plus  tard,  que  le  signe  du  neutre,  les 
pronoms  personnels  étant,  de  leur  nature,  indifférents 
au  genre.  Nous  verrons  tout  à  l'heure  le  duel;  quant  au 
pluriel  BH Y- A-S,  qui  nous  intéresse  ici  plus  particulière- 
ment, on  y  retrouve  parfaitement  conservée  cette  S  =  SA, 
dont  nous  avons  parlé  plus  haut ,  et  qui  constitue  le 
signe  habituel  et  parfaitement  distinct  du  pluriel.  Si 
BHYam,  BHYâm  etBHYas  sont,  comme  le  dit  M.  Bopp, 
de  la  même  famille,  c'est  en  tant  que  contenant  tous  le 
BHI  ou  BHYA,  signe  du  datif,  les  autres  éléments  de  ces 
suffixes  servant  à  modifier  leur  genre  ou  leur  nombre. 

Nous  arrivons  maintenant  au  duel. 

Primitivement,  cette  forme  du  langage  s'employait 
seulement  pour  indiquer  un  composé  copulatif  formé 
de  deux  sujets  ou  de  deux  objets,  et  correspondait  tout 
particulièrement  à  l'idée  de  couple  ou  de  l'opposition  des 
deux  sexes  :  pitarâ-matarâu,  le  père  et  la  mère;  dya'oà- 
prtJuwyâu,  le  ciel  et  la  terre  ;  nahiûsâu^  la  nuit  et  les  au- 


—  57  - 

rores;  ramâravanâu,  Râma  et  Ravana,  etc.  Ce  n'était 
donc  qu'une  sorte  de  pluriel  limité. 

Cette  forme — au,  que  nous  voyons  ici,  est  celle  du  no- 
minatif et  de  l'accusatif  du  duel;  elle  est  contractée  pour 
as  (cft.  Sctleicher,  comp.  p.  537)  et  cet  as  est  lui-même 
un  débris  du  pluriel  SAS  ;  à  côté  de  la  forme  —  au,  on 
trouve  également  une  forme  —  â  =  as. 

Le  génitif  et  le  locatif  du  duel  ont  conservé  en  sans- 
krit 1'^,  signe  de  pluralité,  dans  les  thèmes  inaltérés 
(vâcos),  et  dans  les  thèmes  en  n{açman-ôs),  en  -  ant 
(bharat-ôs),  etc.,  tandis  que  dans  d'autres  thèmes,  os  {=--ô 
un  primitif  aw5)  s'est  contracté  en  o  {manas — d).  C'est  ce 
qui  a  eu  lieu  partout  dans  le  zend,  où  on  trouve  à  côté  des 
0,  une  forme  —  âo  =  ans. 

Le  datif,  l'ablatif  et  l'instrumental  duels,  sont  sembla- 
bles organiquementaudatif  et  à  l'ablatif  pluriel  BHYams; 
mais  partout  cet  s  est  tombé,  et  il  n'est  resté  que  BHYam 
en  sansk.,  BYA,  en  zend,  etc. 

Si  nous  nous  sommes  étendu  autant  sur  le  duel,  c'est 
pour  bien  établir,  dès  à  présent,  que  ce  n'est  qu'un  plu- 
riel restreint,  —  sans  préjudice  de  ce  que  nous  aurons  à 
en  dire  plus  tard  dans  l'étude  particulière  que  nous  de- 
vons faire  de  chacun  des  cas. 

Cette  sorte  de  double  emploi  du  duel  avec  le  pluriel 
fit  que  le  latin,  trop  pratique  pour  garder  ce  luxe  de 
nuances  grammaticales,  l'a  seulement  conservé  dans 
deux  formes  où  l'on  comprend  logiquement  son  exis- 
tence :  duo  (ombro  —  samnite  :  d^cs)^  et  amio. 

Le  pâli  a  agi  absolument  de  la  même  manière  que  le 
latin,  et  il  a  seulement  conservé  deux  duels  :  uhhaû  = 
amho,  et  dwaû  =  duo. 

Seul,  parmi  les  langues  germaniques,  le  gothique  a 
conservé  le  duel,  et  encore  dans  les  verbes  seulement. 


—  58  — 

Quant  au  grec,  nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  qu'il  a 
conservé  le  duel,  et  nous  verrons  plus  tard  dans  quelle 
proportion. 

Nous  allons  maintenant  étudier  séparément  chacun 
des  cas,  en  commençant  par  les  cas  directs  à  opposition  ; 
mais  auparavant  nous  devons  dire  quelques  mots  du  vo- 
catif qui  a  une  position  tout  à  fait  isolée  et  particulière 
dans  le  système  des  désinences  indo-européennes. 

III.  Le  vocatif  étant,  comme  son  nom  l'indique  {vo- 
care,  appeler),  le  cas  d'appel,  d'invocation  doit  être  aussi 
bref  que  possible,  et  cette  brièveté  n'a  pas  d'expression 
plus  parfaite  que  le  thème  sans  aucune  désinence. 

On  trouve  dans  les  langues  indo-européennes  un  grand 
nombre  d'exemples  de  cet  emploi  du  thème  intact  ou 
ayant  perdu  sa  voyelle  terminale. 

En  sanskrit ,  le  vocatif  ne  reproduit  la  désinence  du 
nominatif  que  dans  les  thèmes  monosyllabiques  terminés 
par  une  voyelle  :  bhi-s,  peur;  gaû-s,  vache;  nail-s^  na- 
vire, et  dans  les  thèmes  en  as  :  manas.  Dans  les  autres 
cas,  il  se  contente  du  radical  ou  du  thème  simple  :  mh, 
mâiar,  marut,  daita,  etc. 

En  grec,  nous  trouvons  le  nominatif  dans  des  mots  tels 
que  TCOûç,  etc.,  et  dans  tous  les  vocables  dont  le  nomina- 
tif est  terminé  par  une  lettre  double  {sauf  àva  et  àva?)  et 
le  thème  dans  des  mots  tels  que  pr^Tcp,  7:6X1,  etc.  ;  et 
ce  thème  lui-même  est  affaibli  dans  t.(xX  pour  tmo,  dans 
k-jTS  pour'i-Kzo,  etc.,  etc. 

Il  faut  bien  remarquer  que  cet  e  n'est  pas  une  dési- 
nence casuelle,  mais  seulement  un  affaiblissement  du 
thème,  lui  donnant  une  forme  plus  interjective  encore; 
et  M.  Bopp  a  raison  de  faire  remarquer  dans  sa  Gram- 
maire comparée  (§  205)  que  la  langue  vient  toujours  in- 
sister sur  le  mot  qui  sert  à  appeler,  soit  qu'elle  allonge 


—  59  — 

la  voyelle  finale,  comme  nous  en  verrons  des  exemples 
tout  à  l'heure,  soit,  ce  qui  est  plus  général,  qu'elle  l'a- 
brège, comme  nous  le  remarquons  ici. 

Dureste,nous  retrouvons  cet  e  dans  le  lithuanien  [Dèwe)^ 
dans  le  borussien  (Beiwe),  et  en  particulier  dans  le  latin 
(Domine  pour  l'aryaque  DAM  AN  A,  eque,  pour  AKVA, 
etc).  Dans  cette  dernière  langue,  les  vocatifs  des  deux 
noms  communsj^lius  et  genius,  et  ceux  de  tous  les  noms 
propres  en  ius  (excepté  ceux  qui  sont  adjectifs  et  ceux 
qui  viennent  du  grec)  appartiennent  aussi  à  cette  classe  : 
Jîlie,  horatie;  seulement,  ie  n'est  contracté  ici  en  î  : 
Jilî\  Horati.  C'est  donc  à  tort  que  les  grammaires  latines 
font  du  vocatif  de  ces  mots  une  forme  exceptionnelle. 
L'ombrien  a  conservé  ie  :  Fisorie,  Sancie,  etc.  Dans  les 
autres  exemples  de  la  grammaire  latine,  nous  trouvons, 
tantôt  le  thème  simple  :  o'osa^  puer,  sor 00% corme ',t-dntot\G 
nominatif  :  manus  et  dies,  ce  qui  a  toujours  lieu  dans  les 
noms  neutres;  et,  d'après  une  remarque  de  Buttmann 
[Grammaire  grecque  développée,  p.  180),  on  peut  dire  en 
général  que  les  mots  qui  ont  rarement  occasion  d'être 
employés  au  vocatif,  comme  le  sont  les  noms  neutres, 
prennent,  en  ce  cas,  la  forme  du  nominatif. 

De  même,  au  pluriel,  le  vocatif  des  langues  indo-eu- 
ropéennes est  semblable  au  nominatif. 

Nous  avons  placé  tout  à  l'heure  rosa  parmi  les  vocatifs 
qui  reproduisent  purement  et  simplement  le  thème.  Nous 
sommes  ici  en  contradiction  avec  M.  Bopp,  qui,  dans  le 
§  205  de  sa  Grammaire  comparée^  dit  que  le  latin  prend 
toujours  pour  le  vocatif  la  forme  du  nominatif,  a  à  l'ex- 
ception des  masculins  de  la  2^=  déclinaison.  »  Nous  main- 
tenons notre  affîmation,  que  le  vocatif  rosa  n'est  autre 
chose  que  le  thème.  En  effet,  s'il  est  semblable  au  nomi- 
natif,  c'est  que  ce  dernier  cas  est  devenu  bref  par  une 


—  60  — 

altération  que  nous  verrons  plus  loin,  tandis  qu'org-ani- 
quement  il  devait  être  long;  quant  au  jower,  c'est  tout 
simplement  le  thème  privé  de  sa  voyelle  terminale  (PU- 
TARA) .  M.  Bopp  aurait  donc  dû  modifiée  ainsi  sa  phrase  : 
t  à  l'exception  du  masculin  et  du  féminin  de  la  déclinai- 
son g-énérique.  » 

Les  thèmes  masculins  et  féminins  en  i  et  en  u  pren- 
nent le  guna  en  sanskrit  {atê,  Sîlnô);  en  lithuanien  {akë. 
sûnail),  et  en  zend  on  trouve  paitê  et  paçô  à  côté  de  for- 
mes paiti  et  paçu  qui  reproduisent  le  thème  du  nomina- 
tif (;5«i^z-5,jo<zç?^-5). 


Cas  directs. 

V.  Nominatif  singulier.  — he.  Nominatif  singulier  se 
forme,  dans  tout  le  système  iudo-européen,  par  l'ad- 
dition au  thème  d'un  S,  représentant  le  suffixe  pronomi- 
nal SA  (Bopp.  Oramm.  comparée,  §  134.  —  Schleicher, 
Gompendium,  p.  526)  ;  ce  suffixe  SA  figure  l'indication 
de  l'être  qui  constitue  le  sujet,  le  nominatif;  et  cela 
parce  qu'il  rappelle  immédiatement  à  l'intelligence  l'être 
ou  l'individualité  dont  s'occupe  d'abord  l'esprit  dans  la 
constitution  de  la  phrase  pensée.  Or,  ce  premier  objet  de 
la  pensée  étant  opposé  au  second  objet  dont  se  préoccupe 
l'esprit,  second  objet  que  nos  grammaires  appellent  ré- 
gime du  verbe,  la  perpétuelle  opposition  de  SA  représen- 
tant ce  qui  est  proche  ow  premier  avec  MA,  montrant  ce 
qui  est  à  distance,  au  delà^  éloigné,  devait  amener  la 
création  des  deux  cas  directs  avec  le  caractère  d'opposi- 
tion pronominale  qui  en  fait  l'essence  logique. 

En  sanskrit,  1'^  tombe  au  nominatif  de  certains  noms 
tels  que  vâh  pour  vaks,  èJiaran  pour  hharants,  etc.;  mais 


—  61  - 

il  est  conservé  dans  un  grand  nombre  de  formes  telles 
que  açvas,  naûs,  etc. 

En  grec,  il  est  partout  conservé,  sauf  dans  les  noms 
actifs  comme  r.x-r^ç)  pour  TraTsp-ç,  etc.  Pour  plus  d'expli- 
cation, nous  renverrons  au  Compendium  de  Schleicher, 
p.  526  et  509. 

En  latin,  nous  retrouvons  cet  s  désinentiel  du  nomina- 
tif conservé  intact  dans  des  mots  tels  que  dominu-s,avi-s, 
manu-s  et  dies. 

Mais  d'autres  fois,  il  est  contracté;  'din&ipuer  est  pour 
pueru-s^  comme  on  a  liàer  à  côté  de  liberu-s  et  vesper  à 
côté  de  vesperu-s  (1).  De  même  soror  est  pour  sosor  =  so- 
sor-s  —  svosor-s  =  (sansk.)  svasr. 

C'est  ici  le  lieu  de  parler  de  la  déclinaison  générique 
qui,  à  part  ce  cas  du  nominatif  dont  nous  nous  occu- 
pons en  ce  moment,  ne  se  distingue  pas  de  la  déclinaison 
simple. 

Cette  déclinaison  est  appelée  générique,  parce  qu'elle 
a  des  terminaisons  spéciales  pour  chacun  des  trois  genres 

(1)  Cette  contraction  qui  supprime  la  désinence  du  nominatif 
des  noms  masculins  appartenant  à  la  déclinaison  générique,  a 
lieu  seulement  dans  les  mots  dont  le  r  est  précédé  d'un  i  bref 
(vir,  levir,  etc.),  ou  d'un  e  hreï {puer ^  socer,  aller,  etc.),  et  en- 
core trouve -t-on  quelques  mots  comme  merus^  férus ,  etc.  Mais 
quand  le  r  du  thème  est  précédé  d'un  a,  d'un  u  ou  d'un  o,  ainsi 
que  d'un  ê  ou  d'un  «",  la  terminaison  se  conserve  :  carus^puruSy 
carnivorus,  vêrus,  virus,  etc.  Comparez  au  latin  le  gothique,  où 
les  thèmes  en  ra  et  en  ri  perdent  1'^  désinentiel  quand  le  r  est 
précédé  d'une  voyelle,  tandis  qu'ils  le  gardent  quand  cet  r  est 
précédé  d'une  consonne  :  vair,  homme  ;  anlhar,  l'autre  \  akr-s, 
champ,  etc.  (Bopp,  op.  ci'..,  §  135,  rem.  1).  En  lat.  vir,  aller, 
ager,  etc.  En  règle  générale,  on  peut  dire  que,  quand  le  r  Irouvo 
un  point  d'appui  suffisant  dans  la  voyelle  qui  le  précède,  il  se 
conserve  admirablement  dans  presque  tous  les  idiomes  indo-eu- 
ropéens. Cf,,  à  ce  sujet,  Bopp,   op.  cit.,  §  145. 


-    62  - 

masculin,  féminin  et  neutre;  nous  devons  donc  d'a- 
bord dire  un  mot  des  genres. 

Le  masculin  est ,  selon  les  grammaires  classiques ,  le 
genre  le  plus  noble  ;  disons  seulement,  pour  être  moins 
absolu,  que  le  masculin  est  le  genre  qui  exprime  la  plus 
grande  somme  de  force,  de  vigueur.  Aussi  ce  genre  est- 
il  rendu  par  la  sifflante  S,  reste  de  SA,  substitut  de  TA, 
démonstratif  le  plus  énergique. 

Le  féminin,  le  plus  gracieux  des  genres,  et  cela,  sans 
conteste,  est  rendu  en  sanskrit,  et  en  général  dans  le 
système  indo-européen,  par  une  voyelle  longue,  douce, 
moelleuse,  voluptueuse  même,  si  l'on  veut  y  mettre  quel- 
que attention.  On  sait  que  Manou  avait  fait  une  loi  de 
donner  aux  femmes  des  noms  terminés  par  des  voyelles 
longues  :  «  Que  le  nom  de  la  femme,  dit-il,  soit  facile  à 
prononcer,  doux,  clair,  agréable,  propice;  qu'il  se  ter- 
mine par  des  voyelles  longues,  et  ressemble  à  des  paro- 
les de  bénédiction.  »  Manou,  II,  33.  Trad.  de  Loicjeleur- 
Delongcbamps.  Paris,  1838. 

Il  nous  reste  à  parler  du  neutre,  c'est-à-dire,  selon  le 
mot  même  (neuter  =»  Tii  l'un  ni  l'autre),  de  ce  genre  se- 
condaire, bâtard,  qui  n'est  ni  le  masculin,  ni  le  féminin,  et 
que  les  grammairiens  indiens  appellent  Mîva,  c'est-à-dire 
eunuque.  Le  neutre  se  forme  par  l'addition  au  thème  d'un 
M,  reste  du  pronom  MA,  démonstratif  des  objets  éloignés; 
on  voit  que  c'est  tout  l'opposé  du  masculin,  qui  se  forme 
par  SA. 

En  sanskrit,  le  neutre  n'a  pas,  pour  se  distinguer  du 
masculin,  de  thèmes  différents  ;  il  se  contente  seulement 
d'abréger  la  forme  désinentielle  aux  cas  les  plus  mar- 
quants. 

Chez  les  Grecs,  le  M  caractéristique  de  l'accusatif  et 
neutre  permute  avec  le  N,  la  nasale  des  dents  comme  M 


—  63  — 

est  la  nasale  des  lèvres.  —  Dans  tout  le  système  indo- 
européen, le  nominatif  des  neutres  est  identique  à  leur 
accusatif. 

En  latin,  les  trois  types  des  noms  appartenant  à  la  dé- 
clinaison générique  seront  donc  :  -S,  -A,  -M  ;  donnons 
un  exemple  et  citons  èonu-S,  hon{a)-k,  honu-K  (1)  ; 
remplaçons  maintenant  honu-^  par  dominuS,  bon{a)-k 
pnr  ros[a)-X^  et  bonu-M.  par  templu-M^  et  nous  compren- 
drons toute  la  formation  des  deux  premières  déclinaisons 
données  par  les  grammaires  latines  ordinaires. 

Pour  dominuS  (thème  :  damana),  nous  n'avons  au- 
cune observation  à  faire. 

Il  en  est  de  même  pour  templu-M.  (thème  latin  tempulo^ 
diminutif  de  tempus)  (2). 

Quant  au  féminin  tos[(i)'A^  c'est  autre  chose;  il  nous 
faut  d'abord  dire  que  le  premier  a  appartient  au  thème; 
comment  se  fait-il  alors  que  le  rosa  latin  soit  bref?  Il  y 

(1)  Nous  ferons  observer  que  tous  les  noms  adjectifs  que 
Lhomond  appelle  de  la  première  classe  sont  des  noms  à  décli- 
naison générique  ;  seulement  niger  a  perdu  sa  désinence  comme 
puer:  Quant  à  la  deuxième  classe  d'adjectifs,  prudens  n'est 
qu'un  participe  présent  (cf.  p.  1 43),  fortis  suit  le  sort  d'avis  (III), 
et  celeber  pour  celebris  que  l'on  trouve  quelquefois,  ainsi  que 
terreslris,  alacris.saluhris,  silvesiris^pedestris.  céleris,  elc.^ 
n'est  aussi  rien  autre  chose  qu'un  nom  adjectif  de  la  troisième 
déclinaison. 

(2)  Tout  le  mcnde  sait  que  l'ouverture  quadrangulaire  prati- 
quée dans  le  toit  des  édifices  religieux,  et  par  laquelle  on  rece- 
vait à  la  fois  la  lumière  et  la  chaleur  du  jour  (en  sansk.  tapas, 
en  latin  tempus),  reçut  son  nom  du  diminutif  tempulum  con- 
tracté en  templum.  Le  passage  d'un  nom  représentant  cette 
sorte  de  fenêtre,  à  travers  laquelle  s'observait  le  vol  des  oiseaux, 
à  la  dénomination  de  Tédifice  tout  entier,  est  une  de  ces 
figures  do  nom  trop  connue  de  nos  lecteurs  pour  que  nous  y 
insistions  ici. 


—  64  — 

a  dans  le  mot  un  A  long-,  marque  du  féminin,  qui  de- 
vrait déjà,  et  rien  que  pour  cela,  être  resté  long-  en 
latin;  mais  supposons  que  cet  A,  signe  du  féminin,  fût 
bref,  comme  rosa  contient  dans  sa  finale  deux  <ï,  l'un 
formatif  du  thème,  l'autre  de  la  désinence,  il  devrait  de 
toute  manière  être  long  d'après  une  loi  de  renforcement 
de  la  voyelle  par  elle-même  que  l'on  appelle  un  vriddJii. 
Comment  se  fait-il  donc  que  rosa  soit  bref?  Hélas  !  il  y 
a  là  une  raison  de  clarté  d'expression  qui,  tout  en  étant 
louable  dans  son  but,  est  déplorable  quant  à  ses  effets. 
L'ablatif  rosa^  long  par  soi  et  par  la  chute  du  D,  comme 
nous  le  verrons  plus  loin,  a  forcé  les  Romains  à  faire 
leur  nominatif  bref,  bien  qu'il  dût  rester  long  pour  des 
raisons  positives  et  péremptoires.  Pour  la  clarté  de  la 
langue,  le  nominatif  ou  l'ablatif  devait  devenir  bref, 
pourquoi  Lî  nominatif  a-t-il  cédé  plutôt  que  l'ablatif?  La 
philologie  comparée  ne  peut  répondre  que  par  une  hy- 
pothèse, mais  cette  hypothèse  est  assez  vraisemblable 
pour  que  nous  osions  la  mentionner  ici.  En  effet,  l'ablatif 
rosa  contient  trois  a  {fosa+a-\-ad)  :  Va  bref  du  thème, 
Va  long  caractéristique  du  féminin,  et  Vai  de  la  termi- 
naison de  l'ablatif  devenu  a  long  par  la  chute  du  dy 
tandis  que  le  nominatif  n'a  que  Y  a  du  thème  et  Va  du 
féminin.  On  conçoit  dès  lors  pourquoi  c'est  le  nominatif 
et  non  l'ablatif  qui  est  devenu  bref  dans  rosa,  pour  la 
clarté  de  la  prosodie. 

Nous  n'en  avons  pas  encore  fini  complètement  avec 
le  nominatif  singulier  dans  la  langue  latine.  Ainsi,  par 
exemple,  il  nous  faut  dire  que  dans  les  thèmes  con- 
sonantiques  terminés  par  une  explosive  dentale  forte  ou 
faible,  T  ou  D,  S  s'assimile  toujours  la  consonne  précé- 
dente ;  TS  ou  DS  deviennent  alors  SS,  et  il  y  a  confusion 
des  deux  SS  en  un  seul  :  miles  pour  mileïSy  serpens 


—    65    — 

pour  serpenTs,  dens  pour  dénis,  legens  pour  IegenTs,etc. 
Ici ,  nous  ferons  remarquer  que  le  T  final  du  thème 
représente  la  forme  active  du  participe.  (  Voir  la 
Langue  latine,  etc  ,  p.  143  et  aussi  p.  96.) 

Certains  noms  neutres  de  la  troisième  et  de  la  qua- 
trième déclinaison  comme  corpus  (1  ) ,  cuUle,  sal  ai  far  (III) , 
et  cornu  (IV),  n'ont  même  pas  trace  de  la  désinence  en 
-M=MA.  Peut-être,  du  moins  pour  quelques-uns  d'entre 
eux,  est-ce  une  simple  contraction  del'M;  mais  nous 
n'avons  pas  besoin  de  discuter  ce  point.  Les  noms 
neutres  étant  dans  une  position  très  inférieure  dans  le 
système  linguistique  indo-européen,  on  n'a  même  pas 
toujours  senti  la  nécessité  de  leur  donner  une  désinence, 
et  l'on  s'est  contenté  du  thème  pour  les  exprimer  ;  c'est 
ce  qui  explique  tous  les  nominatifs  comme  ceux  que 
nous  venons  de  citer,  et  certains  noms,  comme  cornu,  etc. , 
auxquels  on  n'a  pas  même  fait  l'honneur  de  les  décliner. 
—  Disons  pour  finir  ce  que  nous  avons  à  dire  du  genre 
neutre,  que  c'est  par  un  oubli  complet  des  éléments  de 
leur  formation  que  les  thèmes  adjectifs  terminés  par  une 
consonne  ont  conservé  en  latin  Y  s  qu'ils  avaient  légiti- 
mement au  nominatif.  Nous  citerons  avec  M.  Bopp 
{op.  cit.,  §  152),  capac-s.,feliC'S,  soIer{t)-s,  aman{t)-s,  etc. 

Nous  avons  omis  à  dessein  de  parler  des  noms  qui  ont 

(1)  Il  faudrait  bien  se  garder  de  croire  que  1'^  de  corpus  est 
une  désinence  du  nominatif;  dans  les  noms  neutres  terminés 
par  un  s  [corpu-s,  genu-s^  fœdu-s,  o-s,  etc.),  cette  lettre  appar- 
tient au  thème  qui,  organiquement,  est  terminé  par  r  (=«).  Ht 
n'en  est  pas  de  même  des  noms  masculins  terminés  par  S  dont 
le  thème  est  aussi  en  li  ;  dans  ces  noms,  1'*  représente  bien  la 
désmence  casuelle  qui  a  absorbé  Vr  (==5)  du  thème  ;  arbo-s 
=  arboss  =  arbor-s-^  Cere-s-=Ceres-s=Cerer-s  \  Cîm-s=ci- 
nis-s=-cinir-s.  (Bopp.  op.  cil.,  §  14-7.) 

5 


—  66  — 

le  nominatif  en  -ô,  en  -es,  en  -«s,  en  -ma,  etc.  Ces  noms 
sont,  pour  la  plupart,  calqués  sur  le  grec  :  musice^=\j.o\jaiy.ii, 
comètes -^  v.o\).-i]Triq,  Aenea$=.A.hioi.^^  poëma^=7:oiri\ia,  etc. 
D'ailleurs,  ils  obéissent  aux  lois  générales  du  nominatif 
aryaque  :  ceux  qui  sont  terminés  en  -5,  comme  comètes, 
Âeneas,  sont  organiques  masculins;  poëma  est  formé 
avec  le  suffixe  neutre  -MA(T)  dont  nous  avons  parlé  plus 
haut  ;  quant  à  musice:=^\xou':\.y.ri,  il  est  organiquement 
long  comme  tous  les  noms  féminins  primitifs. 
Nous  passons  à  l'étude  du  nominatif  pluriel. 

Amédée  de  Caix  de  Saint-Aymour. 
(La  suite  au  prochain  numéro.) 


ËTUDES  VÉDIQUES 


I 


INTRODUCTION 

Mon  but,  en  écrivant  ces  études  védiques,  n'est  pas  de 
venir  après  Rosen  et  Wilson,  après  MM.  Nève  et  Benfey, 
jeter-quelque  lumière  sur  certains  passages  difficiles  du 
livre  des  hymnes  [Rig-Vêda,  ou  plus  correctement,  Rg- 
Vêda).  Non,  j'ai  voulu  faire  une  œuvre  de  propagande 
scientifique  ;  j'ai  voulu  essayer  de  montrer  à  tous  les 
humanistes  comment,  à  l'aide  des  procédés  historico- 
comparatifs  de  la  science  nouvelle,  il  leur  faudra  peu  de 
temps  et  de  labeur  pour  comprendre  le  plus  ancien  livre 
du  monde,  dans  sa  forme  originale  et  vénérable  à  tant 
de  titres.  J'ai  voulu,  en  traduisant  et  en  analysant  les 
principaux  chants  du  premier  des  Védas,  initier  les  pen- 
seurs à  la  philosophie  et  à  l'histoire  religieuse  des  plus 
antiques  tribus  de  notre  race. 

La  méthode  suivie  dans  ce  travail  est  la  méthode  mo- 
derne, la  seule  possible,  la  seule  vraie,  la  seule  certaine 
pour  l'investigation  scientifique,  la  méthode  expérimen- 
tale appliquée  à  la  linguistique.  Avec  son  aide,  la  science 
des  langues  n'est  plus  un  composé  de  jeux  de  mots,  d'hy- 
pothèses plus  ou  moins  justes  et  très  souvent  plus  ou 
moins  absurdes. 

C'est  maintenant  une  science  naturelle  armée  de  lois 


—  68  -. 

fournies  par  l'observation,  contrôlées  par  l'expérience  et 
qui  frappent  avec  l'implacable  rigueur  de  la  vérité.  En 
linguistique,  les  systèmes  préconçus  ne  sont  désormais 
plus  admissibles.  Devant  les  faits  de  l'histoire  du  lan- 
gage dans  les  diverses  races  humaines,  les  conjectures 
ethnologiques  et  philosophiques,  faites  si  souvent  à 
priori,  tombent  frappées  par  l'évidence,  poursuivies 
qu'elles  sont  jusqu'aux  dernières  limites  de  la  réalité  ; 
car  où  les  textes  manquent,  l'histoire  naturelle  des  mots 
vient  continuer  son  carnage  des  hypothèses  dans  ces 
temps  immémoriaux  oii  les  premiers  hommes  de  chaque 
race  balbutiaient  leurs  impressions  et  leurs  sensations, 
qu'on  retrouve  aujourd'hui  dans  la  dissection  des  vo- 
cables. 

De  quel  puissant  secours  est  aujourd'hui  cette  mé- 
thode naturelle,  cette  science  positive  du  langage,  dans 
l'interprétation  des  textes  les  plus  anciens  et  partant  les 
plus  intéressants  !  Les  expressions  les  plus  obscures  sont 
éclairées  d'un  jour  nouveau.  Le  sens  exact  du  mot  est 
précisé  d'une  façon  rigoureuse,  l'équivoque  ne  peut  plus 
exister,  et  si,  dans  les  langues  plus  raffinées,  un  mot  se 
prête  à  plusieurs  interprétations,  on  se  rend  compte  à 
présent  de  la  cause  de  cette  diversité,  on  suit  le  progrès 
de  la  pensée  dans  le  mot  lui-même,  et  l'on  arrive  à  en 
fixer  le  vrai  sens  avec  certitude. 

Ne  croyez  pas  cependant  que  ce  travail  soit  un  labeur 
écrasant  et  terrible.  La  linguistique  n'est  pas  si 
efiFrayante,  si  ardue  qu'on  pourrait  le  croire.  Pour  la  sa- 
voir, et  s'en  servir  utilement,  il  faut  surtout  et  avant  tout 
être  dégagé  de  tout  préjugé  scientifique;  il  faut,  comme 
dans  toutes  les  sciences  possibles,  répudier  la  méthode  à 
priori.  Alors,  l'esprit  libre  et  sain,  on  apprend  les  lois 
plus  simples  et  moins  nombreuses  qu'on  ne  pense  de  la 


-  69  — 

philolog-ie  comparée  ;  on  les  étudie,  on  les  expérimente, 
on  les  applique,  et  l'on  est  convaincu  de  la  certitude,  de 
l'intérêt  et  de  l'utilité  de  la  science  du  langage. 

Dans  ce  travail  de  critique  historique  et  de  philologie, 
il  n'y  a  pas  lieu  d'insister  sur  l'excellence  de  la  méthode 
naturelle  dans  l'étude  des  langues  classiques  et  des  Irm- 
gues  vivantes,  mais  il  est  nécessaire  de  constater  les  ré- 
sultats admirables  de  cette  méthode  dans  les  études 
védiques  qui  m'occupent  particulièrement  ici.  On  sait 
que  les  Védas  sont  écrits  en  sanskrit;  ce  qui  est  moins 
connu,  c'est  que  le  sanskrit  védique  n'est  ni  le  sanskrit 
littéraire  des  Epopées,  ni  le  sanskrit  des  lois  de  Manou. 
L'idiome  védique  est  rempli  d'archaïsmes,  a  des  formes 
plus  antiques,  plus  complètes,  a  des  tournures  gramma- 
ticales plus  nombreuses  et  qui  lui  sont  propres;  il  a 
même  des  expressions  dont  le  sens  est  lettre  close  pour 
les  plus  érudits  Pandits  de  l'Inde,  ou  qu'ils  comprennent 
de  travers.  Or,  c'est  à  la  philologie  comparée  qu'on  est 
redevable  de  la  traduction  exacte  et  certaine  de  ces  mots 
inconnus  ou  mal  compris. 

La  philologie  comparée  est  également  d'un  secours 
tout  puissant  dans  une  science  nouvelle  et  bien  intéres- 
sante, je  veux  parler  de  la  mythologie  comparée.  En 
donnant  le  sens  antique  et  primordial  des  noms  des  divi- 
nités, elle  a  donné  en  même  temps  l'histoire  des  mythes 
à  leur  naissance,  cachée  ou  obscurcie  par  les  systèmes 
théologiques  des  époques  plus  récentes.  L'étude  des 
Védas,  surtout  du  Rig-Véda,  a  été  d'une  utilité  incom- 
parable pour  la  mythologie  de  la  race  indo-européenne. 
Avant  qu'on  le  connût,  la  science  des  mythes  de  l'Inde 
et  de  l'Europe  se  débattait  entre  des  symboliques  de 
convention  et  des  traditions  de  seconde  et  même  de 
troisième  main. 


—  70  — 

Maintenant  quelques  mots  de  critique  et  d'histoire  sur 
l'ensemble  du  Rig-Véda. 

Ce  recueil  d'hymnes  d'une  antiquité  des  plus  recu- 
lées, contient  les  chants  des  Aryas  qui,  abandonnant  la 
vallée  de  l'Oxus  et  du  Yaxartes,  traversèrent  Y Hindou- 
Koh  et  vinrent  faire  paître  leurs  troupeaux  dans  la  vallée 
de  rindus.  Ces  chants  sont  de  diverses  époques  et  con- 
tiennent les   impressions   d'un   peuple  entier  pendant 
plusieurs  siècles.  Par  les  images  dont  ils  sont  pleins,  par 
les   détails    sur  la  vie  sociale,   sur  la  nature,   qui  y 
abondent,  on  suit  l'émigration  aryaque  depuis  une  con- 
trée boisée  de  l'Asie  centrale  jusqu'à  la  région  gangé- 
tique.  On  assiste  aux  scènes  de  la  vie  pastorale  un  peu 
agricole  d'une  fraction  de  nos  ancêtres.  Dans  ce  monu- 
ment, le  plus  antique  que  nous  possédions,  on  retrouve 
les  pensées,  les  désirs,  les  rêves  des  Aryas,  frères  des 
autres  Aryas  qui  colonisèrent  l'Europe ,  on  y  retrouve 
surtout  les  germes  des  mythes  religieux  des  divers  peu- 
ples aryens  de  l'Occident,  mythes  qui,  d'une  façon  ou 
d'une  autre,  influent  encore  aujourd'hui  sur  notre  civili- 
sation moderne.  Mais  ce  n'est  pas  ici  le  lieu,  pour  l'ins- 
tant du  moins,  de  rechercher  la  marche  de  ces  mythes 
dans  les  divers  rameaux  de  la  race  aryaque  ou  indo- 
européenne ;  je  n'ai  à  m'occuper  que  du  Pig-Véda,  dont 
les  hymnes  aux  divers  dieux  de  la  nature  remontent  en 
moyenne  à  vingt  mille  ans.  Cette  date  peut  paraître  bien 
exagérée,  surtout  eu  égard  à  l'habitude  qu'ont  prise  les 
indianistes  de  répéter  l'opinion  de  Colebrooke  qui,  pour 
complaire  et  satisfaire  à  des  préjugés  religieux,  ne  fait 
remonter  les  hymnes  védiques  qu'à   12  ou  1400  ans 
avant  .Tésus-Christ;  mais  un  travail  chronologique  sé- 
rieux sur  l'histoire  de  l'Inde  ne  permet  pas  à  cette  hypo- 
thèse biblique,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi,  de  subsister 


—  71  - 

devant  des  faits  iu déniables.  On  reviendra,  du  reste,  un 
jour  dans  cette  Revue,  sur  cette  question  d'une  impor- 
tance considérable  à  tous  les  points  de  vue. 

Avec  tous  leurs  détails  tirés  de  la  vie  pratique,  les 
chants  du  Rig-Véda  sont  néanmoins  principalement  re- 
ligieux, et  s'adressent  tous  à  une  ou  plusieurs  divinités. 
Mais'  le  panthéon  védique  n'est  point  le  panthéon  brah- 
manique, dont  il  est  cependant  le  père.  De  même  que 
dans  les  Védas,  il  n'est  point  question  de  castes,  de 
même  il  n'est  pas  question  de  la  trinité  indienne  : 
Bralima,  Vishnou  et  Çiva  ;  ces  noms  ne  sont  même  que 
peu  ou  point  mentionnés.  On  y  remarque  pourtant  une 
espèce  de  division  ternaire  en  dieux  supérieurs,  en  dieux 
du  milieu  et  en  dieux  inférieurs,  comme  chez  les  anciens 
Grecs  et  les  anciens  Romains;  de  la  sorte  on  peut  arri- 
ver à  avoir  une  trinité  en  prenant  le  dieu  principal  de 
chaque  division,  par  exemple  Varouna  pour  le  dieu  du 
ciel  ou  supérieur,  Indra  pour  le  dieu  de  l'athmosphère 
ou  du  milieu,  et  Âgni  pour  le  dieu  de  la  terre  ou  infé- 
rieur. La  place  à' Agni  et  6! Indra  est  marquée  d'avance 
dans  la  trinité  védique  par  le  grand  nombre  et  l'impor- 
tance des  hymnes  qui  leur  sont  adressés,  et  j'ai  choisi 
Varouna  pour  chef  et  représentant  des  dieux  célestes  à 
cause  de  la  mention  qui  est  faite  de  lui  plusieurs  fois 
dans  le  Rig-Véda,  comme  chef  des  Adiiyas^  ou  dieux 
solaires  ;  cela  contrairement  à  l'opinion  de  Wilson  qui  le 
remplace  par  Sourya,  le  soleil,  d'après  le  Fasha.  Il  est  à 
remarquer  que  ce  commentateur  dit  clairement  que  ces 
trois  dieux  sont  adorés  sous  différents  noms,  mais  n'en 
restent  pas  moins  trois  divinités  qui  ne  sont  que  les  per- 
sonnifications d'un  Dieu  unique,  l'âme  de  l'Univers, 
mahâ  atma,  le  stayamilieu  des  lois  de  Manou.  Cette  idée 
monothéiste,  et  mieux  panthéiste,  existe  dans  quelques- 


r\ 


-  72  - 

unes   des    hymnes  de    la   dernière    époque    védique. 

Je  vais  donc  prendre  les  principaux  chants  adressés 
aux  trois  dieux,  et,  en  les  analysant  et  les  traduisant, 
faire  une  étude  complète  sur  les  mythes  qu'ils  con- 
tiennent et  sur  la  langue  dans  laquelle  ils  sont  écrits  ; 
tant  dans  le  travail  historico-philosophique,  que  dans  le 
travail  philologique,  je  me  reporterai  vers  la  Grèce  et 
vers  Rome  comme  plus  connues  des  lettrés  français.  Je 
dirai  le  nom  de  l'auteur  de  l'hymne,  tel  que  la  tradition 
l'a  apporté  jusqu'à  nos  jours,  et  le  rhythme  dans  lequel 
il  a  composé  ces  vers  religieux. 

Avant  de  commencer  l'étude  du  premier  hymne  du 
Rig-Véda,  je  veux  conseiller  à  nos  lecteurs  qui  vou- 
draient connaître  rapidement  l'époque  védique,  la  lecture 
des  Études  sur  le  Véda,  de  M.  Emile  Burnouf-,  c'est  un 
excellent  compendium  des  résultats  historiques  des 
études  védiques,  malgré  la  condescendance  de  l'auteur 
envers  l'erreur  chronologique  de  Colebrooke. 

I]G-VEDA-SAMHITA 
Premier  Mandela 

Hymne  I,  à  Agni,  dieu  du  feu,  envisagé  comme  pontife,  composé  sur  le 
rhythme  Gâyatrî,  par  Maduc'handa,  fils  de  Viçvâmitra. 

1.  —  Agnim  île  purohitam.  yajnàsya  devam  rtvijam  | 
hotâram.  ratnadhâiamam.  —  (1) 

I.  Agnim  celebro  antiquum-pontificem,  sacrificii  divum 
ritus-agentem,  |  invocatorcm,  thesauvis-ditissimura. — 

(1)  Je  donne  d'abord  le  texte  védique,  strophe  par  strophe, 
puis  une  traduction  latine  aussi  mot  à  mot  que  l'ossible,  et,  à  la 
fin  de  ce  travail,  une  traduclion  française. 


-  73  — 

Analyse  philologique  et  linguistique  des  mots  impor- 
tants contenus  dans  cette  stance  : 

Agnim,  accusatif  singulier  de  6  agni  (je  mets  l'article 
grec  pour  indiquer  le  genre  du  nom  sanskrit),  le  feu 
d'abord,  et  le  plus  souvent  le  dieu  du  feu.  Agni,  le  même 
mot  que  le  latin  ignis^  vient  d'une  racine  AG,  altér*^e  de 
Pg,  briller,  brûler. 

Ile,  l""^  pers.  sing.  de  l'indicatif  présent  atmanépadam 
pour  îde^  je  chante,  je  célèbre,  j'illustre,  d'une  racine  Idii 
ouId,  briller,  qui  a  donné  le  lat.  idus,  le  moment  du  mois 
où  brille  la  pleine  lune,  et  où  l'on  célébrait  à  Rome  le 
dieu  de  la  lumière,  Jupiter  Lucetius,  ou  Dies  piter.  L'i- 
dentification de  l'idée  de  chant  ou  de  parole  avec  l'idée 
de  lumière  se  retrouve  dans  les  dérivés  du  verbe  primi- 
tif aryaque  BHA,  briller,  parmi  lesquels  on  rencontre  le 
grec  <paw,  je  brille,  à  côté  de  ?y)[j-i,  je  parle.  Quant  au 
signe  /  au  lieu  de  d,  c'est  un  changement  asssez  fréquent 
en  sanskrit;  exemples  :  purolasa  au  lieu  de  picrodasa, 
çolasa  au  lieu  de  çodasa,  etc. 

PuroMtam,  accus,  sing.  de  h  purohita,  composé  de 
puras,  autrefois,  vieux,  avant,  que  j'aurai  à  expliquer 
plus  loin,  et  de  liita  pour  dhita,  participe  passé  d'un 
verbe  DHA,  poser,  et  qui  signifie  «  préposé  (au  sacri- 
fice.) »  Rosen,  en  traduisant  par  antisiitem,  a  voulu 
donner  un  équivalent  linguistique  de  purohita.Wihon, 
rattachant  ce  substantif  au  génitif  yajn'asya^d\i  sacrifice, 
qui  suit  me  semble  à  côté  de  la  véritable  interprétation 
du  texte. 

Tajn'asya,  gén.  sing.  de  6  yajn'a,  le  sacrifice,  subs- 
tantif formé  avec  un  participe  parfait  passif  du  verbe 
yaj,  vénérer,  sacrifier. 

Bevam,  ace.  sing,  de  deva^  divin,  lat.  divus,  qui  a 


/ 


—  14- 

aussi  le  sens  de  magnifique,  resplendissant  ;  d'un  verbe 
DIW,  briller,  resplendir. 

rtvijam,  ace.  sing-.  de  o  rtvij,  le  prêtre,  composé  de 
rtu,  marche,  ordre,  rit,  et  de  ij  pour  AG,  conduire. 
ô  rtvij  est  donc  le  directeur  de  la  cérémonie  reli- 
gieuse, le  prêtre.  Le  substantif  6  Btu  est  le  même  que 
le  lat.  Bitus,  et  vient  d'un  verbe  primitif  R  aller,  mou- 
voir, par  la  forme  renforcée  Et,  tandis  qu'une  autre 
forme  Rc  transformée  en  AG  a  donné  Ajati,  il  meut,  en 
latin  Agit  ou  en  composition  —  Igit. 

Hotâram,  ace.  sing.  de  ô  Mtr,  l'invocateur,  de  li'W  ou 
At?g,  cbanter,  invoquer. 

Eatnadhâtamam^  ace.  sing.  d'un  composé  de  ratna, 
perle,  trésor,  richesse,  et  du  superlatif  dhâtama,  sur- 
chargé de,  du  verbe  DHA,  tenir,  posséder.  Il  est  bon  de 
remarquer  qu'ici  la  forme  du  superlatif-TWfl  est  la  même 
que  le  superlatif  latin,  —  mus. 

2.  —  Agnih.  pûrvebMi'  rsibhir  idyo  nutanair  uta  |  sa 
demn  eha  vaksati  (2). 

2.  —  Agnis  a  pristinis  videntibus  canendus  recenti- 
busque  quoque  (canendus),  ipse  deos  ad-  hue  -vehat. 
Analyse,  etc. 

PûrvehJiir,  instrumental  pluriel  de  l'adjectif  pérva^ 
mfn.  signifiant  antérieur  dans  l'espace  et  dans  le  temps, 
formé  à  l'aide  du  suffixe  va  (cfr.  urdà-va-s,  en  lat.  ard- 
vus,  aç-va-s^  eq-vu-s),  et  de  la  préposition  para  (grec 
TzapoL]  lat.  per;  goth.  fro.-fair;  ail.  ver;  angl.  for-; 
lithuanien,  par^  per;  russe,  pro,  père),  plus  a\'ant,  plus 
loin,  au  delà,  à  travers,  pour  APARA,  forme  compara- 
tive en  RA  de  APA,  loin  de  (grec,  azo  ;  lat.  ab,  a;  goth. 
af;  ail.  ab;  angl.  of;  lith.  ap  ;  russe,  ab,  o).  A  côté 
de  parva,  il  faut  placer  son  îvèiepuras,  adv.  de  lieu  et 
de  temps,  avant,  en  avant,  que  j'ai  déjà  signalé  dans  la 


—  75  - 

précédente  strophe  dans  puro-hita.  Le  lat.  pristinus,  dont 
je  me  suis  servi  plus  haut,  appartient  également  à  la 
famille  de  PARA  pour  APARA. 

rsibhir,  instrumental  pluriel  de  m,  connu  en  France 
sous  la  forme  déplorable ,  comme  prononciation ,  de 
RichiH  rsi,  le  voyant,  le  prophète,  formé  par  le  verbe 
rs,  de  rA.?,  voir,  vient  d'un  Rg,  forme  secondaire  de  R, 
briller,  luire,  brûler. 

Idyo^  euphoniquement,  ^out  îdyas^ -yâ-yam,  part, 
pass.  fut.  du  verbe  îd^  chanter,  cfr.  î^e  dans  la  première 
strophe. 

Nûtanair,  instrum.  plur.  de  nûtana,  pour  anûtana^ 
de  ANU,  après,  d'après,  suivant.  En  grec,  ava.  ANU  a 
donné  anava,  postérieur,  nouveau  ;  en  grec  vsjroc  ;  en 
lat.  novus;  en  ail.  neu;  en  russe,  novo. 

Sa,  pronom  de  la  3^  personne. 

Fha,  composé  de  â+iha  pour  ad-{-idha. 

Vahmti^  3"  pers.  sing.  subjonctif  aoriste  du  verbe  vah^ 
conduire,  et,  avec  «,  amener,  cfr.  le  lat.  vehere,  Rosen 
identifie  vaksati  à  un  futur,  valsyati,  ce  qui  n'est  pas  pos- 
sible. Le  scholiaste  hindou  suppose  que  c'est  un  ancien 
optatif  vaksat;  cette  opinion,  fort  douteuse  du  reste,  a 
sa  raison  d'être  dans  le  sens  gens  général  du  texte. 

3.  —  Agninâ  rayim  açnavat  posam  eva  divé-dive  | 
yaçasam  vîravattamam  (3). 

3.— Per  agnim  rem  obtineat  (homo)  crescentem  rêvera 
de  die  in  diem,  decoris-plenam,  viris-abundantem. 

Analyse,  etc. 

Rayim,  ace.  sing.  de  h  rayi,  le  bien,  la  richesse,  d'un 
verbe  RA,  forme  secondaire  de  R,  tenir,  posséder.  Le 
latin  possède  dans  res  le  mot  frère  de  rayi. 

Açnavat,  3*^  pers.  sing.  du  subj.  de  l'aoriste  du  thème 
açnu  du  verbe  aç,  obtenir.  Le  scholiaste  considère  açnavat 


—  76  - 

comme  optatif,  et  Rosen  comme  une  sorte  de  prétérit 
imparfait. 

Posant^  ace.  sing.  d'un  adjectif  issu  de  pus^  nourrir,  se 
nourrir,  et  croître,  du  verbe  radical  aryaque  PU  nourrir. 

Dive-dive,  cette  répétition  de  deux  locatifs  de  diva, 
le  jour  prend  une  signification  adverbiale  :  de  jour  en 
jour.  Cfr.  avec  le  môme  sens  dyavi-dyavi,  ahani-ahani^ 
ahar-ahar,  et  mâsi-mâsi,  de  mois  en  mois. 

Pour  l'analyse  linguistique,  voir  plus  haut  deva,  h  la 
P*  strophe.  I>iva  se  retrouve  en  grec  dans  le  composé 
EvBtjpo;  au  milieu  du  jour,  et  en  latin  dans  dies,  et  diva 
dans  diu,  et  dans  les  composés  biduum,  triduum,  etc. 

Taçasam,  ace.  sing.  de  l'adject.  yaçasa^  glorieux,  de 
xo  yaças^  la  gloire,  pour  dyaças,  de  daças,  du  verbe 
DA,  DAÇ,  tenir,  faire  tenir,  montrer,  et  plus  tard  faire 
admirer,  célébrer;  la  forme  latine  de  daças  est  decus. 

Vîravattamam^  ace.  sing.  du  superlatif  de  viravat^ 
plein  de  virilité,  abondant  en  mâles,  de  vira  ;  cfr.  le  lat. 
vir.  L'état  pastoral  et  agricole,  en  même  temps  que  les 
luttes  continuelles  des  Aryas  avec  les  MlécJias  et  les  Da- 
syous,  expliquent  le  désir  des  chantres  du  Rig-Véda  de 
voir  s'accroître  les  mâles,  tant  dans  la  famille  que  dans 
les  troupeaux. 

4.  — Agne,  yàm^  yajn'àm  adhvaràm  viçvàtah  paribhûr 
àsi  j  sa  id  devésu  gachati  (4). 

4.  —  0  Agnis,  quod  sacrificium  sincerum  undique  cir- 
cumdans  es,  istud  solummodo  ad-deos  vadit. 
Analyse,  etc. 

Âdhvaram^  ace.  sing.  de  l'adj.  adhvara,  composé  de  a 
privatif,  et  de  dhvara,  du  verbe  DHWR,  contourner, 
cacher,  dissimuler;  adJivara  signifie  ce  qui  n'est  pas 
dissimulé,  sincère,  bon. 


-  77  - 

Viçmtas,  adv.  de  lieu,  issu  de  viçva,  tout,  complet, 
dérivé  de  vie,  race,  et  signifiant  ainsi  tout  ce  qui  a  la 
même  forme,  la  même  espèce,  puis  r ensemble  des  indi- 
vidus, tout,  entier. 

Paribhûs,  composé  de  pari,  pour  apari,  gr.  Trspt,  au- 
tour, et  de  bliîts,  participe  présent  d'un  verbe  BHU,  être, 
qu'on  retrouve  en  lat.  dans  fui,  fut  m'us^  etc. 

Asi,  pour  assi,  2^  pers.  sing.  ind.  prés,  du  verbe  as- 
mi,  je  suis,  du  verbe  primitif  AS,  souffler,  respirer,  être. 
Asi  est  le  même  que  le  gr.  stai,  le  lat.  es. 

Gachati^  3*^  pers.  sing.  ind.  prés,  pour  gacchati,  le- 
quel est  lui-même  pour  l'incboatif  gashati,  il  va,  de  la 
racine  GAM,  aller,  qui  a  donné  en  grec,  avec  le  change- 
ment si  fréquent  du  r  en  B,  patvto,  pour  pavtw,  et  en 
latin  venire,  pour  genire,  pour  gvenire;  cfr  vadere, 
pour  gvadere. 

5.  —  Agtiir  hotâ  kavikraluh  satyàç  citraçravaslamah  [ 
devo  (ievebhir  â  gamat  {h). 

5.  Agnis,  invocator,  ut-poeta-potens,  verax,  valde- 
gloriosus,  deus  cum-diis  ad-veniat. 

Analyse,  etc. 

Kaviliratus,  composé  de  Tiavi,  le  poète,  de  KU  pour 
SKU,  voir,  contempler,  et  de  h'atus,  gr.  xpato;,  d'un 
verbe  primitif  KR,  serrer,  durcir,  être  fort. 

Satyas,  ^q  sat^  bon,  beau,  vrai,  existant  réellement, 
du  verbe  AS,  respirer,  exister. 

Gravastamas,  superlatif  de  p*aM5^<î,  adj ,  de  to  cr<ZM5, 
la  gloire,  grec  to  x7.sj:oç,  du  verbe   radical  KKU,  cru, 
crier,   célébrer,    qui   a  donné  aussi  le  lat.   laus  pour. 
claus. 

Gamat,  aoriste  au  subjonctf  de  gacchâmi.  Voir  plus 
haut  (4«  strophe). 


^  78  - 

6.  —  Yad  anga  dâcuse  tvam,  agne  bhadram,  karisyasi  \ 
t  avet  tat  satyam  angirah  (6). 

6.  Quod  vero  offerenti  tu,  ô  Agnis,  magnificum  fece- 
ceris,  tui  ergo  certe  illud  bonum  (erit),  ô-tu-qui-angi- 
ras-es. 

Analyse,  etc. 

Anga,  du  verbe  ANG  ou  AG  (voir  plus  haut  Agni, 
l""^  strophe),  brûler,  briller,  luire. 

Dâcuse  (cfr.  yaçasa^  Z"  strophe).  Au  lieu  de  son  sens 
admiratif,  la  racine  daç  a  conservé  ici  sa  signification  de 
faire  tenir,  offrir. 

Tvam,  pronom  de  la  2*  personne,  en  lat.  tu. 
Bhairam,  lumineux;  heureux,  gai,  gr.  (faiSpoç,  de  hhaà^ 
racine  secondaire  de  BHA,  briller. 

Karisiyasi^  2'-'  p.  sing.  deharisyâmi,  fut.  du  verbe  pri- 
mitif KR,  faire,  en  grec,  on  touve  xpôw,  et  en  lat.  creo. 
Tavet,  composé  de  tava,  gén.  du  pronom  de  la  2  per. 
et  de  la  conjonction  ii,   seulement,  du  pron.  U  ou  id, 
cela,  un. 

Tat  pour  iad,  pronom  démonstratif,  relatif  à  yad. 
Angiras,  cfr.  anga,  et  agni.  Je  reviendrai  plus  bas  sur 
sur  la  signification  mythologique  de  cette  épithète. 

7.  —  Upa  tvûgne  divé-dive  dosâvaslar  dhiyâ  vayàm  namo 
bharanta  emasi  (7). 

7.  Ad  te,  ô  Agnis,  quotidie,  o  noctis-expulsor,  cum 
devotione  nos  venerationem  ferentes  imus. 
Analyse,  etc. 

Upa,  auprès,  en  gr.  utco,  lat.  sub,  goth.  w/,  ail.  au/, 
lith.  et  russe,  po,  a  aussi  le  sens  de  vers,  comme  dans  le 
cas  qui  se  présente. 

Dosâvastar,  composé  :  lo  de  dosa,  la  nuit,  la  malfai- 
sante de  dus,  mal,  en  grec,  en  composition  Syç...,  de 
DWI,  DU,  fendre,  diviser,  détruire  ;  2°  et  de  mstar,  du 


-  79  - 

verbe  WAS,  d'où  US,  allumer,  brûler,  briller,   en   lat. 
ur-ere  (pour  us-ere),  us-tum. 

Bhiyâ,  instrumentât,  de  y)  dM  la  méditation,  la  prière, 
est  composé  du  préfixe  adhi,  sur,  dont  Va  est  tombé, 
et  du  verbe  I,  aller  ;  c'est,  comme  image,  la  pensée  qui 
se  porte  et  se  reporte  sur  un  objet. 

Vayam,  nom.  plur.  du  pronom  de  la  l'«  pers.  cfr.  l'ail, 
wir,  et  l'ang-l.  we;  xo  namas,  du  verbe  sanskrit  nam,  en 
grec  veixtA),  s'incliner,  vénérer;  aryaque  primitif  GHNAM, 
courber,  flécbir, 

Bharantas^  part.  prés.  plur.  de  bharâmi^  je  porte  ;  gr. 
çepo),  lat.  /ero,  gotb.  baira,  ail.  baere,  angl.  bear,  russe 
beru,  gael.  beir,  d'un  radical  BHR,  porter. 

Emasi^  l""^  pers.  plur.  ind.  du  verbe  I,  aller;  Emasi 
est  identique  à  imus,  lat.  de  ire.  On  trouve  aussi  en  grec 
etfAi,  guné  de  I[j.t,  et  le  moyen  t£iji.ai  ;  de  même  eimi  en  lith. 

8.  —  Râjantam  adhvarânâm  gopâm  rtasya  dtdivim 
vardhamânam  sve  dame  (8). 

8.  (Imus  ad  te).  Rectorem  sacrificiorum  pastorera  veri, 
splendorum  divitem,  crescentem  in  -propria  domo. 
Analyse,  etc. 

Râjantam^  ace.  sing.  de  rûjant,  part.  prés,  de  râjâmi, 
verbe  védique,  le  même  que  le  lat.  regere.le  goth.  rihan^ 
et  l'ail,  regeriy  du  verbe  aryaque  R  et  RG,  aller,  mouvoir, 
diriger. 

Adhvarâ7tâin.,QkTi.  plur.  de  o  adTimra^  le  sacrifice  (cfr. 
plus  bautde  l'adj.  adhvara,  4«  stropbe).  Ici,  l'idée  de  vé- 
rité, de  non-dissimulation,  est  remplacée  par  l'idée  de 
non-détournement  des  prémices  dues  aux  divinités. 

Gopâm,  ace.  sing.  de  h  gopâ,  le  berger,  le  vacher  ; 
car  c'est  un  composé  de  gos,  le  bœuf,  la  vache;  en  grec 
pou;,  en  lat.  bos,  en  ail.  huh^  et  angl.  cow,  d'un  verbe  GU, 


—  80  — 

crier,  mugir,   et    Je  PA,  courber,  entourer,  garder. 

Rtasya,  gén.  sing.  de  fta,  la  vérité,  de  R,  serrer,  te- 
nir, ce  qui  tient  ferme,  ce  qui  est  bien,  antithèse  du  faux, 
ce  qui  tombe,  cîv./alsus,  de/allere,  tomber,  ail.  fallen. 

Dîdivim,  ace.  sing.  de  dîdiv  formé  de  di  ou  dî  ra- 
cine Ire  de  div^  briller,  et  de  div  lui-même  resplendis- 
sant, riche  (cfr.  dems,  dieu,  et  dive-dive,  dans  les  précé- 
dents alinéas). 

Vardhamânam^  ace.  sing.  d'un  participe  prés,  atman. 
de  WRDH,  croître,  grandir. 

Sve,  locatif  sing.  de  sva^  pronom  possessif,  lat.  suus, 
a,  um. 

Dame.,  loc.  sing.  de  dama^  maison,  en  lat.  domus, 
en  esclavon  domil^  d'une  racine  verbale  DAM,  serrer, 
joindre,  bâtir. 

9.  —  Sa  na\\  pitéva  sûnavé'  gne  sûpâyano  bhavasacasvâ 
naXi  svastaye  (9). 

9.  Ipse  nobis,  pater  veluti  filio,  o  Agnis,  propitius 
esto;  adjuva  nos  ad-bene-vivendum. 

Analyse,  etc. 

Sa,  pronom  de  la  3^  personne;  en  grec  6.  Ici,  sa  est 
prise  comme  marque  de  précision,  d'affirmation. 

Nas,  dat.  ace.  et  gén.  plur.  du  pro.  de  la  l^'e  personne. 

Piteva,  composé  dépita  et  de  ira,  comme.  Pitâ,  nom. 
sing.  de  pitr,  le  père,  grec  TraT-rjp,  lat.  pater,  ^oûi.fadar, 
ail,  'Dater,  angl./^Mer,  de  PA,  sustenter,  nourrir. 

Sûnave,  dat.  sing.  de  smm,  lith.  sûmes,  russe  syit, 
goth.  sunus,  ail.  soJin,  angl.  son,  d'une  racine  verbale 
SU,  féconder,  engendrer,  qui  a  donné,  par  le  verbe  sitte 
et  sûyate,  le  nom  grec  uic;  pour  cjtcç. 

Sûpâyanas,  composé  l^de  su,  pour  ivasu,  grecjreu  et  eu, 
bien  ;  2"  de  upa  (voir  plus  haut  7«  strophe)  ;  3»  et  de  -o 


—  81  — 

âyana,  l'abord,  de  âyâmi^  de  I,  aller,  par  composition. 
Sûpâyanas  veut  donc  dire  :  d'un  abord  facile. 

Bhava,  impératif  du  verbe  BHU,  être  (cfr.  plus  haut 
paribàûs,  4^  strophe). 

Sacasvd,  irapér.  atmanep.  de  5«<?Vmi,  zend  ^«c',  grec 
kT.oiJ.oi'.,  pour  csxojxat,  lat.  sequor,  d'une  racine  SA,  SAC, 
joindre,  adhérer,  suivre,  accompagner.  Ici,  le  sens  d'ac- 
compagner a  fait  place  à  celui  d'aider,  de  secourir, 
comme  le  ferait  un  associé  pour  son  compagnon  (socius). 

Svastaye,  forme  de  datif  verbal,  particulière  au  lan- 
gage védique.  Svasti  est  composé  de  su,  bien,  et  de 
asti,  existence  de  AS,  être,  et  signifie  «  état  de  bien 
être.  » 

TRADUCTION    FRANÇAISE. 

1.  Je  célèbre  Agni  le  pontife  antique,  le  directeur  divin 
du  sacrifice ,  l'invocateur ,  le  possesseur  de  nombreux 
trésors. 

2.  Agni,  célébré  par  les  anciens  RicTiis  comme  par  les 
nouveaux,  qu'il  amène  ici  lui-même  les  dieux. 

3. Que,  par  l'entremise  d'Agni,  l'homme  pieux  obtienne 
une  opulence  qui  s'accroisse  de  jour  en  jour, qui  lui  pro- 
cure de  la  gloire,  et  qui  abonde  en  progéniture  mâle. 

4.  0  Agni ,  le  sacrifice  ,  que  tu  embrasses  de  toutes 
parts,  celui-là  seul  parvient  jusqu'aux  dieux. 

5.  0  Agni,  invocateur,  toi  qui  as  la  force  créatrice 
comme  un  poète,  toi  qui  es  vrai,  toi  qui  es  plein  de  gloire, 
ô  dieu,  viens  ici  avec  les  dieux  ! 

6.  Le  bien  que  tu  feras,  ô  Agni,  à  ton  adorateur,  te 
sera  aussi  très  propice,  ô  Angiras! 

7.  A  toi ,  ô  Agni ,  dissipateur  des  ténèbres,  nous  ap- 
portons chaque  jour  nos  hommages  et  nos  prières  ! 

6 


-  82  - 

8.  A  toi,  directeur  des  sacrifices,  pasteur  de  la  vérité, 
à  toi  qui  es  plein  de  splendeur,  à  toi  qui  t'accrois  dans 
dans  ta  propre  demeure  (le  bûcher)  ! 

9.  Sois-nous  d'un  abord  facile,  ô  Agni  !  comme  un  père 
l'est  pour  son  fils ,  et  viens-nous  en  aide  pour  faire  le 
bonheur  de  notre  vie. 


Cet  hymne,  bien  que  le  premier  du  recueil,  n'est  pas 
un  des  plus  anciens.  On  a  vu  qu'au  deuxième  çloka,  il  est 
fait  mention  d'autres  chants  plus  anciens,  composés  par 
de  plus  anciens  poètes.  En  outre,  l'auteur  Maducanda, 
est  fils  d'un  sage  ou  RicM  (1),  nommé  Viçvamitra.  Or 
ce  dernier,  d'après  la  tradition  brahmanique,  était  un  roi 
qui,  pat"  la  force  de  ses  méditations,  s'éleva  a  la  dignité 
de  brahmane.  Il  est  vrai  de  dire  que  le  Mig-Véda,  qui 
contient  nombre  de  poésies  de  Viçvamitra^  ne  fait  jamais 
allusion  à  cet  incident.  Néanmoins,  la  tradition,  malgré 
ces  détails  d'une  époque  postérieure,  est  une  preuve  de 
l'existence  réelle  et  quasi-historique  de  Viçvamitra , 
tandis  que  s'il  eut  été  un  des  chantres  de  l'émigration 
de  la  vallée  de  l'Oxus  à  la  vallée  de  l'Indus,  il  eût  été 
confondu  dans  des  récits  mythiques  avec  des  personna- 
ges fabuleux.  Ainsi  à'Angiras,  qui  fut  sans  doute  un  des 
premiers  poètes  aryas,  qui  donna  son  nom  à  une  famille 
sacerdotale,  les  Angirasas,  et  qui  est  confondu  avec  le 
dieu  Agni,  comme  on  a  pu  le  voir  dans  le  6"  çloka.  Con- 
fusion aisée  à  faire,  car  ce  nom  est  parent  d'Angara,  le 
charbon,  comme  le  fait  remarquer  le  Faksa,  qui  cite  un 
passage  de  V Aitareya. 

(i)  L'orlhographo  correcle  est  Rsi ,  mais  l'usage  a  consacré 
Hichi. 


-  83  — 

Dans  l'hymne  que  j'ai  traduit  et  analysé,  le  lecteur  a 
dû  remarquer  qu'Agni  est  surtout  envisagé  comme  in- 
termédiaire entre  les  dieux  et  les  hommes,  et  comme  sa- 
crificatear,quoiquebien  des  allusions  soient  faites  à  d'au- 
tres qualités  qu'il  possède.  Je  citerai  la  protection  qu'il  est 
censé  accorder  à  la  génération ,  ce  qui  est  la  cause  de 
la  demande  qui  lui  est  faite  d'une  nombreuse  progéni- 
ture mâle.  Mais  son  principal  office  est  ici  d'embraser  les 
offrandes,  de  les  consumer,  et  d'en  porter  l'essence  dans 
ses  flammes  et  sa  fumée  aux  dieux  qui  descendent  aussi 
pour  goûter  les  dousdsspieuxhnmains.  A  côté  de  cet  at- 
ribut,  on  a  pu  voir  qu'il  était  aussibienfaisant  et  amateur 
de  la  vérité;  le  principe  de  ces  qualités  est  contenu  dans 
ces  mots  :  «  Dissipateur  des  ténèbres.  »  En  effet,  pour 
un  peuple  enfant  tel  que  les  Aryas  de  l'époque  védique, 
rien  d'effrayant,  d'épouvantable,  de  malfaisant  comme 
la  nuit  froide,  pleine  d'embûches,  résonnant  des  cris  des 
bêtes  fauves,  et  si  propice  aux  assassinats  et  aux  larcins  ; 
on  comprend  sans  peine  alors  l'adoration  de  ces  hommes 
pour  le  feu,  qui  remplace  le  soleil,  qui  réchauffe,  qui  dé- 
joue les  entreprises  criminelles  et  nocturnes;  et,  en  se 
mettant  à  la  place  de  ces  tribus  primitives,  on  partage 
aisément  les  sentiments  qui  faisaient  appeler  Agni,  le 
feu  divinisé,  du  nom  de  père,  de  pasteur  de  la  vérité. 

Ainsi  donc,  on  a  vu  dans  cet  hymne  Agni  pontife  e^ 
être  bienfaisant.  On  le  verra  plus  tard  dans  la  suite  de 
ces  Etudes  védiques  chanté  comme  messager,  comme 
dieu  de  la  génération,  envisagé  enfin  sous  des  formes  va- 
riées et  bizarres  peut-être,  et  pourtant  empreintes  d'un 
profond  sentiment  de  la  Nature  et  du  Réel. 

GiRAHD    DE   RiALLE. 


DE  L'ÉTUDE  ET  DE  L'ENSEIGNEMENT 

DES  LANGUES  GERMANIQUES 


La  Revue  de  linguistique  me  paraît  fort  heureusement 
inspirée  lorsqu'elle  s'eng-ag-e,  dans  son  prospectus,  à 
demeurer,  aux  premiers  temps  de  sa  publication,  une 
œuvre  d'initiation  élémentaire.  En  Allemagne,  la  lin- 
guistique, la  philologie  comparée  se  sont  affirmées  de- 
puis bien  des  années  déjà  comme  sciences  constituées  : 
elles  ne  sont  une  révélation  pour  aucun  esprit  quelque 
peu  lettré.  Je  ne  prétends  pas,  en  vérité,  que  tout  Alle- 
mand soit  linguiste  ou  philologue,  mais  je  constate 
que,  parmi  les  faits  courants  des  connaissances  clas- 
siques, de  l'autre  côté  du  Rhin,  il  faut  ranger  la  notion 
de  l'unité  des  langues  de  l'Europe  et  de  l'Inde  (avec 
exception  du  basque,  du  finnois,  du  magyare),  le  clas.^e- 
ment  général  de  ces  langues  en  familles  collatérales, 
l'idée,  sommaire  au  moins,  du  caractère  propre  à  cha- 
cune. 

Tout  homme  qui  se  respecte  assez,  n'est  pas,  en 
France,  sans  ignorer  qu'il  y  a  une  science  nommée 
«  l'astronomie,  »  que  cette  science  reconnaît  des  lois, 
explique  la  cause  des  mouvements  apparents,  des  mou- 
vements réels,  donne  le  moyen  de  constater  les  époques 
historiques,  formule  la  mécanique  céleste.  Puis,  à  ces  no' 


—  85  — 

tions  générales,  s'ajoutent  certaines  connaissances  par 
ticulières,  assez  vagues  encore,  j'en  conviens,  mais  dont 
l'on  rougirait  ajuste  titre  de  se  trouver  privé  :  l' attrac- 
tion des  corps  célestes,  l'emprunt  de  la  lumière  plané- 
taire, la  périodicité  des  phénomènes. 

Des  notions  équivalentes  sur  la  linguistique  et  la 
philologie  comparée  sont,  je  le  répète,  monnaie  cou- 
rante en  Allemag-ne  ;  il  faut  avouer  qu'en  France  ces 
données,  si  vagues  pourtant,  si  peu  développées,  loin 
de  faire  partie  du  domaine  public,  ne  sont  que  le  partage 
d'un  nombre  bien  restreint  d'esprits  curieux.  Oserait-on 
dire  qu'il  n'y  a  pas  là  une  lacune  des  plus  déplorables  ? 
Je  ne  prends  pas  à  tâche  de  démontrer  ici  que  la  lin- 
guistique a  bouleversé,  ou  pour  mieux  dire,  a  élargi 
d'une  façon  tout  autant  inespérée  que  merveilleuse  la 
science  historique  ;  et  cela  pourtant  serait  presque 
nécessaire  à  la  masse  considérable  de  ces  prétendus 
lettrés,  dogmatiques  du  statu  qiùo,  tout  aussi  bien  fermés 
aux  résultats  de  la  linguistique  qu'à  ceux,  par  exemple, 
de  la  géologie,  et,  pour  tout  dire,  de  chacune  des  sciences 
naturelles.  Je  ne  donnerai  qu'un  exemple  de  cette  crasse 
et  monstrueuse  ignorance,  et  pour  ces  deux  épithètes  je 
ne  prétends  pas  m  excuser  ;  lisez  plutôt  : 

« Cette  religion  est  le  bouddhisme  ;  elle  re- 

«  monte  peut-être  aussi  loin  dans  les  temps  que  le  chris- 
«  tianisme,  car  l'homme  qui  passe  pour  son  fondateur, 
«  Çàkia-Mouni,  et  qui  vivait  à  peu  près  en  même  temps 
«  que  Mahomet,  n'en  a  été  réellement,  comme  ce  der- 
«  nier  Ta  été  pour  l'islamisme,  que  le  réorganisateur  et 
«  législateur  suprême.  Le  monde,  où  le  levain  chrétien 
«  venait  d'être  mis  depuis  quelques  siècles,  fermentait 
«  puissamment  quand  ces  deux  hommes  parurent.  Dieu, 
«  pour  des  desseins  que  lui  seul  connaît,  permit  qu'ils 


—  86  — 

«  prévinssent  la  religion  du  Christ  auprès  des  nations 
«  de  leur  race.  Ils  lui  fermèrent  ainsi  presque  entière- 
«  ment  l'accès  de  l'Asie,  mais  ce  ne  fut  pas  sans  lui 
«  emprunter  quelque  chose  l'un  et  l'autre,  Çâkya-Mouni 
a.  surtout.  ■» 

Cela  est  tiré  du  Correspondant,  tome  XXX  de  la  nou- 
velle série,  page  1034;  cela  a  été  écrit  en  1865,  cela  est 
signé  par  ce  même  critique  pour  qui  les  recherches  de 
M.  Bréal  sur  certains  rapprochements  mystiques  et  reli- 
gieux (Hercule  et  Cacus),  sont  «  une  sorte  d'ivresse 
scientifique  pardonnable  à  un  débutant.  «  [Ilid.,  XXII, 
p.  875). 

On  me  saura  gré  de  ne  pas  insister  et  de  passer  rapi- 
dement sur  d'aussi  tristes  errements.  Tristes  est  bien  le 
mot,  et,  pour  ma  part,  je  plains  profondément  le  public 
mystifié  de  la  sorte. 

J'ai  hâte  au  surplus  de  quitter  ce  terrain  un  peu  gé- 
néral et  d'apporter  aux  rédacteurs  de  la  Revue  de  lin- 
guistique mon  faible  contingent  à  la  partie  de  leurs 
études  purement  initiatives.  Je  ne  vais  donc  ni  discuter, 
ni  controverser,  ni  supposer,  ni  révoquer  en  doute,  ni 
m'attaquer  aux  points  encore  obscurs  :  je  tâcherai  sim- 
plement de  fciire  comprendre  que  les  études  élémentaires 
germaniques,  et  spécialement  celles  de  l'anglais  et  de 
l'allemand,  puisent  dans  la  méthode  scientifique  la  plus 
évidente  facilitation. 

D'ailleurs,  je  me  plais  à  rappeler  au  lecteur  que  cette 
question  toute  pratique  s'est  trouvée,  plus  d'une  fois 
déjà,  soulevée  avec  non  moins  de  talent  que  de  con- 
viction, notamment  par  deux  rédacteurs  de  la  Revue.  En 
premier  lieu  je  citerai  un  article  de  M.  Chavée,  dans  la 
Revue  germanique  du  31  mai  1860,  puis,  du  même  pro- 
fesseur, une  esquisse,  un  véritable  programme  d'études 


-  87  — 

pratiques  de  philolog"ie  classique,  dans  V Opinion  natio- 
nale du  17  octobre  1863.  Enfin,  j'appellerai  tout  parti- 
culièrement l'attention  sur  la  vigoureuse  et  catégorique 
brochure  de  M.  de  Caix  de  Saint-Aymour  :  La  Question 
de  V enseignement  des  langues  classiques  et  des  langues 
vivantes  au  Sénat  et  devant  V opinion  publique.  —  Leur 
avenir  par  la  méthode  comparative  ;  1866. 

J'entre  de  suite  en  matière. 

« Se  créer  un  centre  autour  duquel  on  vient 

grouper  les  faits  de  façon  à  ce  que  la  pensée  puiss»3  tou- 
jours les  retrouver  à  un  certain  ordre  et  à  une  certaine 
place,  n'est-ce  pas  là  tout  le  mécanisme  de  la  mémoire. 
Or  la  philologie  comparée  n'a  rien  fait  autre  chose  que 
créer  ce  centre,  ce  type,  dans  la  reconstitution  du  parler 
primitif  indo-européen.  »  Ainsi  s'exprime  l'auteur  de  la 
brochure  que  je  viens  de  citer,  p.  13. 

«  Or,  et  ici  je  m'adresse  à  l'article  de  V Opinion  natio- 
nale, de  même  que  la  reconstitution  de  la  langue  aryaque 
a  été  le  terme  suprême  et  le  but  de  tous  les  efforts  de  la 
philologie  indo-européenne  contemporaine,  l'organisa- 
tion intime  de  cette  même  langue,  son  anatomie  et  sa 
physiologie  doivent  être  le  point  de  départ  de  toute 
étude  rationnelle  d'une  langue  indo-europénne  quelle 
qu'elle  soit.  » 

Je  reviens  à  l'auteur  de  la  brochure  :  «  Toutes  nos 
langues  actuelles  sont  plus  ou  moins  malades,  c'est-à- 
dire  que  les  radicaux  communs  se  sont  usés,  que  les 
désinences  sont  devenues  frustes ,  qu'en  un  mot  le 
vocable  a  perdu  sa  primitive  et  parfaite  organisation  ; 
le  latin,  le  grec,  et  le  sanskrit  lui-même,  n'ont  pas 
échappé  à  cette  dégradation  pathologique  qui  fait  de 
tous  les  idiomes  indo-européens  des  êtres  toujours  vi- 
vants, mais  plurf  ou  moins  malades,  tandis  que  l'aryaque 


—  88  — 

n'est  autre  cliose  que  la  lang-ue  indo-européenne  bien 
portante.  » 

Je  crois  indispensable  de  prévenir  ici  l'objection  que 
soulèverait  tout  naturellement  l'idée  de  retard  dans  la 
marche  vers  le  but,  et  de  complication  dans  cette  étude 
préalable  de  la  lang-ue-mère.  Sans  aucun  doute,  la  resti- 
tution de  toutes  les  formes  aryaques  peut  présenter  en 
maintes  circonstances  des  cas  difficiles,  des  passages 
délicats,  mais  ce  n'est  point  la  discussion  de  ces  recons- 
titutions périlleuses  dont  il  est  à  présent  question  ;  on  ne 
demande  à  l'étudiant  que  la  connaissance  de  la  morpho- 
logie de  ce  type  tout  restitué.  Ce  type  admirable  de 
simplicité,  si  nous  le  considérons  dans  son  essence 
même,  ne  nous  offre  que  deux  parties  du  discours  : 
en  premier  lieu  quelques  dix  pronoms  simples,  racines 
pronominales,  par  exemple  twa,  indiquant  la  seconde 
personne,  puis  quelques  trois  cents  verbes  simples,  ra- 
cines verbales,  par  exemple  da,  donner.  C'est  l'affaire 
de  quelques  heures,  je  ne  crains  pas  de  l'affirmer,  que  la 
possession  parfaite  de  la  théorie  de  la  dérivation,  base 
de  tout  le  système  linguistique  ;  par  dérivation,  j'en- 
tends la  production  par  la  racine  pronominale,  unie  à  la 
racine  verbale,  P  des  noms,  soit  substantifs,  soit  adjec- 
tifs, soit  participes,  PAtr,  le  nourrisseur  ;  2"  du  verbe 
conjugué  PAmi,  je  nourris. 

On  comprend  que  je  ne  puisse  insister  sur  ce  point;  je 
répéterai  seulement  que  la  simplicité  de  cette  étude  pré- 
liminaire est  telle,  que  quelques  heures  d'attention  et 
d'exercices  de  décomposition  et  de  recomposition  de  vo- 
cables suffiront  amplement  à  mettre  en  possession  de  ce 
fonds  essentiel. 

En  ce  qui  concerne  les  trois  cents  racines  verbales, 
l'usage  les  aura  bientôt  gravées  dans  la  mémoire,  et  sans 


—  so- 
le moindre  effort  d'intelligence  ;  elles  sont  souvent  si 
peu  déguisées,  même  dans  les  mots  appartenant  à  des 
langues  de  troisième  ou  quatrième  degré  :  par  exemple 
STA,  se  tenir,  dans  oHikcle;  GNA ,  connaître,  dans 
icmble:  I,  tendre  vers,  aller,  dans  ambition,  et  l'on  voit 
que  je  m'adresse  à  des  mots  composés  dans  lesquels  la 
difficulté  est  augmentée  à  dessein. 

Pour  tout  dire,  c'est  presque  un  jeu  à  un  individu  par- 
lant une  langue  indo-européenne,  Français,  Hollandais, 
Italien,  Allemand,  Polonais,  Grec,  que  de  se  rendre 
maître  de  cette  donnée  fondamentale,  type  des  données 
secondaires. 

Ce  qui  différencie  les  unes  des  autres  chacune  de  ces 
données  fc-econdaires,  ce  sont  les  procédés  différents 
appliqués  au  traitement  du  type  commun.  C'est  presque 
une  naïveté  que  de  parler  ainsi,  mais  si  l'on  considère 
que  je  ne  m'adresse  qu'aux  personnes  absolument  étran- 
gères à  la  méthode  comparative,  l'on  me  saura  gré 
d'appuyer  sur  les  choses  les  plus  simples.  Chaque  idiome 
a  son  mode  caractéristique  de  devenir  :  l'aryaque,  pour 
passer  au  français,  a  recours  à  des  procédés  tout  autres 
que  ceux  dont  il  se  sert  pour  passer  à  l'irlandais,  au 
breton,  au  polonais. 

Etant  connue  la  forme  première  aryaque,  l'examen  des 
lois  effectuant  le  passage  de  cette  forme  aux  formes 
germaniques,  aboutira  forcément  à  la  connaissance  des 
vocables  allemands  et  anglais,  ce  qu'il  faut  démon- 
trer. 

Nous  commencerons  par  écarter  deux  des  quatre 
branches  germaniques,  à  savoir  :  le  gotique  (1),  éteint 

(1)  J'écris  gotique  et  non  gothique^  d'après  le  «  goticus  »  de 
Tacite  et  des  auteurs  latins.  Ceux-ci  reproduisaient  fidèlement, 


~  90  — 

sans  représentant,  et  le  Scandinave,  dont  les  fils  actuels, 
suédois,  danois,  islandais,  ne  nous  sont  de  rien  pour 
l'instant.  Restent  le  haut  allemand  et  le  bas  allemand. 

Et  d'abord,  pour  montrer  la  puissance  de  la  méthode 
comparative ,  convenons  de  ne  l'appliquer  dans  cette 
étude  qu'à  grands  traits,  à  grandes  lignes  ;  laissons  de 
côté  bien  des  formes  intermédiaires,  celles,  par  exemple, 
du  moyen  haut  allemand  qui  relie  l'allemand  moderne, 
ou  nouveau  haut  allemand ,  à  l'allemand  de  Charle- 
magne,  vieux  haut  allemand  ou  tudesque.  Ces  formes, 
auxquelles  nous  ne  nous  arrêterons  pas  dans  un  coup 
d'œil  général,  méritent  bien  entendu  de  la  part  du  sa- 
vant le  plus  scrupuleux  respect;  elles  sont  le  gage  de 
la  véracité  de  ses  déductions,  la  base  même  de  ses  resti- 
tutions. Mais  ici,  où  je  ne  discute  ni  ne  soulève  les  diffi- 
cultés, l'on  voudra  bien  me  croire  sur  parole,  quitte  à 
contrôler  mes  assertions,  et  cela  ne  demandera  pas  beau- 
coup de  peine. 

Je  viens  de  donner,  il  y  a  six  ou  sept  lignes,  la  suite 
complète  de  la  tige  haute  allemande  ;  on  voit  que  cette 
progression  est  de  la  plus  absolue  simplicité.  Une  seule 
observation  est  ici  nécessaire.  Je  veux  parler  de  cette 
orthog-rafhe  déplorable,  l'orthog-raphe  dite  de  Luther, 
véritable  calamité  étymologique,  sur  laquelle  je  n'insiste 
pas,  dont  on  peut  se  rendre  compte  par  ces  exemples  : 
Friede,  paix,  zielen^  viser,  ne  sont  que  des  fautes  d'or- 
thographe légalisées  par  l'usage,  pour  Fride,  zilen,  et 
que  l'usage  d'ailleurs  révélera  en  peu  de  temps. 

Le  devenir  du  bas  allemand   commun  est  plus  com- 

comme  il  est  facile  do  s'en  convaincre,  la  prononciation  germa- 
nique. En  effet,  le  tli  gotique  est  une  siftlante  au  même  titre  que 
le  Ih  dur  anglais  :  ce  n'est  point  uni!  explosive. 


—  91  — 

pliqué.  Deux  divisions  s'établirent  de  bonne  heure  dans 
son  sein,  le  frison  d'une  part,  d'autre  part  le  saxon  ;  ce 
dernier  se  sépara  en  deux  tiges  :  l'ang-lo-saxon,  d'oii 
l'anglais,  et  le  saxon  proprement  dit,  d'où,  par  une  nou- 
velle division,  le  plattdeutsch  et  le  néerlandais  ;  celui-ci 
s'individualise  à  son  tour  en  hollandais  et  en  flamand. 

Au  premier  coup  d'œil,  cette  énuraération  peut  sem- 
bler confuse  ;  il  suffit,  pour  la  rendre  claire  et  frappante, 
de  dresser  au  moyen  de  six  ou  sept  traits  un  arbre  gé- 
néalogique. 

J'ai  promis  de  mettre  à  jour  les  résultats  de  la  méthode 
comparative  d'après  les  traits  les  plus  généraux  et  en 
quelque  sorte  à  vol  d'oiseau  ;  je  tiendrai  cette  promesse. 
Je  ne  m'occuperai  donc  pas  de  la  marche  des  voyelles 
de  l'aryaque  à  l'allemand  et  à  l'ang-lais,  je  m'en  tiendrai 
aux  consonnes,  et,  parmi  celles-ci,  ne  m'adresserai-je 
encore  qu'aux  explosives,  à  savoir  :  k,  t,  p;  g,  d,  b; 
GH,  DH,  BH;  les  autres  consonnes  étant  fixes  en  prin- 
cipe. 

C'est  qu'en  effet  la  grande  caractéristique  du  procédé 
germanique  est  le  renforcement  des  explosives.  L'explo- 
sive aspirée  devient  explosive  faible  :  ail.  gieszen,  verser; 
gusz,  fusion;  rac.  GHU  (yjj-ixa);  angl.  to  do;  holl.  et 
flam.  docn,  faire;  rac.  DHA  (t(-0'/j-[;,[,  sansk.  da-dhâ-mi); 
angl.  to  hear,  porter;  ail.  {gc)-hdr-en,  porter,  enfanter; 
rac.  BHR  (^épw,  sansk.  bharâmi). 

L'explosive  faible  devient  forte  :  ail.  hoennen,  angl.  to 
can,  holl.  Tiwnnen,  pouvoir,  rac.  GAN  ;  angl.  to  tame^  holl. 
ôemmen,  dompter,  rac.  DAm  (dom-are,  dom-inus,  Sa[;.âw, 
sansk.  dâmyâmi). 

Quant  à  l'explosive  forte  organique,  comment  la  faire 
progresser  ?...  Tout  simplement  en  la  sifflant  :  k  devien- 
dra h;  T,  t/i  (à  la  façon  anglaise);  p  deviendra/.  On 


—  92  - 

rattachera  donc  Jierz  au  latiu  cor,  thou  au  latin  tu,  fusz 
à  pes,  ainsi  de  suite,  et  cette  comparaison  est  trop  simple 
pour  qu'il  soit  nécessaire  d'insister. 

Tel  est  le  principe,  telle  est  la  loi  fondamentale.  Sous 
cette  loi  se  groupent  trois  séries  de  faits  secondaires  qui 
la  complètent. 

1°  Tandis  que  l'Anglais  maintenait  ferme  son  siffle- 
ment th^  les  Néerlandais,  Flamands  et  Hollandais,  l'aflFai- 
blissaient  en  un  simple  d.  Le  fait  est  universel,  a.  tJiorn 
=  li.  doorn^  épine,  a.  the  =  \i.  de,  le,  a.  tîiief^==\i.  dief, 
voleur.  Ce  phénomène,  purement  physiologique,  ne  doit 
causer  aucun  étonnement  ;  c'est  un  fait  qui  se  produira  à 
un  jour  donné  dans  la  langue  anglaise  elle-même,  et 
rien  ne  serait  plus  aisé  que  de  rencontrer  dans  la  classe 
britannique  illettrée  une  foule  de  personnes  prononçant 
l'article  à  la  manière  flamande  et  hollandaise. 

2°  Le  sifflement  à  la  fin  de  la  syllabe,  tantôt  a  résisté, 
tantôt  n'a  pu  se  maintenir,  tantôt  a  transigé.  Ainsi  il  a 
résisté  dans  la  ligne  dentale;  l'anglais  leath-er,  cuir, 
peau,  en  est  un  exemple  ;  d'après  le  principe  n°  1  nous 
lui  opposerons  le  holl.  led-er.  Tantôt,  ai-je  dit,  il  n'a  pu 
se  maintenir  et  la  simple  explosive  forte  a  reparu  ;  donc, 
là  où  un  mot  allemand  possède  un /"terminant  la  syllabe, 
nous  aurons  en  bas  allemand  un  p  :  ail.  werf-en,  jeter 
=  flam.  werp-en;  ail.  helf-en,  aider  =  angl.  to  help, 
holl.  help-en;  ail.  lauf-en,  courir  =  angl.  to  leap.  J'ai 
ajouté  qu'en  certains  eus  il  y  avait  eu  transaction,  cela 
concerne  la  ligne  k-Ji;  co  h  à  la  fin  d'une  syllabe  de- 
venant un  simple  sifflement  timide,  à  savoir  le  cJi  doux 
allemand  :  cela  se  présente  dans  la  terminaison  -lich^ 
îcrsprunglich  primordial,  sôerblich  mortel,  weiblich  fémi- 
nin, qui,  pour  être  correcte,  devrait  se  trouver  -lih,  et 
de  la  sorte  répondrait  rigoureusement  au  latin  -lic-us, 


-  93  -  . 

d'où  -lix  {lies)  et  -?w,  mortalis,  etc.  Mais,  à  un  jour  / 
donné,  l'explosive  forte  reparaîtra  :  un  Autrichien,  par 
exemple,  ne  prononce-t-il  pas  déjà  *urs'pmngïiTi,  détrui- 
sant ainsi  toute  l'œuvre  caractéristique  de  sa  langue.  Le 
Hollandais  dit  oorspron'kelijJi,  openlijk.  L'Allemand  est 
donc  encore  relativement  correct  dans  6'5if^ic^  oriental  ; 
le  Hollandais  l'est  beaucoup  moins  dans  oostelijk  ;  l'An- 
glais, enfin,  est  complètemrnt  gâté  easterly^  puisqu'il 
perd  jusqu'à  la  trace  du  k  primitif! 

3"  Voici  qui  est  de  la  dernière  importance  :  tandis  que 
dans  le  bas  allemand,  tout  comme  en  gotique  et  dans 
les  langues  Scandinaves,  un  renforcement  est  la  règle, 
il  arrive  que  dans  le  haut  allemand  un  second  renforce- 
ment a  lieu  en  ce  qui  touche  du  moins  aux  dentales,  d^ 
t,  th.  Ainsi  le  haut  allemand  renforce  les  dentales  du 
germanisme  commun,  c'est  ce  qui  le  caractérise  d'une  fa- 
çon toute  spéciale.  Ce  renforcement  a  lieu  d'une  manière 
bien  simple  :  le  t  d'abord  devient  2^,  de  la  sorte  la  racine 
DAm  [mde  supra)  ayant  donné  au  bas  allemand,  grâce  à 
une  première  progression,   l'angl.   to  tame ,   le   holl. 
temmen,  voici  que  le  haut  allemand  renchérit  et  aboutit 
au  moderne  zaTimen!  Le  zn^anzig,  vingt,  répond  rigou- 
reusement à  twenty,  holl.  twintig,  et  ainsi   de  suite. 
Secondement,  le  dh  aryaque  avait  donné  au  bas  allemand 
un  d^  c'est  donc  un  t  qu'amène  la  seconde  insistance  : 
ainsi   trinken^  boire,   holl.  drinken,  angl.   to   drmk; 
ainsi  treiben,  pousser,  holl.  dripen,  angl.  to  drive,  indi- 
quent une  racine  aryaque  commençant  par  dh. 

Voici  bien  le  moment  de  déplorer  ces  monstrueuses 
fautes  d'orthographe  que  je  signalais  plus  haut  :  au 
lieu  d'un  simple  t,  ne  s'est-on  pas  avisé,  à  une  époque 
relativement  moderne,  d'écrire  un  th!  Ainsi  DHA,  faire, 
est  représenté  en  allemand,  par  êhun  au  lieu  de  'iun, 


-  94  — 

angl.  to  do,  hoU.  doen.  De  même,  à  côté  de  l'angl.  deer, 
thier  bête,  est  pour  Hier  (§Y)p).  Et  ce  ne  sont  pas  là  mal- 
heureusement les  seuls  exemples  à  regretter.  Aumoias 
cela  est  restreint  à  l'orthographe  ce  th,  n'est  point  sifflé, 
et  l'on  prononce  tout  simplement  Hier  et  tun.  Troisième- 
ment ;  aryaque  t,  bas  allemand  tJi  (ou  d).  Comment 
pensez-vous  que  s'y  prit  le  haut  allemand  pour  insis- 
ter?.,. Reportez-vous  au  1**  :  le  même  phénomène  se 
reproduit  ici  pour  la  seconde  fois. 

Le  T  aryaque,  avons-nous  vu,  devient  un  th  bas  alle- 
mand, et  ce  sifflement  fut  conservé  par  l'anglais,  tandis 
que  le  flamand  et  le  hollandais  échouèrent  en  un  d. 
Eh  bien,  le  haut  allemand  avorta  dans  son  entreprise  de 
seconde  progression;  ce  th,  que  nous  montre  l'anglais 
et  qui  avait  été  le  partage  du  germanisme  commun, 
non-seulement  le  haut  allemand  n'arriva  pas  à  lo  ren- 
forcer d'une  manière  quelconque,  mais  il  ne  put  même 
pas  s'y  arrêter.  Chez  lui ,  cette  sifflante  s'avachit 
piètrement  comme  elle  l'avait  fait  en  hollandais,  en  fla- 
mand. Il  est  donc  bien  entendu  que  là  où  nous  avons  un 
th  anglais,  là  nous  devons  trouver  un  d^  non-seulement 
néerlandais,  mais  encore,  hélas  !  allemand  :  trf,  trois, 
angl.  three,  hoU.  drie,  ail.  drei;  tasa,  celui-ci-même, 
angl.  this^  holl.  deze^  ail.  diese{r)\  rac.  TAn,  retentir, 
ang.  thunder,  holl.  donder, ail.  donfier,  tonnerre; TAtra, 
là,  devant,  angl.  there,  hoW.  daar,  ail.  dar ;  rac.  TR, 
tordre ,  tourner,  angl.  to  throng ,  holl.  dringen,  ail. 
dringen. 

J'ajouterai  encore  une  ou  deux  remarques  à  ces  obser- 
vations générales.  La  première  a  trait  au  passage  du  à 
terminal  attendu  dans  le  bas  allemand,  en  un  v  :  ainsi,  en 
face  de  gehen^  nous  aurons  to  give,  et  holl.  geven,  donner; 
en  face  de  leben,  to  live,  et  holl.  leven,  vivre  ;  puis  ce  sera 


~  95  — 

graben, to grave,  {be)graven,  creuser;  hahen^Xo  Tiave^  avoir; 
heben,  to  heave,  élever;  weben,  to  fveave,  holl.  weven, 
tisser. 

La  seconde  concerne  la  représentation,  en  allemand, 
du  d  final  par  les  substituts  de  a^,  qui  sont  sz  et  s  dur,  ss. 
Ainsi,  angl.  foot,  holl.  met  =  non  pas  Fnd,  mais  Fusz, 
pied;  angl.  to  hate^  holl.  haten  —  hassen.  haïr;  angl.  to 
7vié  =  wissen,  savoir  ;  angl.  wJiite,  holl.  wit  =  weisz, 
blanc  ;  angl.  to  split,  holl.  splijten  -=  spleiszen,  fendre, 
angl.  Aear^,  holl.  hart  =  A<?r2:,  cœur;  angl.  hoU  —  Jiolz, 
bois;  angl.  to  lot  =  losen^  tirer  au  sort.  Dans  ces  diffé- 
rents cas  ,  nous  restituerons  donc  un  D  aryaque  à  la  fin 
de  la  syllabe  ou  du  mot  ;  partant,  nous  aurons  un  d  latin 
ou  grec,  vid-eo^  xapc-ia,  ped-s  (  ^=  pei),  etc. 

Il  est  bon  de  remarquer,  en  passant,  l'antériorité  lin- 
guistique des  formes  du  bas  allemand  sur  celles  du  haut 
allemand;  non  qu'on  ait  parlé  bas  allemand  avant  de 
parler  haut  allemand,  mais  bien  d'après  ce  fait  peu  à  l'a- 
vantage du  dernier,  à  savoir,  la  seconde  insistance  sur 
quelques  articulations  du  moins.  Rien  de  plus  faux  donc, 
rien  de  plus  erroné  que  cette  dérivation  linguistique  : 
«  l'anglais,  le  flamand,  le  hollandais  viennent  de  l'alle- 
mand. »  Nous  venons  de  voir  qu'il  n'y  a  entre  les  trois 
premières  de  ces  tiges  et  la  dernière  qu'un  rapport  de 
fraternité,  et  que,  s'il  fallait  trancher  la  question  du  plus 
ou  moins  de  pureté  et  de  conservation,  ce  ne  serait  point 
l'allemand  qui  se  trouverait  favorisé. 

Je  terminerai  par  deux  observations  importantes. 

La  première  a  trait  à  l'allemand  das^  cela,  et  dasz, 
conj.  tque,»  auxquels  correspondent  angl.  that,  holl.  dat. 
On  s'étonnera,  au  premier  coup  d'œil,  en  apprenant  que 
l'un  et  l'autre  proviennent  du  pronom  démonstratif  arya- 
que, au  neutre,  à  savoir,  TAt.  Les  règles  semblent  infir- 


—  96  — 

mées  en  ce  qui  concerne  le  t  final.  Il  faut  admettre  for- 
cément que  ,  dès  la  période  primitive  ,  ce  t  s'est  affaibli 
en  D,  d'où  TAd,  puis  régulièrement  ^aîs,  dasz,  tJiat^  dat, 
et  cela  n'est  rien  moins  qu'une  hypothèse  gratuite,  puis- 
quiî  le  latiu  ,  de  son  côté ,  nous  amène  avec  {is-)  tiid  à  la 
même  conclusion.  Même  observation  à  l'égard  de  wa&  le 
relatif,  angl.  what,  holl.  wat,  s'accordant  avec  le  latin 
quod,  à  restituer  un  KAd,  d'après  toutefois  un  KAt  pri- 
mitif. 

En  second  lieu ,  je  ferai  remarquer  que  l'angl.  what 
contient  de  son  côté  une  grosse  faute  orthographique. 
Le  type  est  KAt  ,  renforcé  en  KWAt  ,  secondairement , 
comme  nous  venons  de  le  voir,  KWAd  :  régulièrement, 
nous  eussions  eu  liwas  en  allem.,  Jiwat  en  holl.  et  en 
anglais.  Malheureusement,  l'aspiration  tomba  dans  les 
deux  premiers  de  ces  idiomes,  ce  qui  se  comprend  d'ail- 
leurs par  la  nature  du  w  :  persistant  dans  l'anglais,  elle  y 
fut  graphiquement  déplacée. 

Mais,  si  l'écriture  porte  tvliat,  la  prononciation  donne 
hwat  qui  plus  est  avec  une  grande  énergie  d'aspir<.tion 
au  commencement  du  mot.  Voilà  tout  à  fait  l'analogue 
de  ce  phénomène  indiqué  plus  haut,  au  sujet  de  thun  et 
autres  mots  allemands  d'une  orthographe  vicieuse  et 
d'une  prononciation  correcte.  Au  surplus,  'what  n'est 
pas  en  anglais  le  seul  vocable  soumis  à  un  aussi  regret- 
table procédé  ;  comparez  TvMte  au  holl.  wit,  à  l'allem. 
Tveisz,  puis  au  latin  castus,  pour  *cadtus,  candoi\  au  grec 
xaOap6ç,  rac.  KAdh,  briller  ;  comparez  ifcTiile,  temps,  loi- 
sir, à  l'ail.  weiU,  au  holl.  wi^l\  le  got.  Jiveila  indique 
bien,  et  à  sa  place,  le  k  de  la  racine;  comparez  wliether^ 
lequel,  à  l'ail,  we^er,  au  goi.Tivathar^  aryaque  KWATARA, 
dérivé  du  pronom  relatif,  en  latin  uter  pour  *cuter  {unde 
est  bien  ^our  "cunde,  témoin  alicunde);  comparez  enfin 


—  97  - 

à  leurs  équivalents  allemands  les  mots  anglais  commen- 
çant par  wh. 

J'en  ai  dit  suffisamment,  me  semble-t-il,  pour  montrer 
la  simplicité  et  la  rég-ularité  extrême  de  la  progression 
des  explosives  aryaques  sur  le  terrain  du  germanisme 
pratique.  Je  n'ai  pas  eu  recours,  veuille  le  lecteur  s'en 
bien  convaincre,  à  quelques  exemples  s'accordant  au  ha- 
sard dans  la  foule  des  mots  allemands  et  ang'lais.  Je  ne 
crains  pas  de  le  dire,  tous  les  vocables  peuvent  passer  à 
l'examen  analytique,  d'après  les  principes  que  je  me  suis 
efforcé  d'exposer.  De  temps  à  autre,  je  ne  dis  pas  qu'on 
ne  puisse  penser  avoir  devant  les  yeux  quelque  excep- 
tion, mais  cela  tiendra  uniquement  au  manque  d'expli- 
cation de  quelques  lois  secondaires,  auxquelles  je  n'ai  pu 
m'arrêter  dans  un  coup  d'oeil  aussi  rapide.  Ces  lois  se- 
condaires sont  analogues  à  celle  que  j'ai  indiquée,  et 
d'après  laquelle  le  t  aryaque  ne  peut  progresser  dans 
le  groupe  sr  :  rac.  STA  {stare)  steheoi;  rac.  STIch  {in- 
stig-are)  steigen. 

Je  ue  veux  abuser  ni  do  l'hospitalité  de  \ii  Revue,  ni  de 
l'attention  du  lecteur.  Puisse  cette  esquisse  à  grands 
traits  éveiller  la  curiosité  de  quelques  personnes  étran- 
gères jusqu'ici  aux  résultats  de  la  philologie  comparée  ! 
Quant  à  moi,  je  tiens  pour  évident  que  la  méthode  com- 
])arative  appliquée  à  l'étude  des  langues  n'a  contre  elle 
qu'un  ennemi  sérieux  :  le  peu  de  notoriété.  En  ce  qui 
concerne  la  routine,  elle  a  beau  faire,  elle  aura  beau  faire, 
elle  cédjra  ici  comme  elle  a  cédé,  comme  elle  cédera  sur 
tant  d'autres  points.  Lorsque  j'entends  accuser  la  mé- 
thode comparative  de  vouloir  apporter  dans  les  études 
classiques  le  retard  et  la  complication,  en  vérité,  je  de- 
meure stupide  :  j'ai  bien  peur,  là  encore,  d'avoir  affaire 

au  critique  de  Çâkya-Mouni. 

Max  Fuehuer.  7 


ESQUISSE  D'ËTYMOLOGIE  GRECQUE 

Par  Ci  corses  Curtiiis 


Grund^Uge  der   griechischen  Etymologie 
Zweite  Aujlage ; — Leipzig,  186G. 


C'est  une  véritable  satisfaction  pour  nous  que  d'avoir, 
dès  le  premier  numéro  de  cette  Revue,  à  attirer  l'attention 
de  nos  lecteurs  sur  le  remarquable  volume  de  M.  Curtius. 
Nous  nous  trouvons  devant  un  de  ces  monuments  vastes 
et  consciencieux,  comme  la  docte  Allemagne,  depuis  une 
cinquantaine  d'années,  n'a  pas  laissé  que  d'en  élever  un 
certain  nombre  :  la  Grammaire  comparée  de  M.  Bopp,  le 
Compendium  de  M.  Schleicher,  d'autres  encore. 

Rien  ne  serait  plus  injuste  que  de  regarder  M.  Curtius 
comme  un  simple  helléniste.  Le  savant  professeur  est  un 
de  ces  ling-nistes  consommés  que  l'on  ne  peut  sortir  de 
son  terrain  en  le  transportant  successivement  sur  le  do- 
maine des  différents  idiomes  de  notre  race.  C'est  ainsi 
que  la  langue  grecque,  dans  les  Grundziige,  n'est  qu'un 
prétexte  à  l'examen  général  du  vocabulaire  indo-euro- 
péen. Il  serait  aisé  de  relever  un  grand  nombre  des  700 
catégories  spéciales  du  présent  volume,  consacrées  en 
totalité,  ou  du  moins  pour  la  meilleure  part,  à  l'étude, 
non  pas  de  vocables  grecs,  mais  de  mots  sanskrits,  sla- 
ves, latins,  etc.  M.  Curtius  ne  s'est  donc  pas  contenté 


—  99  - 

d'expliquer  par  leurs  congénères  les  formes  helléniques; 
il  a  saisi  avec  empressement  la  moindre  occasion  d'ana- 
lyser à  leur  tour  les  vocables  latins,  slaves,  etc.,  d'ori- 
gine incertaine  et  de  dérivation  douteuse.  Ainsi,  le  com- 
mentaire sur  le  no  166  {h)  est  entièrement  réservé  au 
sanskrit  277*^,  arroser,  pleuvoir^  tour  à  tour  confronté  avec 
jSpéxw  et  epsY],  Les  annotations  aux  n^^  199,  203,  307, 
sont  toutes  consacrées  à  langue  latine  :  hariolus,/iiUlis, 

fillMS. 

La  délicatesse  de  ces  opérations  analytiques  est  pous- 
sée à  la  plus  extrême  discrétion.  Dans  l'opinion  de  M. 
Curtius  ,  par  exemble  ,  demeure  irrésolue  la  fameuse 
question  de  quinqite  et  de  coquo,  opposés  dans  leur  forme 
pure  et  persistante  à  leurs  correspondants  Q-àXé^pan'can^ 
TÀ[i.r.t,  fiwf,  fenkl,  d'une  Tpart,  pacâmi,  tâziii),  etc.,  d'au- 
tre part. 

Il  nous  semble  qu'il  y  a  lieu  de  reconnaître  ici  une  de 
ces  racines  dédoublées  dès  la  période  commune  première, 
perverties  dès  la  soucbe  aryaque,  et  vivant  sous  l'une  ou 
l'autre  de  ces  formes  chez  telle  ou  telle  tribu  de  la  grande 
unité,  parfois  même  se  présentant  dans  un  seul  rameau 
sous  les  deux  formes  à  la  fois.  Le  nombre  de  ces  racines, 
cédant  dès  l'âge  organique,  est  sans  nul  doute  bien  res- 
treint; il  est  possible  néanmoins  d'en  rassembler  une 
certaine  quantité.  Quoi  qu'il  en  soit,  nous  ne  devons  pas 
nous  étendre  sur  cette  question,  toute  intéressante  qu'elle 
puisse  être,  et  bien  que  M.  Curtius,  p.  74,  l'ait  jusqu'à 
un  certain  point  effleurée. 

Au  sujet  deXuy.oçet  de  lupus,  la  même  distinction  nous 
paraît  devoir  être  introduite.  Dès  la  période  commune, 
le  vocable  organique  wiika-s  aurait  labialisé  son  k  ;  de  là, 
le  got.  mtlfs  et  le  latin  lupus  d'une  part;  d'autre  part,  sk. 
vrlias^  grec  aûxoç,  le  lithuanien  vlllias.  C'est  en  vain  que 


—  100  - 

M.  Curtius  cherche  à  faire  admettre  la  labialisation  du  k 
aryaque,  non  plus  dans  la  période  primitive,  mais  bien 
dans  le  passag-e  au  latin.  L'exemple  qu'il  fournit  de  sa- 
pere,  goilter,  est  précisément  sa  condamnation,  témoins 
les  langues  germaniques,  par  exemple,  le  tudesque  saf^ 
suc.  Les  idiomes  slaves  ont  encore  ici  conservé  le  k  orga- 
nique :  esclav.  soTiu  et  lith.  sùnJia,  suc.  De  son  côté,  le 
latin  nous  présente  ce  singulier  phénomène  auquel  tout 
à  l'heure  nous  faisions  allusion,  à  savoir  la  conservation 
des  deux  formes  aryaques  :  la  régulière  dans  sucus  '■=^ 
SAKAS,  la  dérivée  dans  sapio. 

M.  Schleicher  repousse  énergiqueraent  cette  possibilité 
de  devenir  du  k  aryaque  au  p  latin  ;  mais  le  savant  profes- 
seur nous  semble  ne  pas  se  rendre  compte  de  lupus,  iVd]iYès 
la  véritable  raison,  en  ne  s'adressant  pas  à  un  dédouble- 
ment organique  ,  mais  à  un  emprunt ,  comme  il  le  fait 
très  légitimement  en  ce  qui  concerne  Pelronius,  popina, 
pahimhes.  Mêmes  réserves,  quanta  limpidîcs. 

Pour  en  revenir  aux  Grundzilge,  on  découvre  aisément 
que  cette  persistance  à  tirer  des  c,  qu  latins, de  p  aryaques, 
et  de  K  aryaques  des^;  latins,  est  due  à  la  conception  du 
gréco-italisme,  dont  M.  Curtius  est  un  des  plus  fermes 
soutiens. On  a  longtemps  admis  sans  discussion  et  comme 
un  fait  inattaquable,  une  union  secondaire  latino-hellé- 
nique, c'est-à-dire  la  séparation  en  un  seul  rameau  d'avec 
leurs  frères,  des  tribus  d'où  seraient  sortis  à  leur  tour, 
dans  la  suite  des  âges,  d'un  côté  les  Cirées,  de  l'autre 
les  Italiotes. 

L'espace  nous  manque  pour  entamer  une  discussion 
suivie  sur  ce  point  ;  contentons-nous  do  protester  contre 
cette  singulière  théorie  du  pélasgisme,  à  laquelle  nous  re- 
viendrons d'ailleurs  en  temps  opportun.  Nous  nous  eiîbr- 
cerons  d'établir  clairement  que,   s'il  faut  admettre  une 


—  101  — 

unité  secondaire  des  peuples  destinés  à  envahir  le  sud  de 
l'Europe,  nécessairement  il  faut  accepter,  à  côté  des 
Grecs  et  des  Italiotes,  les  pères  du  rameau  celtique.  En- 
fin, et  malgré  ces  prétondues  racines  pélasgiques  si  com- 
plaisamment  relevées  par  M.  Curtius,  dans  Yvwp(Ço)  et 
gnârigare^=- narrare  ;  vi\).oq  Qinemus;  dans  la  forme 
radicale  or  de  oriri  et  opvu[/t,  opposée  à  r,  ir,  du  sans- 
krit et  du  zend;  dans  su,  particulier  aux  prétendus  Pe- 
lasses dans  -/aaauoj  près  de  suo^  et  donné  comme  secon- 
daire d'un  aryaque  siu,  cfr.  sansk.  sîvyâmi,  je  cous;  got. 
siujan,  api)roclier  ;  litli.  siutas,  approché  ;  dans  la  forme 
reconstituée  asak,  d'après  lap,  pour  ecap,  et  le  latin  as- 
sir^  opposée  au  sansk.  asram,  sang*,  etc.,  nous  pourrions 
démontrer  que  les  liens  primitifs  de  Celtes  à  Latins 
sont  })lus  strictement  formés  que  ceux  de  Latins  à  Hel- 
lènes. 

Quoi  qu'il  en  soit,  nos  réserves  une  fois  introduites  sur 
cette  partie  toute  spéciale  de  l'introdution  du  livre  de 
M.  Curtius  (p.  84),  nous  ne  pouvons  dans  cette  même 
introduction  qu'admirer  les  nombreux  et  lucides  ensei- 
gnements qu'elle  renferme  ,  et  tout  particulièrement 
l'examen  si  serré  de  la  théorie  de  M.  Pott  sur  les  préfixes 
(p.  30).  Nous  transportant  ensuite  à  la  seconde  partie  du 
volume,  nous  reconnaîtrons  que  le  travail  sur  les  demi- 
consonnes  aryaques,  w  et  y,  dans  leur  passage  aux  dia- 
lectes grecs,  est  au-dessus  de  tout  éloge  (p.  492  à  011). 
Vraimeut,  voilà  le  chef-d'œuvre  de  la  discrétion  analy- 
tique et  du  scrupule  dans  l'examen. 

Quelques  lignes  plus  haut,  nous  avons  fait  remarquer 
que  M.  Curtius  avait  sectionné  la  partie  lexiologique 
comparative  en  700  numéros  distincts;  c'est  assez  dire 
que  l'auteur  ne  s'adresse  pas  directement  à  la  grande  di- 
vision des  racine-  aryaques.  Les  racines  organiques  du 


-   102  — 

système  indo-européen  ne  s'élèvent  pas,  en  effet,  an 
nombre  de  300.  Est-ce  dans  une  vue  de  facilitation  pour 
les  recherches,  de  distinction  nettement  déterminée  dans 
les  analyses  diverses,  que  l'auteur  a  cru  devoir  se  con- 
former à  un  pareil  plan?...  Ce  motif  ne  nous  semblerait 
pas  acceptable  ,  et  ne  contrebalancerait  pas  à  nos  yeux 
les  avantages  immenses  d'une  classification  naturelle, 
subséquemment  dépouillée  par  un  index  rigoureux. 

Evidemment,  ce  terme  de  «  classification  naturelle  » 
demande  à  ne  pas  être  entendu  sans  réserves.  La  nature 
ignore  Ip  systèmes ,  et  c'est  par  un  travail  purement 
personnel  que  l'esprit  humain  opérant  sur  le  fond  natu- 
rel un  et  continu  le  divise  artificiellement  en  classes  mul- 
tiples. Pourquoi,  dès  lors,   attribuer  à  ces  distinctions 

factices  l'épithète  de  naturelles? Dans  ces  sortes  de 

groupements,  chacun  des  classificateurs  affirme  à  coup 
siir  n'avoir  rien  concédé  à  sa  fantaisie  propre. — Mais  ces 
prétendus  décalques  de  l'ordre  réel  des  faits  ,  gardons- 
nous  de  les  tenir  pour  articles  de  foi.  Les  classifications 
linguistiques  n'ont  pas  plus  de  réalité  que  les  classe- 
ments zoologiques  :  Cuvier,  le  professeur  Giebel,  le  pro- 
fesseur Kaup  ,  Gegenbauer,  les  naturalistes  du  passé  , 
ceux  du  jour,  ne  se  sont  pas  accordés,  ne  s'accordent  pas 
dès  qu'il  s'agit  de  grouper.  Naturalistes  et  linguistes  de 
l'avenir  seront-ils  plus  heureux  ? — Toutefois,  ces  restric- 
tions une  fois  posées  sur  la  nature  des  classifications , 
nous  osons  affirmer  qu'une  systématisation  est  de  tout 
point  indispensable,  et  que  la  nécessité  des  sectionne- 
ments est  inhérente  à  l'esprit  humain  :  c'est  en  ce  sens, 
selon  nous,  que  le  classement  est  naturel.  Dès  lors,  nous 
nous  permettons  la  critique  du  procédé  de  l'auteur  des 
Grundziige. 

Pour  avoir  une  simple  idée  de  la  méthode  de  M.  Cur- 


—  103  — 

tius,  rappelons-nous,  par  exemple,  la  racine  UJJG^frot- 
ter^  traire.  Les  Grundzilge  nous  présentent  eu  premier 
lieu  une  racine  MEAF  sous  laquelle  se  trouvent  rang-és 
àlxé^Yw,  je  trais,  a\).zK%\q^  succion,  comparés  à  miilgeo,  je 
trais,  et  sansk.  marlmi.,  j'ôte  en  essuyant,  en  frottant. 
—  En  second  lieu,  arrive  une  racine  MEIT  avec  à[j.épYo> 
j'exprime,  je  pressure,  qxépYvujj.'.  ,  j'essuie,  à  côté  de 
merges,  instrument  à  mettre  en  gerbes,  puis  ce  même 
sansk.  marjwd  de  tout  à  l'heure  ;  et  cela  pour  une  ques- 
tion de  pélasg-isme  !...  Mais  n'y  revenons  pas. 

Il  nous  semble  que  ces  deux  numéros  bien  distincts, 
gratifiés  qu'ils  le  sont  d'un  W  majuscule  [Wurzel,  ra- 
cine), se  seraient  logiquement  trouvés  réunis  sous  la 
seule  forme  MI;g,  forme  aryaque  bien  entendu,  qui,  à 
son  tour,  n'eut  été  sous  la  MnhvK^u.^  frotter  ^traire,  qu'un 
secondaire  de  Ml),  amollir,  la  vraie  racine  celle-là, 
le  tj^pe  premier,  non  affecté  d'une  consonne  dérivative. 

Ce  MH,  l'ordre  alphabétique  force  M.  Curtius  à  le  pla- 
cer 300  n°^  plus  bas  que  ses  dérivé  \yt\-^(  et  [xspY,  sous  la 
forme  MAA,  dans  les  vocables  [xaAay.ôç  mou ,  p.wXuç  lâche, 
à  côté  de  mollis. 

C'est  assurément  sans  recherche  aucune  et  par  pur  ef- 
fet du  hasard,  que  nous  sommes  tombés  sur  cet  exemple 
frappant  de  l'inconvénient  qui  existe  à  ne  pas  se  référer, 
du  premier  coup,  à  la  racine  typique,  sous  laquelle  se 
rangeraient  d'elles-mêmes  les  individualisations  diverses. 

C'est  ainsi  que  l'ordre  alphabétique  contraint  encore  à 
séparer  les  uns  d'avec  les  autres  opvuixt,  j'élève,  àXOo[;-at 
je  suis  guéri,  àpSw,  j'arrose,  àpc7r,v  (1)  mâle  (arroseur), 
àxwv,  dard. 

(1)  Tous  droits  réservés  à  l'opinion  qui  rattache  apoYjv  à  la  ra- 
cine Wl,^s,  arroser;  cfr.,  FépcY], rosée. Mais  le  zend  arsan,  mâle, 
mais  le  sansk.  rsabhas^  taureau?... 


—  104  — 

Le  lecteur  n'eût-il  pas  trouvé  plus  de  profit,  plus  de 
satisfaction  même  à  parcourir  sous  une  indication  capi- 
tale I},  tendre  vers,  en  premier  lieu,  l'individualisation 
«  s'élever  »  apparaissant  directement  dans  cpvuij.i,  oriri, 
origo,  et  sk.  rnômi,  je  m'avance;  puis,  au  moyen  d'une 
dérivation,  à  savoir  I'dh,  dans  aXOo[)M  àX8a(v(o,et  rdlmômi^ 
j'accrois? — En  second  lieu,  l'individualisation  «  couler,» 
sous  la  forme  Rd  dans,  àpow,  j'arrose,  sk.  ardras,  arrosé; 
puis  sous  la  forme  î;s  dans  àçirrct^  mâle  ;  zend,  arsan  ;  — 
en  troisième  lieu,  enfin,  l'individualisation  «  pénétrer,  » 
dans  Tk,  d'où  ak  (2),  d'où  ày.wv,  dard,  wxtwv  ((o/.iovç),  = 
ociof  [ocions)  —  sk.  âçîyans  (forme  allong-ée),  plus  ra- 
pide, dans  acuo,  acies,  dans  ïr.zoc,  ïy//.o.;,  ly-Foç  —  eqmùs  — 
acvas. 

Ainsi,  et  jiar  suite  de  l'adoption  d'un  plan  vul- 
gaire, abseuce  complète  dans  les  Grundziige  de  synthèse 
lexiolog-iquo.  Certes,  on  peut  à  juste  titre  redouter  les 
généralisations  prématurées,  les  systématisations  facti- 
ces, les  conclusions  de  fantaisie  ;  mais  il  y  a  loin  à  coup 
sûr  de  ces  hasardeuses  édifications  à  la  simple  collation, 
sous  une  rubrique  typique,  des  membres  épars  de  la 
même  famille. 

Que  ce  conglomérat  naturel  vienne  un  jour  à  se  réa- 
liser au  milieu  même  de  ces  prodigieux  dissécateurs  d'ou- 
tre-Rhin, nous  n'en  doutons  pas  un  instant,  et  du  meil- 
leur cœur  nous  le  leur  souhaitons  au  plus  vite  ;  voilà  qui 
nous  ferait  aisément  passer  sur  quelques  erreurs,  peu 
justifiables  dans  un  système  analytique  à  l'ordinaire  si 
perspicace.  M.  Curtius,  par  exemple,  pas  plus  qu'aucun 
linguiste  allemand,  n'a  soupçonné  dans  le  Y  aryaque  une 
source  du  g  germanique. 

(2)  Cfr.  W  courber^  donnant  par  hk  la  forme  ak,  ank  :  zend, 
aka.)  et  lat.  uncu-s,  crampon  j  JJGu  la  l'orme  ag  aisgh,  tingo  ;  etc. 


—  105  — 

Ces  restrictions  diverses  ne  doivent  pourtant  pas  nous 
éloigner  de  notre  premier  et  sincère  sentiment.  L'auteur 
des  Gnondzilge  ,  tant  en  colligeant  les  vues  particuliè- 
res des  différents  linguistes,  auxquels  il  renvoie  du  reste 
dans  chacun  de  ses  commentaires  avec  une  précieuse  ri- 
gueur (1),  qu'en  soumettant  chaque  vocable  à  son  propre 
examen,  si  plein  de  tact  et  de  finesse,  a  rendu  à  la  science 
des  langues  un  service  signalé  ,  livrant  aux  initiés  un 
indispensable  mémento,  aux  commençants  une  mine  de 
documents  d'une  richesse  et  d'une  sûreté  inappréciables. 

Notre  vœu  le  plus  vif  est  que  ce  précieux  volume  soit 
accueilli  comme  il  le  mérite  ,  je  n'ose  dire  malheureuse- 
ment dans  les  classes  universitaires,  mais  au  moins  par 
ceux  des  préposés  à  l'instruction  publique  qui  voient 
autre  chose  dans  le  professorat  qu'une  triste  et  stérile 
routine  :  la  routine  aujourd'hui,  nous  ne  craignons  pas 
de  l'affirmer,  est  un  acte  d'improbité.  Quelle  différence 
oserait-on  établir  entre  ces  Jeux  choses  :  enseigner  l'er- 
reur et  passer  sous  silence  ce  qui  doit  être  enseigné  ? — 
Parmi  les  jeunes  gens  qui  se  destinent  à  ce  noble  minis- 
tère de  l'instruction,  il  y  a  heureusement  abondance  d'a- 
mour pour  la  science,  d'ardeur  pour  le  vrai  :  voici  sous 
leurs  mains  les  plus  merveilleux  instruments  d'investi- 
gation scientifique  ,  voici  les  guides  les  plus  sûrs  ,  les 
plus  consciencieux.  Peuvent-ils  hésiter? 

Abel  Hovelacque. 

(1)  Au  premier  rang,  le  Griechisches  Wurzcllexihon^  de  M. 
Bonfoy.  Berlin,  1839-42. 


LES 


INSCUIPTIONS  CUNÉIFOKMES 


Plus  d'une  fois,  dans  les  pages  de  cette  Revue,  il  sera 
question  du  secours  prêté  au  déchiffrement  des  inscrip- 
tions cunéiformes  par  les  trois  branches  les  plus  impor- 
tantes de  la  science  positive  des  lang-ues,  c'est-à-dire  par 
la  linguistique  indo-européenne,  par  la  linguistique  syro- 
arabe,  et  enfin,  par  la  linguistique  finno-tatare.  En  re- 
vanche, nous  aurons  à  examiner  quels  services  les  textes 
si  précieux  de  l'épigraphie  iranienne ,  assyrienne ,  ou 
scytho-médique  ont  rendu  à  la  linguistique  comparative 
et  à  la  philologie  comparée. 

Fidèles  à  notre  système  d'initiation  et  de  propagande 
scientifique,  nous  résumerons  rapidement  les  faits  rela- 
tifs à  l'histoire  du  déchiffrement  des  inscriptions  cunéi- 
formes ,  en  montrant  la  place  qu'occupe  dans  cette  his- 
toire chacun  des  ouvrages  spéciaux  publiés  sur  cette 
matière. 

Au  demeurant ,  l'intérêt  si  vif  et  si  général  qui  s'atta- 
che à  l'étude  de  ces  monuments  naît  surtout  de  leur  uti- 
lité comme  instruments  de  critique  historique.  Un  con- 
trôle et  un  complément  des  annales  de  la  Perse  sous  les 
Achéménides  ,  une  vérification  officielle  de  quelques  ré- 
cits d'Hérodote  ,  une  sorte  de  contre-partie  de  l'histoire 


—  107  — 

biblique  de  Ninive  et  de  Babylone;  voilà  ce  que  nous  a 
donné  jusqu'ici  la  lecture  de  ces  inscriptions.  Pour  notre 
époque,  c'est-à-dire  pour  le  siècle  du  renouvellement  des 
études  historiques  ,  il  y  a  là  de  quoi  expliquer  l'ardeur 
avec  laquelle  les  savants  et  le  public  lettré  se  sont  occu- 
pés des  faits  sur  lesquels  nous  allons  jeter  un  coup  d'oeil. 

Ces  inscriptions,  dont  tous  les  caractères  sont  compo- 
sés de  coins  {cuneus,  cunei)  semblables  à  des  fers  de  flè- 
che, se  divisent  en  trois  classes  :  1''  inscriptions  dites  de 
la  première  espèce;  2"  inscriptions  médiques  ou  de  la 
deuxième  espèce  ;  3°  inscriptions  assyriennes  ou  de  la 
troisième  espèce. 

C'est,  on  le  sait,  par  le. déchiffrement  des  inscriptions 
perses  des  Achéménides  que  s'ouvrit  la  lecture  de  ces 
fameux  monuments.  En  1802,  un  savanthanovrien,  Geor- 
ges Grotefend,  devina  le  premier  ce  que  devait  contenir 
quelques-unes  des  inscriptions  les  plus  courtes  copiées 
par  le  célèbre  voyag-eur  danois  Niebuhr  sur  les  murs  des 
anciens  palais  de  Persépolis.  Cet  esprit  sagace  et  ingé- 
nieux rechercha  et  trouva  les  noms  historiques  contenus 
dans  les  deux  monuments  qu'il  avait  choisis  pour  objet 
de  son  étude.  Il  lut  Darheusch  (Darius),  Khschharscha 
(Xercès)  et  Goschtasp  (Hystaspès),  et,  à  de  légères  nuan- 
ces près,  les  recherches  et  les  découvertes  ultérieures  ont 
justifié  ces  lectures. 

Dès  lors  ,  on  fut  en  possession  de  la  valeur  d'un  tiers 
environ  des  lettres  composant  l'alphabet  cunéiforme. 

Le  déchiffrement  de  quelques  noms  propres  ,  tel  fut  le 
point  de  départ  de  tous  les  travaux  qui  ont  suivi  ceux 
de  Grotefend.  Or,  parmi  ces  travaux,  il  en  est  qui,  dès 
183G,  revêtirent  un  caractère  scientifique  des  plus  sé- 
rieux :  j'ai  nommé  les  publications  d'Eugène  Burnouf 
et  de  M.  Christian  Lassen, 


—  108  — 

L'étude  comparative  et  raisonnée  des  langues  de  l'Inde 
et  de  l'Europe  venait  de  créer  une  branche  nouvelle  du 
savoir  humain.  Sous  le  titre  de  Grammaire  comparée  du 
sanskrit^  du  zend,  du  grec,  du  latin,  etc.,  Franz  Bopp 
avait  donné  au  monde  savant  le  code  des  lois  physiolo- 
giques et  pathologiques  qui  régissent  la  formation  et  les 
transformations  des  vocables  indo-européens.  On  sut  dès 
lors  que  la  langue  de  l'ancienne  Bactriane,  le  zend,  est 
une  sœur  du  sanskrit.  Le  premier,  Eugène  Burnouf,  dans 
son  Commentaire  sur  le  Yaçna  (1823),  reconstitua  scien- 
tifiquement, dans  ses  détails  et  dans  son  bel  organisme, 
cet  antique  idiome  de  Zoroastre.  Il  fut  tout  naturelle- 
ment conduit  par  ce  travail  à  interroger  les  inscriptions 
cunéiformes  du  pays  dont  il  avait  tant  étudié  le  vieux 
langage,  et,  en  1836,  il  publia  son  Mémoire  sur  deux 
inscriptions  cunéiformes  tvouvées  près  d' Hamadan  (l'an- 
cienne Ecbatane). 

Cette  même  année  et  presque  au  même  jour,  parais- 
sait à  Bonn  un  autre  ouvrage  sur  le  même  sujet.  M.  Chris- 
tian Lassen,  que  ses  Antiquités  indiennes  [Indiscîie 
AltertJmemer  )  ont  depuis  rendu  si  célèbre  ,  publiait 
un  travail  des  plus  remarquables  sur  les  Inscriptions per- 
sépolitaines  cunéiformes  en  perse  ancien  :  décJiif rement  de 
V alphabet  et  explication  du  texte  (die  altpersischen  Kei- 
linschriften  von  Persepolis  ,  etc.).  Pour  l'intelligence 
même  du  titre  de  ce  mémoire,  il  importe  de  i ap- 
peler dès  maintenant  que,  dans  les  six  localités  où  l'on 
trouve  des  Inscriptions  cunéiformes  écrites  en  trois  lan- 
gues, à  Hamadan  comme  à  Persepolis,  à  Suze  comme  h 
Pesargades,  à  Bisoutoun  comme  à  Vân,  ces  inscriptions 
présentent  dans  le  même  ordre,  à  côté  du  texte  perse, 
deux  traductions,  l'une  en  médique  ou,  comme  dit  M.  Op- 
pert,  en  scytho-médiquc,  l'autre  en  assyrien.  Cesinscrip- 


—  109  — 

tions  sont  autant  d'édits  des  rois  de  Perse,  faites  naturel- 
lement pour  être  compris  de  tous  les  sujets  du  royaume, 
et  de  là  cette  rédaction  trilingue  et  ces  trois  systèmes 
d'écriture.  C'est  sur  le  seul  texte  perse  que  s'est  exercée 
la  sagacité  critique  et  divinatrice  d'Eugène  Burnouf  et 
de  M.  Lasseu. 

Or,  sans  qu'ils  se  fussent  le  moins  du  monde  entendus,  -^j^ 
les  deux  concurrents  aboutirent  à  des  lectures  et  à  des 
traductions  presque  identiques. Cet  accord  si  remarquable 
s'explique  pourtant.  Tous  deux,  ils  partaient  des  mêmes 
notions  scientifiques  sur  la  constitution  des  anciens  idio- 
mes de  la  Perse  ,  bien  qu'ils  différassent  sur  l'admission 
de  certaines  variations  dialectiques  dans  la  langue  des 
inscriptions  comparées  au  zend  des  livres  sacrés.  Tous 
deux,  par  conséquent,  mettaient  la  philologie  comparée 
au  service  de  la  paléographie  et  retrouvaient  la  valeur 
des  signes  graphiques  par  la  connaissance  préalable  des 
formes  lexiques  et  grammaticales  d'ailleurs  si  précises 
du  langage  que  ces  signes  représentaient  aux  yeux.  Si, 
dès  1833,  cette  méthode,  avec  ce  qu'elle  doit  produire, 
se  trouve  indiquée  dans  le  Commentaire  sur  le  Yaçna^  il 
est  juste  de  dire  que,  sept  ans  auparavant,  Rask  l'avait 
entrevue  et  fort  habilement  appliquée  dans  les  limites  de 
sa  connaissance  de  la  vieille  langue  bactrienne  qu'il  avait 
étudi^'e  aux  Indes.  Sachant  que  le  le  nom  de  roi  est  re- 
présenté en  zend  par  hhsMyatJiiya^  et  connaissant,  en 
outre,  la  terminaison  du  génitif  pluriel  des  noms  aryens 
et  iraniens  de  la  déclinaison  générique,  l'ingénieux  phi- 
lologue danois  déchiffra  le  titre  pompeux  de  lihsJiàyalhiya 
liltshâyatMyânâm^  roi  des  rois^  si  souvent  répété  dans  les 
inscriptions  des  Sassanides. 

Oui,  dans  ces  deux  mots  qui  suivent  et  dont  le  second 
reproduit  d'aboi'd  les  sept  lettres  cunéiformes  du  pre- 


/•hi 


I 


—  110  - 
mier,  c'est-à-dire  1°  IJi,  2°  si,  3°  a,  4o  ya,  5°  tl,  6»  i, 
''^^  y  (^)> — pour  y  ajouter,  en  g-uise  de  terminaison,  qua- 
tre nouveaux  caractères,  Rask  vit  le  même  nom  1°  au 
nominatif  singulier  [lihsMyathiya^  roi)  et  2^  au  génitif 
^luTiel  {khsMyalhiyanâm,  des  rois).  Or  les  deux  lettres 
nouvelles  N  et  M ,  contenues  dans  cette  terminaison, 
trouvèrent  aussitôt  leur  application  en  même  temps  que 
leur  justification  dans  le  déchiffrement  des  noms  propres 
AurâmazM  (Ormuzd);  Hahhmamshiya  (Achéménès),  etc. 

Et ,  s'il  est  vrai  de  dire  ,  à  certains  égards ,  que  Grote- 
fend  engendra  Rask,  il  est  certes  beaucoup  plus  exact 
d'affirmer  que  Eask  engendra  Burnouf  et  M.  Christian 
Lassen. 

A  ces  quatre  noms  il  faut  en  ajouter  un  cinquième,  si 
l'on  veut  résumer  dans  son  ensemble  la  première  époque 
de  l'histoire  du  déchiffrement  des  inscriptions  cunéifor- 
mes :  j'ai  nommé  le  major  Rawlinson. 

Résident  britannique  en  Perse,  ce  savant  officier  refit 
en  18351e  miracle  deGrotefend.  11  t'avait  que  l'ingénieux 
professeur  hanovrien  avait  déchiffré  quelques  noms  des 
anciens  rois  achéménides ,  mais  il  ne  possédait  rien 
de  ses  travaux.  Dans  son  isolement,  et  n'ayant  alors  que 
des  notions  fort  incomplètes  sur  la  langue  des  monu- 
ments qu'il  voyait  et  copiait  sur  place,  il  inteirogea  d'a- 
bord le  texte  persique  {ihe  persian  columns)  des  deux  ins- 
criptions trilingues  d'IIainadan  ,  celles-là  mômes  dont 
Burnouf,  à  Paris,  étudiait  alors  d'autres  copies  à  l'insu 
de  son  concurrent.  M.  Rawlinson  explique  longuement 
(Journal  of  the  royal  asiatic  Society,  vol.  X,  p.  5  et  6) 
comment,  par  la  longueur  et  la  position  relative  des 
groupes  de  lettres ,  il  parvint  à  déchiffrer  les  noms 
d'Hystaspes,  de  Darius  et  de  Xercès. 

En  1836,  il  avait  déjà  copié  et  déchiffré  une  partie  de 


-  111  - 

la  fameuse  inscription  de  Bisoutoun  (le  savant  anglais 
écrit  toujours  Behisturi),  lorsqu'il  put  comparer  son  œu- 
vre à  celle  de  Grotefend  et  s'assurer  qu'il  était  de  beau- 
coup en  avance  sur  le  célèbre  pionnier  du  déchiffrement 
des  cunéiformes. 

Un  an  plus  tard,  en  1837,  il  envoyait  à  la  Société 
asiatique  de  Londres  son  interprétation  du  commence- 
ment de  l'inscription  de  Bisoutoun  ,  sans  se  douter  le 
moindrement  de  l'existence  des  deux  importants  mémoi- 
res qui  avaient  paru  presque  simultanément  en  France  et 
en  Allemagne  dans  le  courant  de  1836.  Il  s'était  remis 
courageusement  à  son  œuvre  d'interprète  du  monument 
de  Bisoutoun ,  lorsque,  dans  l'été  de  1838 ,  il  reçut  à  Té- 
héran le  Mémoire  sur  deux  inscriptions  cunéiformes  trou- 
vées près  d' Ramadan,  par  M.  Eugène  Burnouf.  Il  vit  alors 
qu'il  avait  été  devancé  par  le  savant  français  dans  la  publi- 
cation de  certaines  découvertes  qu'ilavait  faites  en  même 
temps  que  lui.  Mais  ce  mémoire  de  l'illustre  indianiste 
français  n'était  qu'une  application  épigraphique  de  l'a- 
nalyse savante  de  la  langue  zend  telle  qu'on  la  trouve 
dans  le  Commentaire  sur  le  Yaçna^  et  cet  important  ou- 
vrage fut  envoyé  dans  la  même  année  (1838)  à  M.  Raw- 
linson  par  M.  Mohl.  Ce  fut  à  cet  «  admirable  »  Commen- 
taire que  le  savant  officier  dut  en  grande  partie  le  succès 
de  ses  traductions  (1).  Il  faut  ajouter  que  celte  profonde 
reconnaissance  pour  notre  physiologiste  de  la  langue  du 
Zend-Avesta  ne  lui  fait  oublier  en  aucune  façon  les  se- 
cours précieux,  soit  de  pur  contrôle,  soit  de  révélation 
première  qu'il  dut  aux  travaux  de  M.  Lassen,  aux  essais 

(1)  The  admirable  Commcntary  on  Ihc  Yaçna...  To  this  work 
1  owe  in  a  greatmoasure  thc  succoss  of  my  translations.  (Ou- 
vrage cité  p,  8.) 


—  112  — 

critiques  de  Jacquet,  aux  ingénieuses  observations  de 
Westergaard. 

En  fait,  la  lecture  de  l'inscription  de  Bisoutoun  occupe 
aujourd'hui  la  première  place  dans  l'histoire  du  déchiflFre- 
ment  des  écritures  cunéiformes,  et  cette  lecture,  c'est  au 
major  Rawlinson  que  nous  en  sommes  redevables.  Si  les 
limites  de  ce  travail  le  permettaient,  nous  ferions  bien  de 
nous  transporter  en  pensée  devant  ce  rocher  dont  la  taille 
et  le  polissage  transformèrent  tout  un  flanc  en  un  vaste 
tableau  vertical  ;  nous  arrêterions  notre  vue  sur  le  bas- 
relief  qui  occupe  le  centre  de  ce  tableau,  et  là,  devant  ce 
roi  couronné,  debout  et  terrassant  un  captif  suivi  d'une 
file  de  neuf  princes  enchaînés,  nous  chercherions  à  re- 
trouver en  nous  quelque  chose  de  la  grande  et  sainte 
curiosité  qui  demanda  aux  inscriptions  dont  elle  est  en- 
tourée l'explication  de  cette  scène  de  triomphe  et  de  ven- 
geance. Cette  g'rande  inscription,  formant  une  haute 
colonne  de  lignes  placée  au-dessous  du  roi  Darius  (car 
c'est  lui)  et  de  ses  deux  gardes  d'honneur,  commence 
ainsi  :  Adam  Dârai/aniish  lihsMyathiya  n'azarïa.TihsJiûya- 
iJiiya  liltshâyatJiiy  (ici  la  finit  première  ligne),  ânâw, , 
khsMyatJnya  Pârsiya,  etc.,  etc.,  c'est-à-dire  :  «  Moi 
Darius,  roi  grand,  roi  des  rois,  roi  de  Perse,  roi  des  pro- 
vinces, fils  de  Vashtâspa  (en  grec  Ustaspès),  petit-fils 
d'Arshâma  (en  grec  Arsamès),  de  la  race  de  Hakhâma- 
nish  (en  grec  Akhemenès)   »,  etc,  etc. 

Aux  lignes  11  et  12  :  «  Le  roi  Darius  dit  :  je  suis  roi 
par  la  grâce  d'Auramazd  (Oromazd  ou  Ormuzd)  :  Aura- 
mazd  m'a  donné  l'empire.  »  Viennent  ensuite  les  noms 
de  toutes  les  provinces  qui  font  partie  de  cet  empire. 

Mais,  à  gauche  de  cette  première  colonne  de  texte 
perse,  se  trouvent,  sur  le  même  rocher,  trois  colonnes 
de    texte  écrit  en    d'autres   caractères    cunéiformes  : 


—  113  - 

c'est  la  version   médo-scythique  de  notre  inscription. 

Enfin  ,  au-dessus  de  ces  trois  colonnes  médiques  ,  se 
trouve,  gravée  à  l'aide  d'une  alphabet  cunéiforme  beau- 
coup plus  riche  ,  l'interprétation  assyrienne  de  ce  même 
texte  original  dont  nous  avons  cité  quelques  lignes. 

Peut-être  n'est-il  pas  inutile  de  rappeler  ici  que  les 
inscriptions  perses,  les  premières  étudiées  et  traduites, 
ont  reçu  le  nom  d'inscriptions  de  la  première  espèce,  tan- 
dis que  les  médiques  ou  médo-scythiques  furent  appe- 
lées de  la  seconde  et  les  assyriennes  de  la  troisième  espèce. 

Profitant  des  travaux  de  Burnouf  et  de  MM.  Lassen  et 
Rawlinson,  M.  Westergaard  fut  le  premier  qui  publia  un 
essai  sérieux  sur  l'écriture  et  la  langue  des  monuments 
épigraphiques  de  la  seconde  espèce.  Il  compara  d'abord, 
pour  se  faire  un  alphabet,  les  noms  propres  de  la  traduc- 
tion médique  (on  la  supposait  être  purement  iranienne) 
avec  les  noms  propres  du  texte  original  perse  ;  puis  il 
aborda  les  formes  libres  et  s'aperçut  bientôt  que  plus  de 
la  moitié  des  mots  du  texte,  et  par  dessus  tout  les 
flexions  grammaticales,  n'appartenaient  point  au  génie 
aryaque,  mais  semblaient  se  rapprocEer  du  vocabulaire 
et  de  la  g-rammaire  finno-tatares.  Ce  dernier  aperçu  fut 
singulièrement  confirmé  par  les  recherches  postérieures 
du  D>-  Hincks  (1846  et  1848)  et  de  M.  de  Saulcy  (1850). 
L'empreinte  de  la  version  médo-scythique  du  monument 
de  Bisoutoun  ayant  été  abandonnée  dès  1851  à  M.  Nor- 
ris  par  M.  Kawlinson  ,  M.  Norris  publia  quatre  ans  plus 
tard  (1855),  dans  le  Journal  de  la  Société  asiatique  de 
Londres,  son  commentaire  sur  cette  traduction  si  riche  en 
noms  propres  d'hommes  et  de  localités.  11  put  ainsi  aug- 
menter la  liste  des  lettres  de  la  seconde  espèce  dont  la 
valeur  était  positivement  établie.  Il  fit  plus  :  il  démontra 
que  l'écriture  de  ces  tablettes  est  toute  syllabique  (cha- 

8 


-  114  - 

que  signe  représentant  une  syllabe),  vérité  entrevue  seu- 
lement par  ses  prédécesseurs.  Il  alla  aussi  plus  loin  que 
MM.  Westergaard  et  de  Saulcy  dans  sa  manière  de  consi- 
dérer l'élément  tatare  ou  touranien  dans  la  langue  figu- 
rée par  cette  écriture ,  car,  pour  lui ,  cette  langue  est 
essentiellement  <r  scythique  »  (touranienne)  et  les  mots 
iraniens  qu'elle  présente  n'y  sont  que  des  éléments  ac- 
cessoires, j'allais  dire  des  intrus.  Cette  opinion,  parfaite- 
ment d'accord  d'ailleurs  avec  l'histoire  et  les  traditions 
des  Ilyâts  de  nos  jours,  est  aussi  celle  de  M.  Jules 
Oppert. 

L'histoire  du  déchiffrement  des  inscriptions  cunéifor- 
mes de  la  troisième  espèce  se  rattache  à  la  découverte 
des  ruines  de  Ninive  et  à  la  recherche  des  restes  de  Ba- 
bylone.  Tout  le  monde  a  entendu  parler  des  fameuses 
fouilles  de  l'Assyrie  exécutées  il  y  a  quelque  vingt  ans 
sous  la  direction  de  M.  Botta,  consul  de  France  à  Mos- 
soul,  et  qui  amenèrent  la  découverte  d'un  magnifique 
palais  bâti  par  le  roi  Sargoiin  et  enfoui  sous  un  vaste 
tumulus  du  village  de  Khorsabad.  Tout  le  monde  sait 
aussi  qu'un  explorateur  anglais,  M.  Layard,  après  avoir 
étudié,  grâce  aux  libérales  communications  de  M.  Botta, 
les  résultats  les  plus  précieux  des  excavations  de  Khor- 
sabad,  entreprit  des  fouilles  semblables,  d'abord  à  Kim- 
roùd,  sur  la  rive  gauche  du  Tigre,  où  il  découvrit  trois 
palais,  et  ensuite  à  Koîoundjik,  sur  la  même  rive,  mais 
en  face  même  de  Mossoul,  où  il  déterra  le  palais  de  Sen- 
nakhérib.  Or,  dans  les  explorations  de  M.  Botta  (1851) 
continuées  par  M.  Place,  comme  dans  celles  de  M.  Layard, 
poursuivies  par  M.  Loftus,  ce  qui  frappe  le  plus,  en  de- 
hors de  l'aspect  grandiose  des  monuments,  ce  sont  d'in- 
nombrables briques  couvertes  d'empreintes  cunéiformes; 
seulement,  sur  ces  briques  comme  dans  les  inscriptions 


—  115  — 

murales,  tout  est  d'une  seule  langue  et  d'une  seule  écri- 
ture. 

L'expédition  scientifique  en  Mésopotamie,  exécutée  par 
ordre  du  gouvernement,  de  1851  à  1854,  par  MM.  Fiil- 
gence  P'resnel,  F.  Thomas  et  Jules  Oppert  (1),  nous  ap- 
prend comment  furent  reprises  et  poursuivies  avec  suc- 
cès les  recherches  sur  les  antiquités  babyloniennes  aux- 
quelles Joseph  Beauchamp  (1790),  James  Rich  (1811)  et 
Ker  Porter  (1818)  ont  attaché  leur  nom.  Là  encore,  et 
surtout  dans  les  ruines  du  temple  de  Bélus,  abondent  les 
briques  empreintes  d'inscriptions  cunéiformes  ;  mais  , 
comme  celles  d'Assyrie,  ces  inscriptions  sont  unilingues 
et,  pour  tous  les  interprètes,  —  M.  le  comte  de  Gobineau 
excepté, — l'école  de  lecture  fut  faite  à  l'aide  des  tablettes 
trilingues  de  Bisoutoun,  d'Hamadan,  de  Nakhsh-i-Rous- 
tam,  etc.,  où,  comme  on  l'a  vu,  le  texte  perse  original 
est  toujours  accompagné  d'une  version  médo-scythique 
et  d'une  version  assyrienne.  Après  V Essai  de  M.  Lœ- 
wenstern  (1845),  après  les  articles  de  M.  Adrien  de  Long- 
périer  dans  la  Revue  archéologique  (1847),  après  les  ten- 
tatives de  classement  des  signes  graphiques  assyriens 
par  M.  Botta,  le  D""  Hincks  prouva  le  premier  que  l'écri- 
ture assyrienne  était,  elle  aussi,  toute  syllabique  et  se 
composait  de  plusieurs  centaines  de  groupes  figurant  les 
combinaisons  diverses  des  voyelles  avec  les  consonnes 
dans  une  même  émission  de  voix.  Et  quand  M.  de  Saulcy 
aura,  le  premier  en  France,  établi  sur  ces  vraies  bases 
l'interprétation  descunéiformes  assyriens (1848),  M.  Raw- 
linson  viendra,  par  les  résultats  de  ses  recherches,  con- 

(1)  Publié  par  J.  Oppert.  Paris,  2  vol.  in-4  et  atlas  in-fol.  Le 
tome  II,  publié  lo  premier  (1850),  contient  le  déchiffrement  des 
inscriptions  cunéiformes. 


-  116  — 

firmer  les  vies  du  savant  français,  en  parfait  accord  déjà, 
bien  que  sans  entente  préalable,  avec  les  démonstrations 
du  philologue  irlandais,  M.  le  D""  Hincks.  J'insiste  sur 
cette  concordance  entre  des  trouvailles  scientifiques 
faites  simultanément  par  trois  esprits  d'une  rare  sagacité 
en  Irlande,  en  France  et  dans  l'Asie  occidentale. 

La  traduction  de  l'inscription  commémorative  du  roi 
Nabuchodonosor,  trouvée  par  M.  Rawlinson  à  Borsippa, 
dans  les  ruines  babyloniennes,  fut  entreprise  non-seule- 
ment par  celui  qui  en  avait  fait  la  découverte,  mais  en- 
core par  M.  Jules  Oppert  et  par  M.  Fox  Talbot.  Ici  encore, 
à  part  quelques  légères  dissonnances  amenées  par  deux 
ou  trois  mots  d'une  signification  douteuse,  règne  la  plus 
parfaite  harmonie  entre  lea  procédés  des  interprètes  et 
les  résultats  de  leurs  interprétations. 

A  cette  seconde  épreuve ,  aussi  peu  concertée  et  non 
moins  glorieuse  que  la  première  pour  la  science  des  cu- 
néiformes assyriens,  il  faut  en  ajouter  une  troisième  plus 
décisive  encore  s'il  est  possible,  mais  voulue,  cette  fois, 
et  préparée  par  M.  Talbot.  En  1857,  ce  savant  assyrio- 
logue  anglais  remit  sous  pli  cacheté  à  la  Société  asiati- 
que de  Londres  sa  traduction  d'une  longue  inscription 
trouvée  à  Kalah-Sherghat  et  commémorative  des  exploits 
d'un  Tiglath-Pilésèr,  antérieur  à  celui  de  la  Bible.  Il  de- 
mandait et  il  obtint  du  conseil  de  la  Société  la  comparai- 
son de  sa  traduction  avec  celles  qui  seraient  faites  du 
même  texte  par  d'autres  assyriologues.  Les  concurrents 
furent,  en  dehors  de  M.  Talbot,  MM.  Rawlinson  ,  le  D"" 
Hincks  et  Jules  Oppert.  Eh  bien  1  le  xviii^  volume  du 
Journal  de  la  Société  asiatique  de  Londres  en  fait  foi , 
rien  de  plus  frappant  que  l'accord  remarquable  qui  règne 
entre  les  quatre  traductions.  A  part  deux  ou  trois  va- 
riantes ,  tous  les  noms  propres ,  parmi  lesquels  il  faut 


-  117  - 
compter  trente-neuf  noms  géographiques,  ont  été  lus  de 
la  même  manière. 

Si  MM.  Hincks  ,   Rawlinson  et  de  Saulcy  ont  fondé 
la  méthode  d'interprétation  des  cunéiformes   assyriens, 
M.  Jules  Oppert  est  le  premier  qui  en  ait  scientifique- 
ment reconstitué  la  langue.  Sœur  de  la  langue  hébraï- 
que et  des  autres  langues  dites  sémitiques  (syriaque, 
chaldaïque ,   arabe ,  etc.) ,   l'assyrien   «  se   rapproche , 
dans  ses   lois   phonétiques  ,   à  l'égard  des  consonnes  , 
de  l'hébreu  et  de  l'arabe,  et  s'écarte  des  langues  ara- 
méennes.  2>  Aussi  bien  tous  nos  hébraïsants,  après  avoir 
lu  les  parallèles  établis  par  M.  Oppert  aux  pages  5-10  de 
ses  Éléments  de  la  langue  assyrienne  (1860),  voudront- 
ils  continuer  l'étude  comparative  de  la  vieille  langue  de 
Babylone  et  de  Ninive.  Ce  qui  les  séduira  surtout ,  c'est 
une  liste  de  plus  de  cent  formes  verbales  assyriennes 
trouvées  dans  les  inscriptions  trilingues  avec  la  traduc- 
tion perse  toutes  les  fois  qu'elle  se  rencontre  dans  les 
monuments.  On  dirait  que  le  savant  auteur  de  la  Gram- 
maire assyrienne  tient  à  faire  des  prosélytes  et  des  dis- 
ciples ;  car,  dans  son  étude  sur  Y  Etat  actuel  du  déchif- 
frement des  inscriptions  cunéiformes  (1861).,  il  institue 
une  véritable  méthode  pratique  de  lecture.  Je  recom- 
mande instamment  les  pages  5-7  de  cet  opuscule  à  tous 
ceux  qui  voudront  acquérir  la  conviction  qu'on   pos- 
sède aujourd'hui  les  principes  certains  de  l'interprétation 
des  textes  cunéiformes.  Enfin,  M.  Oppert  a  publié  depuis, 
non-seulement  les  Inscriptions  assyriennes  des  Sargo- 
nides  et  les  fastes  de  Ninive^  mais  encore  les  Fastes  de 
Sargon,  roi  d'Assyrie  (721  à  703  avant  J.-C),  traduits  et 
publiés  d'après  le  texte  assyrien  de  la  grande  inscription 
des  salles  du  palais  de  Khorsabad  ;  ce  dernier  ouvrage  en 
collaboration  avec  M.  Joachim  Menant,  à  qui  l'on  doit 


—  118  — 

d'excellents  travaux  sur  les  noms  propres  assyriens  et  sur 
les  Inscriptions  de  Hammourabi^  roi  de  Babylone  (xvi« 
siècle  avant  J.-C). 

Tel  est,  avec  l'excellent  ouvrage  de  M.  Spiegel  sur  les 
inscriptions  cunéiformes  en  ancien  perse  (Leipzig,  1862), 
l'ensemble  des  travaux  sur  cette  intéressante  matière.  Il 
importait ,  ce  me  semble ,  de  le  faire  connaître  dans  son 
enchaînement  historique  et  comme  en  bloc,  avant  d'en- 
trer dans  les  détails  que  nécessiteront  nos  études  ulté- 
rieures. 

H.  Chavée. 


Le  Gérant^ 
MAISONNEUVE. 


TABLE 


La  Science  positive  des  langues.  —  Son  présent,  son 
avenir,  par  M.  H.  Chavée.  i 

De  l'Aryaque  au  Français,  par  M.  Abel  Hovelacque.        36 

Sur  la  Déclinaison  indo-européenne,  et  sur  la  Décli- 
naison des  langues  classiques  en  particulier,  par 
M.  A.  de  Caix  de  Saint-Aymour.  5i 

Etudes  védiques,  par  M.  Girard  de  Rialle.  67 

De  l'Étude  et  de  l'Enseignement  des  langues  germa- 
niques, par  M.  Max  Fuehrer.  84 

Etude  critique  sur  V Esquisse  d'Etymologie  grecque 
de  M.  Curtius,  par  M.  Àbel  Hovelacque.  98 

Les  Inscriptions  cunéiformes,  par  M.  H.  Chavée.  106 


TYP.     ALt  lS'-I.l';Vy,  BOUL.  DE    CLICUY,  62. 


REVUE 


LINGUISTIQUE 


ET   DE 


PHILOLOGIE  COMPARÉE 


PARIS.— TYP.    ALC IN-LÉVY,  BOUL.  DE    CUCHY,  62. 


REVUE 


DE 


LINGUISTIQUE 

ET   DE 

PHILOLOGIE  COMPARÉE 
Recueil  trimestriel 

DR     DOCUMENTS     POUR     SERVIR     A     LA     SCIENCE     POSITIVE 

DES   LANGUES,   A    l'eTHNOLOGIE, 

A     LA    MYTHOLOGIE     ET     A     l'hISTOIRE 


TOME  PREMIER 
IP  Fascicule  —  Octobre  iSôy. 


■Ê^^^H)?^- 


PA  R  I  S 
MAISONNEUVE  ET  C'«,    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

l5  ,  QUAI     VOLTAIRE 


ARYAOUE  ET  SANSKRIT 


A.     M.,    fî.    Chavée. 

Paris,  14  septembre  1867. 

Monsieur, 

Vous  avez  mille  fois  raison  (i).  Le  sanscrit  n'est  pas  la 
langue  mère  des  idiomes  de  l'Europe  :  c'est  un  idiome  de 
même  famille,  moins  bien  conservé  en  certaines  parties  de 
son  organisme  que  le  grec  et  le  latin,  et  même  que  l'alle- 
mand et  le  slave. 

Vous  avez  déjà  soutenu  cette  vérité  dans  votre  Lexiologie 
indo-européenne,  publiée  en  1848.  Vous  y  revenez,  avec 
des  arguments  irrésistibles,  dans  le  premier  fascicule  de  la 
Revue  de  Linguistique.  Votre  opinion  sur  ce  sujet  n'a  ja- 
mais varié  et  ne  peut  prêter  au  moindre  doute. 

Que  diriez-vous  cependant  si,  en  réponse  à  votre  dernier 
article,  un  confrère  en  philologie  écrivait  :  a  M.  Chavée 
fait  dériver  le  grec  et  le  latin  du  sanscrit.  Erreur  manifeste  ! 
Il  suffit  de  jeter  les  yeux  sur  une  grammaire  sanscrite  pour 
voir  que  cet  idiome  est  moins  intact  en  certaines  parties  que 
nos  langues  classiques.  »  Vous  répliqueriez  sans  doute  : 
«  M'avez-vous  lu?  Par  quelle  étrange  inspiration,  quand  je 

(i)  Voir  le  premier  fascicule  de  la  Revue,  p.  6. 


—  126  — 

m'efforce  de  repousser  une  erreur,  m'attribuez- vous  l'opi- 
nion que  je  combats?  » 

Dans  la  leçon  où,  selon  vous,  j'aurais  émis  cette  grave 
hérésie  grammaticale,  je  me  suis,  au  contraire,  attaché  à  la 
réfuter.  Je  l'ai  écartée  plusieurs  fois  et  j'ai  insisté  sur  ce 
point  autant  que  le  sujet  le  permettait.  Puisque  vous  avez 
pris  la  peine  de  citer  quelques  lignes  de  ce  travail,  laissez- 
moi  vous  remettre  sous  les  yeux  la  page  suivante  : 

a  La  première  supposition  qui  se  présenta  fut  que  les 
a  Hindous  étaient  les  ancêtres  des  peuples  de  l'Europe,  et 
«  que  le  sanscrit  était  la  langue  mère  du  grec  et  du  latin, 
a  Mais  un  examen  plus  attentif  montra  que  cette  hypothèse 
a  n'était  pas  fondée;  bien  qu'en  général  le  sanscrit  nous 
«  donne  des  formes  plus  archaïques  que  le  latin  ou  le  grec, 
«  on  trouve  pourtant  un  certain  nombre  de  points  où  il  est 
«  surpassé  en  fidélité  par  les  langues  classiques.  Elles  ont 
«  gardé  un  petit  nombre  d'anciennes  formes  qui  manquent 
«  au  sanscrit;  elles  se  sont  préservées  de  quelques  altérations 
«  dont  fut  atteint  de  bonne  heure  le  système  phonique  de  la 
«  langue  indienne.  C'est  tantôt  l'un,  tantôt  l'autre  de  ces 
«  idiomes  qui  présente  un  état  de  conservation  plus  parfait. 
«  Le  même  raisonnement,  qui  avait  fait  reconnaître  depuis 
«  longtemps  que  le  latin  ne  pouvait  en  aucune  façon  être  re- 
a  gardé  comme  une  langue  dérivée  du  grec,  dut  faire  ad- 
«  mettre  que  ni  le  grec,  ni  le  latin  n'étaient  dérivés  du  sans- 
«  crit.  On  reconnut  (et  c'est  le  principe  qui  sert  encore  au- 
<  jourd'hui  de  fondement  à  la  grammaire  comparée)  que  le 
«  sanscrit  n'est  pas  la  souche  qui  a  porté  nos  langues  de 
a  l'Europe,  mais  qu'il  est  une  branche  sortie  de  la  même 
«  tige.  »  (Page  8). 

Je  vous  fais  grâce  de  trois  ou  quatre  autres  passages  où  je 
reviens  sur  la  même  idée.  Mais  à  la  page  même  d'où  vous 


—  127  — 

avez  extrait  une  phrase  qui  n'a  pas  le  sens  que  vous  lui 
attribuez,  vous  pouvez  lire  qu'il  faut,  «  à  défaut  de  la  langue 
mère  aujourd'hui  perdue,  »  rapprocher  les  idiomes  classiques 
de  l'une  des  sœurs  issues  du  même  sein. 

Vous  le  voyez,  Monsieur,  en  vous  attaquant  à  moi,  vous 
tirez  sur  vos  troupes.  Je  suis  du  même  avis  que  vous,  et  c'est 
pour  moi  une  trop  bonne  fortune  pour  que  je  ne  la  reven- 
dique pas  hautement,  même  contre  vous. 

Agréez,  Monsieur,  l'expression  de  mes  sentiments  les  plus 
distingués. 

Michel  Bréal. 

Tous  ceux  qui  aiment  le  vrai  pour  le  vrai  seul  compren- 
dront la  joie  que  m'a  donnée  cette  lettre  en  m'apprenant  que 
j'avais  mal  compris  certaine  phrase  où  le  savant  professeur 
du  Collège  de  France  me  semblait  établir  une  distinction  au 
profit  du  sanskrit  VÉDIQUE.  Et  pour  que  le  lecteur  puisse  voir 
avec  quelle  bonne  foi  je  me  trompais,  je  transcris  de  nouveau 
ce  passage  qui  fut  la  source  de  mon  erreur  :  «  La  langue 
a  indo-européenne  primitive,  autant  que  nous  en  pouvons 
«  juger  par  le  monument  le  plus  ancien  qui  nous  EN  est 
«  resté,  c'est-à-dire  par  les  Védas,  n'est  pas,  comme  on  pour- 
a  rait  le  croire,  une  langue  pauvre  et  grossière.  » 

Cette  phrase  qui  m'avait  trompé,  comme  elle  a  trompé 
plus  d'un  linguiste,  me  vaut,  avec  une  délicieuse  lettre, 
l'assurance  d'une  parfaite  unité  de  vues  sur  un  point  fort 
grave  de  doctrine.  N'est-ce  pas  le  cas  de  dire  :  Heureuse 
erreur  ! 

H.   Chavée. 


LES 


VARIATIONS  DU  V  ARYAQUE 


La  philologie  indo-européenne  s'est ,  depuis  sa  créa- 
tion ,  appliquée  à  rechercher  les  lois  qui  président  aux 
changements  que  les  articulations ,  identiques  quant  à 
l'étymologie ,  subissent  en  passant  dans  les  diverses 
branches  de  la  grande  famille  aryenne.  Notre  travail  est 
destiné  à  combler,  s'il  est  possible,  une  des  lacunes  qui 
existent  encore,  en  dirigeant  l'attention  de  nos  confrères 
sur  quelques  changements  rencontrés  dans  la  langue  la- 
tine, et  qui,  selon  nous,  n'ont  pas  encore  été  appréciés 
comme  ils  nous  le  semblent  mériter. 

Ces  études  se  restreignent  complètement  à  des  mots 
indo-européens,  et  sont  alors  destinées  à  élargir  quelque 
peu  encore  le  domaine  déjà  si  développé  des  rapproche- 
ments spécialement  aryens.  Depuis  les  premiers  travaux 
de  Bopp  et  la  découverte  par  Grimm  de  la  grande  loi  du 
déplacement  des  consonnes,  bien  des  savants  ont  étendu 
ces  notions,  et  ont  contribué  à  remplir  les  cadres  formés 
par  les  chefs  de  la  philologie  moderne.  Nous  nous  res- 
treindrons donc  également  sur  ce  terrain  déjà  cultivé,  et 
nous    abandonnerons  à    un  autre  travail   les   notions 


-  129  - 

qu'une  appréciation  plus  élevée  encore  doit  nécessaire- 
ment faire  naître. 

Qu'il  nous  soit  seulement  permis  de  poser,  avant  d'é- 
tendre le  domaine  des  études  aryennes  proprement  dites, 
quelques  principes  qu'il  est  bon  de  ne  jamais  perdre  de 
vue  dans  le  développement  scientifique.  Les  langues, 
telles  que  nous  les  connaissons ,  je  parle  des  idiomes 
chefs  de  souche,  forment  leur  organisme  selon  un  seul 
principe,  un  seul  modèle,  qui,  malgré  des  divergences 
assez  notables,  retrace  toujours  le  même  caractère,  rap- 
pelle toujours  la  même  physionomie  de  famille.  L'orga- 
nisme des  langues  anciennes  est  en  cela  comparable  au 
phénomène  des  langues  de  formation  secondaire  ;  le 
caractère  néolatin  éclate  en  espagnol,  en  français,  en 
italien,  dans  la  grammaire,  quel  que  soit  d'ailleurs  le 
changement  que  le  dictionnaire  a  subi  en  accueillant  des 
éléments  hétérogènes,  et  de  même,  la  physionomie  de 
l'anglais  reste  toujours  germanique,  quelque  considéra- 
bles que  puissent  être  les  apports  que  son  lexique  doit 
aux  langues  latines. 

Ce  même  caractère  se  révèle  avec  une  pareille  inten- 
sité par  l'étude  des  langues  antiques,  des  idiomes  chefs 
de  souche.  Les  Aryas,  en  pénétrant  sur  le  sol  européen, 
ont  implanté  leur  caractère  linguistique,  mais  ils  n'ont 
pas  effacé  le  souvenir  des  aborigènes  qu'ils  trouvèrent 
dans  les  différents  pays,  et  de  là,  les  nouveaux  habitants 
se  sont  superposés,  comme  une  couche  nouvelle,  à  ceux 
qui  existaient  déjà,  et,  par  la  suite,  se  sont  mêlés  aux 
populations  existantes  en  Europe,  pour  former  des  êtres 
ethnographiques  nouveaux.  L'existence  de  ces  anciennes 
populations  est  attestée  d'abord  par  les  quelques  débris 
d'histoire  qui  nous  ont  été  transmis,  puis  par  les  décou- 
vertes toujours  renouvelées  de  la  géologie  et  de  l'anthro- 


-  130  ~ 

pologie.  On  ne  peut  plus  nier  que,  si  la  science  doit  ad- 
mettre des  langues  indo-européennes  ,  elle  doit  égale- 
ment déclarer  qu  'il  n'y  a  pas  de  nations  indo-européennes. 
La  seule  histoire  de  ce  qui  s'est  passé  au  moyen  âge 
nous  enseignera  à  ce  sujet,  et  les  hypothèses  sur  la  for- 
mation des  nations  antiques  comme  procédant  des  seuls 
Aryas,  commence  déjà  à  rejoindre  tant  d'erreurs  aujour- 
d'hui abandonnées. 

Si  la  grammaire  des  langues  antiques,  comme  celle 
des  langues  modernes,  a  un  même  caractère  bien  défini, 
le  dictionnaire  nous  démontre,  même  négativement,  la 
vérité  de  notre  thèse.  Les  philologues  jusqu'ici,  et  je  fais 
la  même  chose  dans  le  présent  travail,  se  sont  attachés  à 
prendre  dans  le  dictionnaire  sanscrit,  grec,  latin,  slave, 
les  mots  qui  leur  paraissaient  présenter  une  analogie 
avec  les  autres  langues.  Ainsi  l'on  parvient,  en  parcou- 
rant une  assez  grande  quantité  de  mots,  à  faire  croire 
à  une  très  grande  similitude  qui  éclaterait  partout  dans 
le  dictionnaire.  Erreur  complète! 

Quand  on  se  place  à  un  point  de  vue  plus  élevé , 
quand  on  envisage  le  dictionnaire  d'une  langue  dans  son 
ensemble,  ce  qui  jusqu'ici  n'a  pas  encore  été  fait,  quand 
on  ne  cherche  pas  seulement  les  vocables  qui  peuvent  se 
rattachera  un  autre  idiome  indo-européen,  quand  on 
n'exclut  pas  ceux  qui  manifestement  n'ontaucun  rapport 
avec  une  des  langues  connues, on  acquiert,  dans  la  formo 
d'une  preuve  négative,  la  certitude  de  l'existence  d'un  ou 
plutôt  de  plusieurs  éléments  allogènes  qui  ont,  dans  de 
différentes  proportions,  envahi  le  lexique  des  langues 
aryennes. 

J'ai  fait  le  travail  pour  le  latin  et  le  grec.  En  tenant 
compte  des  racines  seules  et  même  des  dérivations  pri- 
mitives de  ces  dernières,  mais  en  laissant  de  côté  tous  les 


-  131  — 

dérivés  secondaires  et  les  composés,  on  voit  qu'il  y  a  en 
latin  h  peu  près  40  0/0  de  mots  aryens  ;  les  autres  60  0/0 
ne  peuvent  pas  être  reliés  à  d'autres  racines  indo-eu- 
ropéennes, et  5  0/0  sont  sémitiques.  En  grec,  la  propor- 
tion de  l'aryanisme  est  beaucoup  plus  large,  elle  s'élève 
à  65  0/0,  mais  le  séraitisrae  est  représenté  dans  une  qua- 
druple proportion,  par  20  0/0;  15  0/0  sont  reconnus.  Si 
l'on  considère  les  racines  verbales  exclusivement,  on  voit 
dans  chacune  des  langues  un  autre  rapport  ;  nous  ver- 
rons en  latin  les  racines  aryennes  revendiquer  75  0/0, 
et  en  grec  80  0/0,  c'est-à-dire  plus  des  quatre  cinquiè- 
mes de  la  totalité. 

En  latin,  les  mots  qui,  malgré  leur  déformation,  peu- 
vent être  reconnus  comme  appartenant  sûrement  au  ra- 
meau indo-européen,  ne  sont  pas  même  en  majorité  ; 
mais  il  est  possible  que  des  rapprochements  ultérieurs 
fassent  retourner  quelques-uns  des  mots  aujourd'hui 
énigmatiques  pour  leur  dérivation  aux  langues  aryennes, 
quoiqu'il  ne  soit  pas  probable  que  cet  appoint  nouveau 
puisse  changer  sensiblement  la  proportion  indiquée. 

C'est  de  ces  mots  aryens  que  nous  devons  nous  occu- 
per aujourd'hui,  et  nous  avons  choisi  pour  objet  de  cette 
première  étude  l'accueil  que  le  latin  fait  à  l'aryaque  v^ 
h  la  semi-voyelle  dérivée  de  la  voyelle  u. 

J'ai  choisi  cette  lettre,  parce  que  sa  prononciation  peu 
certaine,  et  représentée  par  une  double  articulation,  lui 
fait  subir  de  nombreuses  transformations,  qui  rendent 
souvent  méconnaissables  de  prime-abord  des  mots  arya- 
ques  pourtant  bien  représentés  dans  la  langue  latine. 

Une  quantité  de  mots  laissent  le  v  aryaque  subsister, 
surtout  au  commencement  ;  nous  citons  : 
'  Vas,  vadis,  VAD,  s.  vad^  dire. 

Vadimonium,  id. 


—  132  — 

Valere^  VAR,  s.  vr. 

Valgus,  s.  valg,  marcher. 

Vapor,  s.  vap. 

Varius,  VAR,  s.  mrya,  ce  qui  offre  un  choix. 

Vas,  vasis,'^YAS,  s.  vas,  être,  demeurer. 

Vasculum,  s.  id. 

Ve,  DVI,  s.  m  ..  de  dvi. 

Vehere,  VAGH,  s.  vah. 

Ventus,  Va,  s.  va,  souffler;  vâta,  le  vent. 

Verres,  s.  varâha,  p.  varâza,  pers.  guràz. 

Vallum,  s.  ?;;• .  défendre. 

Vocare,  vox,  VAK,  s.  mc'. 

Vom-ere,  VAM.  s.  m?w;  gr.  é[x-£a). 

Fo^-o,  ^;<?^^e,  VAR,  s.  vr;  g.  val  [walila). 

Ver,  s.  vasara,  p.  valiâra;  pers.  ^e/i«r;  gr.  âap. 

Vertere,  VART,  s.  vrt,  p.  mr^. 

Ves-tis,  VAS,  s.  ms;  gr.  éc-GYja. 

ViciiS,  VIK,  s.  2?zç,  entrer  ;  gr.  otxoç;  germ.  'p^A,  goth. 
veihs. 
/J^         Vid-ere,  VID,  s.  vid  ;  gr.  ^tS  (  ^â  )  ;  en  si.  et  germ. 
savoir. 

Vis,  VIR,  s.  îJ^m. 

Vir,  s.  -Pfl^ra. 

Virus,  VISA,  s.  ■pûa^. 

Vulnus,  VRANA,  s.  v>rana. 

Vulpes,  VARKA,  as.  et  p.  varka;  p.  gtcrg;  scr.  vrka; 
si.  w^^. 

Quelques  mots  latins,  commençant  par  v,  ne  corres- 
pondent pas  à  un  'p  initial  aryaque;  nous  citons  les  for- 
mations provenant  de  l'antique  racine  viv,  pour  laquelle 
les  langues  aryennes  nous  forcent  à  admettre  la  racine 
primordiale  giù  et,  gvi,  et  avec  le  redoublement,  gvigu. 
Celle-ci,  le  mieux  conservée  dans  le  germ.  quivs  (goth.) 


—  133  — 

et  quick,  rappelle  l'indien  j^??;  en  iramien  (p.  ^i??.  pers. 
ziendeli)^  et.  en  slave  (vus&^^zivu),  la  gutturale  initiale 
est  altérée  en  palatale,  tandis  que  le  latin  a  rejeté  les 
deux  gutturales  en  viv  [vivere^  vita)  et  a  conservé  la  der- 
nière en  vig,  vigêre  et  dans  le  supin  de  vivere  :  victum.  La 
forme  aryaque  dvi  s'est  altérée  dans  viginti,  et  la  prépo- 
sition dvi,  déjà  changée  en  sanscrit  vi,  s'est  perpétuée 
en  latin  dans  les  trois  formes  di,  dis  et  de,  h  côté  de  ve. 

Une  classe  considérable  de  mots  a  changé  le  i)  aryaque 
en  m  latin.  Cette  altération  donne  aux  mots  latins  une 
physionomie  qui  les  rend  assez  dissemblables  aux  proto- 
types ;  mais  il  n'y  a  pas  de  raison  pour  s  étonner  d'un 
pareil  changement  qui  a  sa  source  dans  la  proximité  très 
grande  des  deux  labiales  semi-voyelle  et  nasale.  Physio- 
logiquement  le  v,  que  nous  le  prononcions  en  rendant 
fricatiflQ  ^, ou  que  nous  rendions  semi-consonne  le  w,  se 
rapproche  tellement  du  w,  que,  dans  toutes  les  branches 
d'idiomes,  nous  retrouvons  cette  étroite  liaison.  Non-seu- 
lement en  sanscrit  le  m  et  le  v  jouent  un  rôle  presque 
identique  dans  plusieurs  aftîxes,  non  seulement  dans  les 
langues  sémitiques  apparaît  cette  parenté,  mais  nous 
voyons,  en  Asie,  des  langues  qui  n'ont  pour  l'expression 
des  deux  articulations  qu'une  seule  série  de  signes  ;  telles 
sont  toutes  les  écritures  anarieunes  cunéiformes.  Plus 
tard  nous  remarquons  que  les  Grecs  rendent  les  éléments 
des  noms  propres  baga  dieu,  dard  élevé  par  Mt-^ccet  Mspâ, 
et  l'antique  Mabug  ou  Mambug  (Hiérapolis  de  Syrie), 
jusqu'à  nos  jours  Membég^  est  appelée  Bambyce  par  les 
anciens.  Il  n'y  a  donc  rien  qui  puisse  nous  surprendre, 
pas  même  la  multiplicité  des  formes  latines  qui  en  résulte. 
Toutes  les  langues  européennes,  antiques  et  modernes, 
nous  présentent  une  quantité  de  racines  en  apparence 
très  dissemblables,   qui   ne  résultent  que  des   mêmes 


—  134  — 

orig-ines  développées  par  des  lois  phonétiques  diverses, 
mais  toutes  également  autorisées,  et  reconnues  par  un 
nombre  égal  d'exemples  non  attaqués.  Nous  citons  pour 
mémoire,  ainsi  lupus  et  vulpes  de  l'ar.  varli,  flag  [ffag-ro^ 
J,am-ma,Jlavus)^  et  fulg  {fulg-ere^  ful-men,  fahus)  de 
l'ar.  llirg^fortiî  Qtfulcire  de  Tar.  dhar  (scr.  dhr).  prec- 
ari  et  posc-ere  de  prash  ou  prak  (scr.  prcck,  p.  parc  ou 
/raç)  etc.  Nous  pourrions  encore  citer  de  nombreux  mots 
français  développés  dans  des  formes  différentes,  avec  des 
significations  diverses,  tels  que  orteil  et  article^  sevrer 
etscparer,  etc.;  mais  nous  nous  bornons  à  faire  remarquer 
que  les  langues  antiques  se  sont  développées  de  la  même 
manière  que  les  idiomes  modernes,  car,  de  tous  les  temps, 
l'esprit  humain  se  manifeste  dans  toutes  ses  phases  avec 
les  mêmes  phénomènes  et  selon  les  mêmes  lois. 

On  a  déjà  pu  remarquer  que  bon  nombre  de  racines 
commençant  par  v,  surtout  par  va,  s'altéraient  en  ?^  ;  la 
langue  sanscrite  nous  enseigne  même  ces  phénomènes 
dans  des  cas  précis  ;  ainsi  de  la  racine  vad,  mouiller,  se 
forme  ud  (scr.  et  latin  ud  und),  var,  couvrir,  ur,  etc.  Ces 
racines  se  rencontrent  également  avec  l'initiale  m.  La  sin- 
gulière multiplicité  des  racines  primitives  var^  se  trouve 
ainsi  encore  variée  dans  ses  dérivations.  Nous  avons  : 

VAE,  choisir  d'où  vouloir,  vara  le  choix  (d'un  mari 
p.  ex.) 

VAR,  défendre  d'où  germ.  we^î^  guerre,  vallum,  uras, 
la  poitrine. 

VAR,  répandre,  couler  d'où  le  scr.  vari,  eau,  d'où  le 
grec  oupo  et  le  lat.  ur-ina. 

VAR,  valoir,  d'où  scr.  vara^  vir. 

Nous  trouvons  donc  en  latin  : 

Mare  (dans  toutes  les  langues  européennes,  sauf  le 
grec)  de  vari^  scr.  vari. 


—  135  — 

Mdriius,  le  choisi,  comparable  au  scr.  varita,  l'objet 
du  mra  ou  smyamvara,  la  cérémonie  matrimoniale. 

Mars,  d'un  antique  vavarta,  encore  reconnaissable  en 
Maxtor  s  et  marner  s. 

Mereri,  de  var,  valoir. 

Mîùras,  probablement  de  var  couvrir,  comme  vallum. 

D'autres  mots  qu'intéresse  la  même  permutation  sont  : 

Mas,  maris  de  VAIiS,  scr.  vrsa,  gr.  j:apc7-Y)v. 

Meare,  de  VI,  scr.  vî. 

Med-eri,  de  VID,  savoir  (comp.  scr.  c^^^^5rt,  la  science, 
c'est-à-dire  la  médecine). 

Med-iiari,  de  la  même  racine,  à  moins  qu'elle  ne  se 
rattache  à  med,  médius,  scr.  madhya. 

Mirus,  au  lieu  de  mid-rus,  de  la  même  racine  ce  qui 
vaut  la  peine  d'être  vu. 

Mor-ari  de  VAS  demeurer,  g-erm.  v&s. 

Môs,  moris  de  vasa,  ce  qui  est  établi,  g.  wesen. 

Minuere  de  VAN  diminuer,  d'où  le  germ .  wenig,  et  le 
scr.  ûna. 

Mad-ere,  de  VAD  scr.  ud,  lat.  ud  en  udus,  unda, 
uligo. 

Massa,  la  massue,  de  VAD,  scr.  vadJi. 

Multus,  de  VARDH,  augmenter,  scr.  vrdh. 

Le  V,  au  milieu  des  mots,  entouré  de  deux  voyelles, 
reste  quelquefois  v,  mais  change  souvent  en  m;  ainsi 
nous  notons  : 

Am-are,  AV,  scr.  av,  d'où  vient  également  ovare. 

Clam-are,  clamor  de  KRU  ou  KLU  scr.  cru  çrâv-ay. 

Rumor,  de  RU,  retentir  scr.  ru,  râva. 

Puis  :  amita,  de  avu^, 

Pro-mulgare,  de  vulgus. 

Dor-mire,  de  dorvire  scr.  drd. 

Caminus,  au  lieu  de  cavinus  de  lav  (sémitique) . 


-  136  — 
Nous  avons  encore  à  noter  le  changement  de  v,  en  1, 
ou  peut-être  de  m  en  l  (comparez  scr.  dhmâ,  latin /^«) 
dans  la  syllabe  lens  ou  lentus,  rapprochée  par  Bopp  de 
scr.  vat^  vaut,  zend  vent,  grec  jpevT,  evx. 

Les  changements  le  plus  considérables  sont  pourtant 
ceux  que  le  v  aryaque  subit  en  suivant  immédiatement 
une  consonne.  Il  est  rarement  conservé,  et  nous  ne  con- 
naissons comme  exemple  de  son  maintien,  même  sous 
forme  de  w  que  les  deuxmots5M«^-ere  à.QSvad,  (scr,  svad, 
et  suavis,  au  lieu  de  suâdv-is  scr.  svâdu,  etsuus  de  sva). 
Souvent  il  disparaît  dans  la  voyelle  qui  le  suit,  dans 
une  voyelle  unique  qui,  la  plupart  des  cas,  en  perpétue 
la  substance  par  un  o  ou  un  u.  Ainsi  nous  voyons  : 

Can-ere  de  KVAN,  scr.  hvan. 
Can-is  de  KVAN  ou  KUN,  scr.  cmn,  cun. 
For-es  de  DVAR,  scr.  dvar. 
Son-us  de  SVAN,  scr.  svan. 

Sop-or,  som-nus  de  SVAP,  scr.  svap  germ.  sva/ et  slaf. 
Sud-or  de  SVID,  scr.  svid,  gr.  îô,  germ.  swit. 
Soror  (sosot)  de  svasar  scr.  svasjfgevm.  svistar. 
Sol  de  svar,  scr.  surya. 

Socer  de  SVAKURA,  scr.  çmçura,  russe  svehor,  ail. 
scJiwàher,  grec  èx'jpo;. 

Quelquefois  le  v  ne  se  résout  pas  ainsi,  mais  se  con- 
sonantifîe  et  paraît  ou  sous  la  forme  d'une  vraie 
labiale,  ou  se  fait  remplacer  par  une  des  semi-voyelles 
plus  caractérisées  et  plus  résistantes.  Le  v,  prononcé 
comme  u  dur,  après  une  voyelle,  s'approche  dans  sa 
physiologie  du  r  et  puis  du  L 

Le  V  aryaque  se  condense  en  p  après  s,  dans  les  mots  : 
Sponte  de  sva,  suus,  de  svante,  sorte  d'ablatif. 
Spirare  de  svas;  scr.  gvas  (comme  çvaçura  pour  sva- 


-  137  - 

çura^  çuiJia  ^onv  suhlia,  héçara  pour  làsara). 

Spe-s  et  spèr-are,  de  la  même  racine. 

Sper^no  de  svar  scr .  svr-nâmi. 

Spl-endsre  de  svar,  resplendir,  d'où  scr.  svar,  ciel, 
svarna,  or. 

Ce  changement  de  v  en  p  est  indiqué  comme  régu- 
lier dans  les  langues  iraniennes  après  le  ç  palatal,  prove- 
nant d'un  Ji  aryaque.  Le  latin,  au  milieu  du  mot,  conserve 
le  V  sous  forme  de  v  voyelle  ;  ainsi  nous  voyons  equus 
de  ahva  scr.  açva,  perse  açpa;  mais  au  commencement 
des  mots,  le  Jiv  aryaque,  quand  il  devient  çv  en  sanscrit, 
devient  toujours  cr  : 

Crus,  de  KVAS,  scr.  çms,  zend  çpô. 

Çrastinus  de  KVASTANA,  scr.  çvasiana. 

Cre-scere  de  KVI,  scr.  çvi,  zend  çpi. 

Cre-ta  de  KVAITA,  scr.  çveta,  perse  çpaita. 

Jules  Oppert. 


10 


IDÉOLOGIE  POSITIVE 


FAMILLES  NATURELLES 

DES 

IDÉES    VERBALES 

DANS    LA 

PAROLE    INDO-EUROPÉENNE 


Pour  créer  l'idéologie  positive,  il  faudrait  faire  l'his- 
toire naturelle  des  idées  par  l'histoire  naturelle  des  mots. 

Je  crois  cette  création  possible,  et,  dans  cet  article, 
comme  dans  ceux  qui  suivront,  j'essaierai  de  la  réaliser 
sur  le  domaine  de  la  pensée  et  de  la  parole  indo-euro- 
péennes. 

Dans  chaque  linguistique  spéciale  (linguistique  iudo- 
européenne,  linguistique  syro-arabe,  linguistique  finno- 
tatare,  etc.),  l'idéologie  positive  me  paraît  devoir  cons- 
tituer le  second  degré  du  développement  de  cette  bran- 
che de  la  science  générale  des  langues  et  du  langage.  Le 
premier  degré  est  constitué  par  le  rétablissement  scien- 
tifique des  formes  normales  ou  intégrales  composant  le 
fond  du  parler  primitif  commun  à  toute  une  race,  et  cette 
reconstitution  exige  la  connaissance  préalable  de  toutes 
les  lois  de  variation  phonique  auxquelles  furent  soumises 


~  139  — 

les  diverses  branches  issues  de  la  souche  qu'il  s'agit  de 
rétablir.  Sur  le  terrain  des  langues  indo-européennes,^ — 
à  part  quelques  détails  d'une  importance  relativement 
minime,  —  cet  immense  travail  est  aujourd'hui  terminé. 
On  sait  de  la  manière  la  plus  positive  ce  que  chaque 
voyelle  et  chaque  consonne  de  l'aryaque  (indo-européen 
primitif)  sont  devenues  à  travers  les  âges,  ici,  pour  de- 
venir le  sanskrit  védique,  là,  pour  se  faire  le  zend;  d'un 
côté,  pour  se  transformer  en  vieil  esclavon,  de  l'autre, 
pour  se  renforcer  en  tudesque  ou  en  gothique,  etc.,  etc. 
Au  fond,  toujours  le  même  organisme  syllabique  de  la 
pensée,  et  ce  tout,  rigoureusement  un,  modifiant  ses  for- 
mes extérieures  selon  la  succession  des  temps,  le  mélange 
des  races  et  la  diversité  des  milieux  géographiques. 

Pour  savoir  tout  ce  que  l'on  sait  aujourd'hui  des  va- 
riations phonétiques  de  l'aryaque  et  de  ses  divers  modes 
de  devenir,  on  s'est  adressé  aux  langues  aryennes  elles- 
mêmes,  on  les  a  soumises  à  un  vaste  et  rigoureux  paral- 
lèle. Cette  méthode,  qui  groupe  les  faits  pour  leur  de- 
mander la  loi  qui  les  régit,  est  aussi  celle  que  nous  sui- 
vrons dans  la  recherche  des  variations  logiques  des 
vocables.  Je  ne  veux  rien  inventer,  rien  créer  de  toutes 
pièces  :  je  n'ai  point  le  fétichisme  de  Va  priori.  Je  veux 
seulement  apporter  à  l'examen  de  la  vie  intime  des  mots 
le  soin  que  l'on  apporte  d'ordinaire  à  l'étude  des  change- 
ments, voire  même  des  accidents  qu'ils  subissent  dans 
leur  figure  extérieure,  corporelle  ou  syllabique. 


I 


J'ai  dit  ailleurs  qu'il  fallait  distinguer  soigneusement 
dans  les  langues  ce  qui  est  du  domaine  des  exclamations 


—  140  — 

expressives  d'avec  ce  qui  appartient  au  langage  analyti- 
que proprement  dit.  Par  son  timbre,  par  son  degré  d'al- 
titude dans  l'intonation,  par  ses  modulations  même, 
l'interjection  traduit  directement,  soudainement,  une 
situation  morale  tout  entière  avec  une  puissance,  avec 
une  fidélité  d'expression  que  ne  sauraient  atteindre  les 
phrases  les  mieux  tournées.  Ce  caractère  d'expression 
directe  lui  est  commun  avec  la  mélodie,  j'entends  de  la 
mélodie  qui  jaillit  des  profondeurs  du  drame.  Et  mainte- 
nant, que  certains  cris  interjectifs  aient  donné  çà  et  là 
des  verbes  dérivés,  comme  le  eùaCw,  je  pousse  ;  des  eua  ! 
j'encourage,  provenant  de  l'interjection  eua!  cri  d'ani- 
mation, bravo  !  courage  !  c'est  là  un  fait  de  détail  qu'il 
suffit  d'indiquer  au  passage. 

En  dehors  des  interjections,  le  langage  indo-européen 
ne  présente,  en  dernière  analyse,  que  des  monosyllabes 
pronominaux  et  des  monosyllabes  verbaux,  ou,  ce  qui 
est  la  même  chose,  des  pronoms  simples  et  des  verbes 
simples. 

Le  pronom  est  un  geste  oral  indicatif  de  l'être  indivi- 
duel et  de  la  place  qu'il  occupe;  il  correspond  à  l'idée 
de  substance.  C'est  de  lui  que  sont  nés,  outre  les  arti- 
cles, les  prépositions,  les  adverbes  et  les  conjonctions. 
Ceci  veut  dire  qu'il  y  a  une  embryogénie  et  une  histoire 
des  idées  pronominales  que  j'ai  esquissées  àansFrançais 
et  Wallo7i,  et  que  j'espère  bien  pouvoir  développer  un 
jour  dans  cette  Hevue. 

Le  verbe  simple  est  une  syllabe  représentative  de  l'ac- 
tion; et  ici,  par  <ïc^io?t,  j'entends  un  mouvement,  bruyant 
ou  muet,  conçu  dans  sa  cause  et  observé  dans  sa  direc- 
tion. 

Les  actions  sonores  ou  bruyantes  ont  provoqué  la  créa- 
tion de  ces  onomatopées  que  nous  aimons  tant  à  répéter 


—  141  — 

parce  que  nous  sentons  et  reconnaissons  encore  en  elles 
la  loi  de  leur  création.  Depuis  qu'ils  naquirent  de  la 
tendance  naturelle  à  reproduire  artificiellement  l'impres- 
sion auditive  perçue,  ces  monosyllabes  verbaux  n'ont 
cessé,  pour  la  plupart  du  moins,  de  remettre  en  sensation 
l'action  bruyante  qu'ils  sont  chargés  de  rappeler  à  l'es- 
prit. Simple  ou  sous  sa  forme  intensive  RUg  (n'oubliez 
pas  de  laisser  au  signe  u  sa  valeur  de  ou,  toutes  les  fois 
qu'il  ne  s'agit  pas  d'un  mot  français),  le  verbe  onomato- 
péique  RU  {roù),  avec  son  r  déchirant  et  les  sourds  gron- 
dements de  sa  voyelle  où  prolongée,  vous  paraîtra  un 
digne  représentant  de  l'action  RUgir,  si  parfois  la  nuit, 
du  foud  d'une  caverne  d'Afrique  ou  d'une  cage  de  mé- 
nagerie, la  voix  effrayante  du  roi  des  animaux  est  venue 
jusqu'à  vous.  Et  de  même,  sous  sa  forme  intensive  MUc 
ou  sa  forme  simple  et  première,  le  verbe  MU  {wooû)  re- 
mettra fort  bien  en  sensation  chez  vous  les  sourds  MU- 
cissements  du  taureau.  Je  sais  qu'il  est  des  natures  très 
pauvrement  douées  sous  le  rapport  de  l'art,  et  pourtant 
je  ne  voudrais  pas  être  chargé  d'en  trouver  une  qui  vînt 
déclarer  de  bonne  foi  que  les  verbes  aryaques  SKRA, 
SKRU,  SKAR,  SKUR,  gratter,  racler,  déchirer,  seraient 
heureusement  remplacés  dans  leur  corps  syllabique  par 
NA,  NI,  MA,  MU,  et  que  SPHU  {spJioû),  souffler,  se- 
rait un  portrait  sonore  du  souffle  buccal  moins  fidèle  que 
TA  ou  TI. 

Il  serait  possible  d'établir  un  certain  ordre,  un  certain 
classement  parmi  les  onomatopées.  Il  serait  bon  de  met- 
tre ensemble  les  cris,  les  hurlements,  les  mugissements, 
les  rugissements,  les  vociférations  de  toutes  sortes  :  tout 
cela  formerait  le  genre  crier. 

En  réunissant  sous  un  même  titre  toutes  les  imitations 
orales   du   souffle ,   du  ronflement ,    de    la  respiration 


—  142  — 

bruyante,  on  aurait  un  second  genre,  le  genre  sonfjler. 
Les  râclements,  les  déchirements,  les  coups,  les  heurts, 
les  craquements,  accompagnement  ordinaire  des  actions 
pourfendre,  frapper,  irriter,  tuer,  etc.,  auraient  leurs 
représentants  syllabiques  réunis  sous  un  seul  chef  et 
composeraient  le  genre  détruire. 

Crier,  Souffler,  Détruire,  résumeraient  ainsi  toutes 
les  onomatopées,  toutes  les  peintures  orales  des  actions 
bruyantes,  toute  la  classe  BRUIRE  en  un  mot. 

Jusqu'ici,  rien  que  de  fort  simple,  et  telle  est  la  puis- 
sance significative  de  l'onomatopée  qu'elle  a  été  recon- 
nue de  tout  temps.  Mais,  si  l'imitation  orale  du  bruit  qui 
constitue,  caractérise  ou  accompagne  certaines  actions, 
rend  parfaitement  raison  de  l'existence  d'un  certain  nom- 
bre de  verbes  simples  (non  dérivés,  non  conjugués),  il 
faut  bien  reconnaître  que  cette  seule  loi  de  création,  quoi 
qu'en  ait  dit  G.  de  Humboldt,  ne  suffit  pas  à  expliquer  la 
naissance  de  la  majorité  des  monosyllabes  verbaux  pri- 
mitifs. 

Quel  est  donc  le  principe  générateur  de  la  plupart  des 
verbes  simples  dans  la  parole  aryenne  ?  Voici  comment, 
—  il  y  a  vingt  ans  de  cela,' — j'arrivai,  de  proche  en  pro- 
che, à  la  solution  de  cette  question. 

J'avais  affiché  dans  mon  cabinet  de  travail,  pour  les 
avoir  constamment  sous  les  yeux,  les  quelques  trois  cents 
racines  verbales  sanskrites  auxquelles  peuvent  aisément 
se  ramener  toutes  les  autres  dans  la  même  langue.  J'étais 
parvenu  à  mettre  de  côté  une  cinquantaine  d'imitations 
de  cris,  de  souffles  et  de  bruits  de  destruction  (onomato- 
pées). J'entrepris  de  classer  le  reste  d'après  les  deux  élé- 
ments de  classification  qu'offrent  nécessairement  tous  les 
monosyllabes  en  vie,  leur  sens  et  leur  son,  leur  signifi- 


-  143  — 

cation  et  leur  forme  syllabique,  sans  jamais  séparer  l'un 
de  l'autre. 

J'élaguai  soigneusement  toute  valeur  métaphorique, 
ne  conservant  à  chaque  vocable  que  sa  signification  di- 
recte. J'avais  déjà  remarqué  que  la  parole  aryenne  ne 
possède  aucune  racine  peignant  directement  et  par  soi 
une  action  du  goût  ou  de  l'odorat,  goûter,  se  disant  d'or- 
dinaire par  des  verbes  au  sens  premier  de  manger^  dévo- 
rer, Qijlairer  se  référant  à  des  racines  à  la  signification 
directe  de  souffler,  venter,  aspirer,  respirer.  Un  fait 
plus  grave  me  frappa  coup  sur  coup.  Je  remarquai  que 
tout  ce  qui  est  relatif  aux  sensations  visuelles  se  trouvait 
dans  le  même  cas  au  point  de  vue  de  sa  manifestation 
par  la  parole,  la  lumière  ayant  été  dès  le  commencement 
assimilée  à  un  fluide,  à  un  liquide,  et  les  verbes  au  stns 
de  répandre^  couler,  signifiant  aussi  luire,  hrilter,  res- 
plendir d'où  voir,  faire  voir  ou  montrer,  sans  compter 
flamber,  brûler^  cuire  et  mûrir. 

La  parole  est  aveugle. 

Aveugle,  soit;  mais,  comme  aux  aveugles,  il  lui  reste 
deux  grands  moyens  de  sentir  et  d'exprimer  :  le  tact  et 
l'ouïe.  Le  tact!  Cette  idée  du  tact  et  des  fonctions  tac- 
tiles dau&  la  parole  fut  toute  une  révélation  pour  moi.  Je 
compris  dès  lors  la  vraie  nature  de  la  consonne,  et, 
quittant  pour  quelques  jours  les  voies  de  Va  posteriori^ 
je  me  mis  à  réfléchir  longuement  sur  tout  ce  que  pouvait 
donner  au  langage  l'association  intime  du  tact  et  de 
l'ouïe.  Agir  par  l'intermédiaire  de  l'ouïe  sur  son  propre 
tact  général  et  sur  celui  des  assistants,  voilà  bien  ce  que 
fait  le  parleur.  S'agit-il  des  imitations  de  bruit?  le  sens  de 
l'ouïe  joue  le  principal  rôle  dans  cette  association  binaire, 
et  la  voyelle,  surtout  dans  les  imitations  de  cris,  ne  sau- 
rait être  impunément  changée.  Comment  pourriez-vous 


-  144  - 

mettre  des  w  (ou)  à  pipire  et  des  i  à  ulutare.  Les  pous- 
sins et  les  loups  seraient  là  pour  protester. 

Le  contraire  a  lieu  dans  l'expression  des  actions  muet- 
tes. Ici,  les  fonctions  par  excellence  appartiennent  au 
sens  du  tact,  et  l'ouïe  n'est  que  la  voie  par  laquelle  l'ef- 
fort constitutif  de  la  consonne  affecte  notre  sensibilité 
tactile. 

Si  cela  est  vrai,  me  dis-je  alors,  tous  les  verbes  non 
onomatopéiques  doivent,  en  fait,  ne  représenter  directe- 
ment que  des  perceptions  tactiles,  rien  que  des  fonctions 
du  tact  général  ou  du  tact  spécialisé  dans  le  toucher. 

Ce  fut  un  long  travail  de  vérification;  mais  j'acquis 
enfin  la  certitude  que  mon  hypothèse  n'était  qu'une  an- 
ticipation de  la  loi. 

Et,  en  effet,  dans  l'aryaque,  tous  les  verbes  non  ono- 
matopéiques disent,  ou  bien  : 

Presser  sur,  -poser,  étaUir  ;    • 

Fléchir,  courber; 

Serrer,  entasser,  remplir, 
ou  leurs  contraires  : 

Tendre  vers,  aller; 

Étendre,  aplanir  ; 

Répandre,  couler. 

D'un  côté,  la  compression;  de  l'autre,  l'expansion. 

Là,  l'effort  compressif  ;  ici,  l'effort  expansif. 

Là,  le  mouvement  centripète;  ici,  le  mouvement  cen- 
trifuge. 

i^artout,  Vefort  ou  l'application  de  la  /orci?,  de  la  force 
dont,  seul,  le  tact  peut  nous  donner  l'idée  et  la  sensation. 

Donc,  pour  les  pères  de  la  race  aryenne,  tout  verbe 
qui  n'est  pas  une  onomatopée  est  constitué  syllabique- 
ment  par  une  imitation  orale  de  l'effort  causatif  de  l'ac- 


-  145  - 

tion  rappelée.  Il  rappelle  l'effet  en  remettant  la  cause  en 
sensation,  cause  sentie,  comprise  et  exprimée  tout  d'a- 
bord au  moment  même  de  la  perception  en  commun  du 
mouvement  à  représenter.  Le  mouvement  est-il  pure- 
ment subjectif,  rien  de  plus  facile  alors,  car,  en  dehors 
des  mouvements  automatiques  du  cœur,  des  artères,  des 
poumons,  etc.,  le  sujet  ne  saurait  faire  aucun  mouvement 
volontaire  sans  avoir  conscience  de  la  dépense  de  force 
exigée  par  ce  mouvement.  S'il  étend  les  doigts,  s'il  tencL 
la  main,  ^WJlécMt  le  genou,  s'il  ^ose  le  pied  sur  un  point 
d'appui,  toujours  il  peut,  à  l'aide  de  gestes  sonores  ap- 
pelés syllabes  se  donner  à  lui-même  et  aux  spectateurs 
un  duplicata  de  la  sensation  de  tension  ou  de  pression 
qu'il  éprouve  en  agissant.  Quant  aux  mouvements  exé- 
cutés par  ses  [semblables,  par  des  animaux  ou  par  d'au- 
tres êtres,  il  les  assimile  involontairement  à  ceux  qu'il 
produit  lui-même.  L'objectif  ainsi  devient  perpétuelle- 
ment subjectif;  et,  dans  le  cheval  qui  tire  un  coche, 
comme  dans  la  vapeur  qui  soulève  un  piston,  nous  fai- 
sons l'affaire  nôtre,  et  nous  sentons  au-dedans  de  nous, 
malgré  nous,  l'effort  réalisé. 

S'il  arrive  que  le  même  geste  oral,  AR  ou  R,  par 
exemple,  soit  employé  tantôt  pour  représenter  un  effort 
compressif,  tantôt  pour  rappeler  uu  effort  expansif,  le 
geste  visible,  cet  accompagnement  naturel  de  la  parole 
est  là  pour  distinguer  ce  que  la  mimique  auditivo-tac- 
tile,  abandonnée  à  elle-même,  pourrait  fort  bien  con- 
fondre. 

Il  est  bon  d'ajouter  que  cette  remarque  ne  saurait 
trouver  place  que  lorsqu'on  cherche  à  se  représenter  la 
première  période  de  formation  du  parler  aryaque,  la  spé- 
cialisation des  racines  par  la  dérivation  et  la  composi- 
tion rendant  toute  confusion  impossible  ou  à  peu  près. 


-  146  — 

Au  demeurant,  j'ai  insisté  sur  la  double  loi  de  création 
des  verbes  simples  dans  la  parole  aryaque,  parce  que 
«  c'est  l'œuvre  de  la  science,  œuvre  infiniment  délicate 
et  souvent  périlleuse,  de  deviner  le  primitif  par  les  fai- 
bles traces  qu'il  a  laissées  de  lui-même.  La  réflexion  ne 
nous  a  pas  tellement  éloignés  de  l'âge  créateur  que  nous 
ne  puissions  reproduire  en  nous  le  sentiment  de  la  vie 
spontanée  (1).  » 

Souvent,  dans  mes  cours  publics,  j'ai  essayé  de  mon- 
trer pratiquement  combien  la  parole  est  indispensable  à 
l'histoire  embryogénique  de  la  parole.  J'avais  soin  de 
faire  la  part  de  l'art  et  celle  de  la  science  ;  mais  j'étais 
surtout  préoccupé  des  dangers  qui  pouvaient  provenir 
de  l'abus  de  l'élément  purement  subjectif  dans  ces  ques- 
tions d'ailleurs  si  intéressantes.  Aussi  bien  me  liâtais-je, 
comme  je  me  bâte  encore  aujourd'hui,  de  rentrer  dans 
l'enceinte  des  faits  considérés  dans  leur  ensemble,  dans 
leur  synthèse. 

Or  tout  le  monde  peut  refaire  la  synthèse  des  mono- 
syllabes verbaux  aryaques  qui  ne  sont. pas  des  onomato- 
pées, et  s'assurer  que,  sous  le  rapport  du  sens,  ils  se 
répartissent  tous  en  deux  classes  : 

La  classe  Poser-Fléchir-Serrer,  que,  pour  plus  de  con- 
cision et  à  cause  de  l'élément  commun  qui  est  au  fond 
des  trois  idées,  j'appellerai  souvent  la  classe  PRESSER 
tout  court. 

La  classe  Aller-Étendre-Répandre,  que,  pour  les  mê- 
mes raisons,  je  nommerai  la  classe  TENDRE. 

Les  trois  termes  génériques  Poser,  Fléchir, Serrer  ré- 
sument toutes  les  variétés  d'effets  de  l'effort  compressif, 
comme  les  trois  signes  Aller,  Étendre,  Répandre  repré- 

(1)  Ernest  Renan,  Études  d'Histoire  religieuse^  p.  219. 


—  147  — 

sentent  exactement  les  trois  genres  de  manifestations  de 
l'effort  expansif  tels  qu'on  les  trouve  dans  ces  témoins 
impartiaux  qu'on  appelle  les  dictionnaires  des  langues 
de  l'Inde,  de  la  Perse  et  de  l'Europe. 

Classe  PRESSER 

1.  —  Genre    Poser  -  Etablir 

Les  cinq  principaux  verbes  du  genre  Poser-Étahlir 
sont  si  connus,  ils  sont  d'un  emploi  si  fréquent,  que  je 
ne  saurais  mieux  faire  que  de  les  transcrire  ici,  afin  de 
vous  permettre  de  prendre  une  idée  de  ce  qu'ils  ont  de 
commun  et  de  divers,  soit  dans  leur  corps  syllabique, 
soit  encore  et  surtout  dans  leur  âme  ou  dans  leur  valeur 
significative.  Un  objet  mobile  ou  actif  quelconque  (le 
pied,  le  poing,  peu  importe)  presse  sur  une  base  inac- 
tive ou  immobile  :  tel  est  le  concept  générateur  de 

1.  —  STA  poser,  fixer,  se  tenir  ferme  ; 

2.  —  STl ,  presser  sur,  STImuler;  empreindre,  laisser 
des  veSTIces  ou  un  STIcmate  ; 

3.  —  BHW  établir,  bâtir,  être  établi,  demeurer,  exis- 
ter, être  ; 

4.  —  DHA,  poser,  constituer,  faire  ; 

5.  —  DHÏ],  établir,  afFERmir,  être  stable. 

Les  deux  premiers  appartiennent  à  l'ordre  P-T-K,  c'est- 
à-dire  aux  syllabes  vei'bales  à  base  d'explosives  fortes. 
L'effort  est  plus  prolongé,  mais  moins  énergique,  dans 
les  trois  derniers  qui  se  réfèrent  à  l'ordre  B-D-G  ou  à  la 
série  des  syllabes  verbales  à  base  d'explosive  douce  ou 
femelle  (1). 

(l)  Voir  sur  la  loi  de  polarité  ou  de  conplilution  bi-sexuelle, 
en  tunl  qu'elle  régit  les  voyellos  et  les  cohsonnes,  les  pages  11 
à  18  de  ce  premier  volume  de  la  Revue  ae  Linguistique. 


—  148  — 

Par  elle-même,  comme  par  ses  formes  secondaires  ou 
dérivées  stabh,  stag,  stap,  la  syn genèse  STA,  eSTAblir 
et  être  eSTAbli,  est  sans  contredit  l'une  des  plus  fécon- 
des de  la  parole  aryenne.  Ne  vous  arrêtez  pour  le  mo- 
ment qu'aux  formes  latines;  rappelez-vous  STArg,  con- 
STArg,  reSTAre,  _^r«eSTAre,  iwSTAre,  etc.,  etc.;  et  ce 
thème  STAtu,  en  composition  STItu,  dans  STAïuere, 
cowSTiTuere,  iwSTIiuer^,  ieSTIiugre,  ^roSTIiuer*?,  suh- 
STÏTuer^,  etc.,  sans  compter  STAth^ï,  ^Tki^tum,  etc.; 
et  ce  thème  redoublé  siST,  établir  fortement,  danssiSTfjr^, 
i?îsiSTer6,  cowsiSTere,  r^siSTere,  e^siSTere,  à! q\x  exister e, 
exister,  Sîtlm'^TerG,  etc.,  etc.  Nous  reverrons  tout-à- 
l'heure  dans  BHU  établir ,  être  établi ,  ce  passage 
par  individualisation  de  être  établi  à  exister^  être. 
Pour  le  moment,  il  m'en  coûte  ( — couste  —  conste  — 
CONSTAT),  de  le  conSTATer^ici,  force  m'est  de  montrer 
combien  nous  avons  affaibli  l'imitation  de  l'effort  com- 
pressif,  STA,  dans  nos  formes  verbales  si  usitées,  mais 
si  altérées,  fêtais  ( — 'Cstois  —  estoibs  —  ^Tkham),  — 
étant  (—  estant  —  'ë)Tkntem),  —  été,  fai  été  ( —  esté  — 
estet—  estât —  STktumj^  formes  où  l'on  voit  se  repro- 
duire la  particularisalion  de  l'idée  d'être  établi  en  celle 
d'exiSTer. 

La  racine  verbale  dérivée  STIgh,  du  verbe  primitif 
STI  (1),  presses  sur,  s'individualisa  d'abord  en  faire  tme 
empreinte,  imprimer^  laisser  trace  ou  veSTlge  (idée  acces- 
soire de  l'effet  visible)  et  en  piquer,  STImuler,  par  l'idée 
accessoire  de  la  terminaison  en  pointe  chez  la  chose  pres- 
sant sur,  appelée  alors  STlmiclus,  i^STÏNCT,  mSTIca- 
tion,  STlmulant,  etc.;  puis  l'idée  déjà  individualisée  de 

(i)  L'ensemble  du  parallèle  prouve  l'existence  d'au  moins  trois 
formes  secondaires  ou  dérivés  de  ce  verbe  STI;  ce  sont  :  STIg, 
STIb  et  STIgh,  représentés  en  grec  par  axi^j  '^'^^^  ^^  ^^^X* 


—  149  — 

laisser  des  traces,  des  veSTIces,  se  resserra  davantage 
encore  et  devint  1°  fouler  le  sol,  marcher  (vous  avez  dû. 
reMARQuer  que  marque  et  marche  d'où  marcher  ou  faire 
des  marques^  des  traces  de  pas,  des  vestiges,  sont  un 
seul  et  même  mot),  et  cela  par  l'idée  accessoire  d'em- 
preintes sui  generis  faites  par  les  pieds  du  marcheur 
(j'allais  écrire  du  marqueur)^  comme  dans  le  cTs-iw  et  le 
cTsixw  des  Grecs,  comme  dans  le  steigen  des  Allemands  ; 
—  2°  marcher  sur  les  traces,  sur  les  vestiges  de,  aller  à 
la  piste,  rechercher,  comme  dans  inveSTIcare,  faire  des 
invESTIcations  ;  3"  donner  tme  empreinte  spéciale,  un 
cachet  particulier,  rendre  toute  confusion  impossible, 
comme  dans  di^Tlscuere ,  diSTlNcuer,  faire  une  dis- 
tinction, etc.  C'est  le  préfixe  di,  dérivé  du  verbe  DVI, 
fendre,  séparer,  qui  marque  ici  la  différence  des  emprein- 
tes ou  des  STIcmates  (grec  francisé)  ;  —  4o  frayer  un 
che?Mn,  d'où  l'idée  de  route  et  de  ligne,  comme  dans  le 
grec  STIxoç,  notre  STIche  et  notre  STIquc  dans  acro- 
STIcHE,  première  lettre  de  chaque  ligne  ou  vers,  et  dans 
diSTloue,  deux  lignes  ou  deux  vers  formant  un  ensemble 
métrique. 

Si  la  malheureuse  habitude  de  partir  toujours  du  seul 
sanskrit  n'avait  ici,  comme  dans  une  foule  de  cas,  donné 
une  fausse  idée  de  la  biologie  du  verbe  aryaque  BHU, 
sanskr.  Mm,  gr.  «PT  —,  lat.  FU  —,  allem.  bau  —  et  6i, 
angl.  àe,  etc.,  je  n'aurais  pas  à  insister  de  nouveau  sur 
le  passage  de  l'idée  établir,  constituer,  allem.  bau-en,  à 
celle  d'être  établi,  de  demeurer,  tud.  6ou-en,  et,  par  suite, 
d'être  ou  d'exister,  la  dernière  venue  assurément.  Non- 
seulement  l'étude  des  formes  germaniques,  mais  encore 
celle  des  dérivés  du  grec  ^u,  comme  çu-xov,  ?u-ci;,  çi-ri», 
jettera  un  grand  jour  sur  la  valeur  première  du  verbe 
BHU. 


—  150  — 

DHA  et  son  frère  DHT)  sont  aussi  trop  connus  pour 
que  je  m'étende  longuement  sur  le  devenir  de  leur  idée 
première,  établir  sur  une  hase  solide.  DHA,  établir,  con- 
stituer, faire,  sanskr.  dM  et  dlia,  au  présent  de  l'indic. 
dadliàmi^  dhadMsi,  dadliâti,  etc.,  gr.  0-/),  0a,  0s,  au  prés. 
de  l'indic.  Tt6Y;i;-t,  etc.,  angl,  do,  allem.  thu[e),  lithuan. 
de{mi)^  esclav.  djê{ia).  Quoi  qu'on  en  ait  écrit  çk  et  là 
sur  les  prétendus  rapports  du  latin  FA-c-io  avec  Mm- 
fayâmi,  le  causatif  de  Mû ,  l'existence  indéniable  de 
FAber  et  de  ses  dérivés  me  fait  persister  à  considérer  FA, 
constituer,  faire,  comme  identique  à  DHA,  absolument 
comme  FU  àefumus  est  identique  à  DHU  de  dlntmas^ 
comme  FER,  établir  fortement  de  FERm«5  ou  Fffîmus 
est  identique  à  DHAR  ou  DHB. 

2.  —  Genre  Courber- Fléchir 

Parmi  les  manifestations  de  l'effort  compressif,  il  n'en 
est  pas  qui  occupe  dans  le  langage  indo-européen  une 
place  aussi  considérable  que  celle  qu'y  tient  la  ligne 
courbe  ou,  pour  parler  plus  rigoureusement,  l'idée  Jlé- 
chir-courier.  Opposée  à  l'image  de  la  ligne  droite,  cette 
fille  de  l'action  tendre-é tendre,  —  l'idée  de  la  flexion  et 
de  ses  résultats  divers  se  retrouve  principalement  dans 
les  individualisations  suivantes  : 

1.  — ■  La  courbe  ou  plutôt  l'ensemble  des  courbes  qui 
se  fondent  dans  d'autres  courbes  fut  très  facilement  ob- 
servable dans  les  divers  mouvements  de  flexion  des  mem- 
bres du  corps.  Voyez,  par  exemple,  combien  il  est  facile 
de  faire  avec  la  main  une  sorte  de  coupe,  effet  de  l'in- 
flexion de  la  paume  et  des  doigts  rapprochés,  et  com- 
ment cette  coupe  offrant  un  creux  d'une  part,  présentera 
de  l'autre  une  convexité.  Ne  vous  étonnez  donc  pas  de 


—  151  — 

rencontrer  si  souvent  l'individualisation  de  JtécMr-cour- 
her  en  être  creux^  être  concave  ou  en  être  arqué,  être 
convexe.  Une  chose  vous  frappera,  c'est  que  la  plupart 
des  monosyllabes  verbaux  portant  en  soi  cette  indivi- 
dualisation de  ViàéQjléchir,  ont  pour  base  une  explosive 
gutturale,  soit  mâle  (K),  soit  femelle  (G).  Rappelez-vous 
KU,  KUK,  sanskr.  Kuç,  ei'Kus,  KUp,  KAp,  KR  et  SKI], 
KUdh,  KUbh  ouKUmbii,  GHA,  GU,  GAR,  que  tout  huma- 
niste reconnaîtra  aisément  dans  xuap,  xuTrapoç,  xutccXXov, 
xu^iSoç,  y.u[/.6Y].-xuêoç,  xu6y],  xutoç,  îtuTtç,  y.s'j8oç,  xuaDoç,  etc.,  etc., 
et  dans  cavus,  d'où  cavare  {cav  est  un  simple  guné  de 
KU)^  cavea,  caverna^  cupa,  etc. 

2.  —  Un  rapport  nouveau,  celui  d'un  objet  autour  du- 
quel ces  courbes  se  resserrent  (les  doigts  de  la  main, 
par  exemple) ,  donna  le  sens  particulier  de  tenir ^  dont 
rinchoatif  est  prendre  et  le  causatif  donner j  ce  qui  fait 
de  prendre  et  de  donner  deux  individualisations  de  te- 
nir, comme  acheter  (achepter,  rac.  CAp)  individualise 
prendre  et  vendre,  donner.  On  se  souvient  de  KAbh,  goth. 
HABan,  angl.  have^  ail.  hahen^  lat.  (par  métathèse  du  H) 
HAfiere,  et  de  KAp,  goth.  HArjan,  lat.  CApere,  prendre, 
avec  sa  nombreuse  famille,  où  l'on  voit  coup  sur  coup  se 
reproduire  tantôt  l'idée  être  creux  avec  celle  de  CApacité, 
tantôt  celle  de  couvrir,  protéger,  garder. 

3.  —  Si  à  ce  tenir  vous  ajoutez  un  autre  rapport, 
celui  du  poids  ou  du  sentiment  de  la  résistance  contre  la 
tendance  à  la  chute  de  l'objet  tenu,  vous  individualisez 
ce  même  tenir  en  porter^  soutenir,  supporter.  Ainsi  de 
BHAR  ou  BHB,  sanskr.  bhr,  gr.  çep-w,  lat.  FER-r^, 
goth.  hair-an^  angl.  hear,  russ.  ber-u,  dont  le  sens  pre- 
mier fut ^écMr-courber,  comme  nous  le  verrons  tout  à 
l'heure  à  propos  de  la  forme  secondaire  BHPg,  d'où 
BIIAg  et  BHUg,  fléchir,  courber,tourner.  Ainsi  de  DHAR 


—  152  — 
ou  DHR,  fléchir,  courber  sk.  dlif  [dliarati),  s'indivi- 
dualisant  en  DHAR,  porter,  prendre  sur  soi,  sk.  dh\ 
et  cette  terminaison  si  fréquente  —  dJiaras,'dhaTâ,- 
dharam,  qui  porte,  qui  est  muni  de  ;  le  sens  de  prendre 
sur  soi  ou  d'oser,  le  seul  qui  soit  resté  aux  dare  et  deer 
anglais,  au  thier  allemand,  aux  férus,  fera  du  latin, 
se  retrouve  encore  dans  la  forme  dérivée  DHARks  ou 
DHRAks,  sk.  dhars  ou  dJirs,  gr.  eâpao;,  Opâaoç,  Oapau;;, 
ôpaauç,,  litli.  drasus,  brave,  audacieux,  fier  (férus),  osé, 
sans  préjudice  du  sens  direct  porter,  comme  dans  angl. 
drag,  ail.  tragen.  Ainsi,  enfin,  de  GARbh  ou  GRAbh,  sk. 
garbh — et^ra/^,  lat.  gerere,  d'un  primitif  GR  courber, 
fléchir.  J'oubliais  à  la  fois  et  WR,  courber,  entourer, 
garder,  etc.,  avec  ail.  wehren,  garder,  et  angl.  wear^ 
porter,  et  sv-ey'-^-w*,  d'où  r^v-s^x-a,  j'ai  porté,  du  verbe 
Ak  ou  Ank  ponr  Rk,  courber. 

4.  —  Le  moindre  coup  d'oeil  jeté  sur  les  lignes  de  cette 
case  ou  de  cette  butte,  de  cette  cape  ou  de  ce  chapeau, 
vous  expliquera  la  particularisation  du  sens  A^flécliir, 
courber  en  celui  de  couvrir,  garder,  'protéger,  d'où, 
comme  ultième  individualisation,  conserver,  sustenter, 
nourrir.  Ainsi  ce  PA,  fléchir,  tordre,  sk.  pâ  que  l'Hin- 
dou vous  ofl^re  encore  dans  son  papas,  papa,  pâpam, 
tortu ,  pervers  (y.TAzq,  -/.T/.'q^  xa-^ov),  vous  le  retrouverez 
tantôt  avec  la  signification  de  garder,  protéger,  tantôt 
avec  celle  de  protéger  contre  la  faim  ou  la  soif,  nourrir, 
abreuver,  boire.  M.  Spiegel  [ZeitscJirift  de  M.  Kuhn , 
XIII,  p.  370)  a  fait  une  observation  analogue  à  l'endroit 
du  verbe  SAR  qu'il  a  montré  dans  sa  forme  dérivée 
SARw  sanskr.  sarva,  gardé  ou  conservé  dans  son  in- 
tégrité, complet,  entier,  d'où  sarvatâti,  salut,  zend 
Murva,  haurvatât  (avec  h=s  comme  en  grec),  gi*- 
b)vj:oç,  okpovcf — ,  lat.  servus   et  sahus,   satut — ,  tantôt 


-  153  — 

avec  lo  sens  de  garder,  protéger,  tantôt  avec  celui  de 
nourrir,  paître.  Le  même  resserrement  de  sens  a  lieu  pour 
BHAR  ou  BHR,  garder,  protéger,  puis  conserver,  nour- 
rir, comme  le  prouvent  et  le  sk.  hhar-tr,  le  protecteur, 
le  mari,  et  le  sk.  IMr-yâ  (protegenda)  l'épouse  et  le  sk. 
hhara,  nourriture,  pain,  le  hara  breton. 

5.  —  La  courbe  qui  se  continue  finit  par  former  le  cer- 
cle ou  le  tour,  et  de  là  cette  particularisation  de  courber 
en  entourer,  tourner^  faire  un  towr^  courir^  voier.  Voyez 
ce  KU  ou  cav  (par  le  guné  cau)^  courber,  que  nous  con- 
naissons déjà  par  son  indivindualisation  être  creux  dans 
cavus,  cavea,  caverna,  etc.;  le  voici  maintenant  sous  sa 
forme  redoublée  KUK  (pour  KUKU)  qui  donna  KTKXo;, 
le  rond,  le  cercle,  le  CYCle,  tandis  que  son  frère  KR  {cur- 
vus,  etc.),  par  son  redoublé  KRK  (pour  KRKR)  produisit 
le  CIRCus  (prononcez  toujours  C  à  la  romaine,  c'est-à- 
dire  avec  la  valeur  de  l'explosive  palatale  forte  K,  même 
devant  e  et  i)  et  CIRCulus,  notre  CIRque  et  notre  CERcle. 
Vous  reconnaissez  aisément  que  le  COURs  et  la  COURse 
lat.  cursus  et  currere  n'ont  pas  d'autre  origine  ;  mais  il 
existe  dans  notre  langue  un  dérivé  de  ce  KR,  courber, 
circuler,  faire  une  course  dont  l'extrait  de  naissance  a 
besoin  d'être  établi.  Une  forme  intensive  KRUp  repro- 
duite dans  les  langues  germaniques  sous  la  forme  dou- 
blement sifflée  de  HLUf  ou  HLAUf,  tudesque  ou  an- 
cien-haut-allem.  Mou/an^  aUJaufen  (avec  aphérèse  de  h 
devant  l,  comme  d'habitude),  angl.  leap^  goth.  Iilmcpan 
a  donné  le  composé  gahlaicpan  reproduit  dans  notre  ga- 
loper^ espagn.  et  portug.  ^«/ojo<ïr,  ital,  galofpare.  Toutes 
ces  courbes,  tous  ces  crochets  que  l'oiseau  décrit  dans 
l'air  ont  porté  nos  pères  à  désigner  le  vol  par  des  verbes 
au  sens  de  courber,  tourner  (se  mouvoir  en  décrivant  des 

11 


-  154  — 

courbes)  (1).  Si  PR,  flécbir,  courber,  frère  dePA,  adonné 
par  sa  forme  secondaire  PPks  ou  PRUks  (Cfr.  sk.  ffsta^ 
prsni  pârçva,  etc.)  le  germanique  FLUg,  représenté  en 
allemand  par  fliegen,  a.utTeîo[sJliugan^  et  en  anglais  par 
^y;  d'un  autre  côté,  la  racine  WR,  sk.  vr,  d'où  WPt, 
tourner,  si  répandu  dans  notre  langue,  grâce  au  lat. 
VERtere,  a  fourni  aux  latins  leur  VOL-«re  devenu  notre 
YOLer.  Une  dernière  individualisation  de  ce  courler- 
tourner,  c'est  tourner  le  dos,  fuir.  Ce  fuir  lui-même,  en 
latin  FUgere,  n'est  qu'un  BHUg  aryaque  et  sanskrit 
identique  à  BHRg,  forme  intensive  deBHR  fléchir,  cour- 
ber, et  signifiant  aussi  fléchir,  courber,  comme  l'allem. 
hiegen  pour  hiugan.  C'est  à  PRUk  fils  de  PRU=PI],  et 
dont  nous  venons  de  voir  dans  PRUks  (2)  la  forme  dési- 
dérative,  que  l'Allemagne  doit  son  FLUh,  à!ohJliuhan, 
sill.Jliehen^  augl.j^ee,  tourner  le  dos,  fuir.  Souvenez-vous 
du  xpoTTiQ  grec. 

6.  — Et  ces  courbes  de  la  bouche  ou  de  la  gueule,  ces 
creux  ou  ces  goufl'res  vivants  qui  saisissent  et  engloutis- 
sent ne  sont-ils  pas  encore  là  pour  expliquer  comment 
des  verbes  au  sens  premier  de  j^àchir-couràer  se  sont  in- 
dividualisés en  engloutir-dévorerl  Que  les  sanskritistes 
se  rappellent  ici  la  valeur  de  Jïéc/nr-courôer  propre  à 
GAR,  GÏR,  GUR,  soit  dans  gari  ou  giri,  montagne,  soit 
ààus,  garu  ou.  guru,  qui  fait  fléjhir,  lourd,  GRAVe,  soit 

(1)  Parfois  l'oiseau  se  précipite  et  semble  tomber;  voilà  pour- 
quoi voler  se  dit  aussi  par  PAt,  se  précipiter,  tomber,  comme 
nous  le  verrons  en  son  lieu. 

(2)  N.  B.  Pruks  :  pruk  :  :  praks  :  prak=^7:XvA-iù  ;  elpruk  : 
pru  :  :  prak  :  pra;  pru  et  pra  étant  des  formes  gunées  ou  ren- 
forcées de  pr,  Praks  Gsl  reproduit  enlatm  par plect-er-e, /lect- 
ere  et—plect-i. 


-  155  — 

dans  gôla,  cercle  et  globe,  soit,  enfin,  dans  ce  diminutif 
si  fécond  GARbh  ou  GRAbh,  sanskr.  grM,  graJi,  rahh  et 
lahhy  et  que  de  ces  syngeuèses  ils  rapproclient  non-seu- 
lement GRUbh  affaibli  en  GLUbh  et  devenu  en  sanskrit 
lulh,  verbe  où  la  faim,  le  désir  ardent,  sk.  lohha,  litb. 
luba,  ail.  liebe^  angl.  love  sont  si  bien  rappelés  par  en- 
gloutir, dévorer,  mais  encore  et  surtout  GAR  et  GIR, 
dévorer,  engloutir,  sk.  gala,  gosier,  sk.  galate,  girati, 
gilaii,  il  dévore,  il  mange,  avec  gara  et  giri,  l'action  de 
dévorer,   dont  les  parents  grecs  Yapov  et  -j-apYapewv  avec 
•j-apY^pî^w  conservent  bien  le  G  initial,  tandis  que  le  latin 
le  change  en  V  dans  YORare  pour  GOB^are,  déVORer. 
Je  ne  ferai  qu'indiquer  rapidement  GUR  (sk.  gurayate, 
il  dévore)  avec  lat.  GULa,  notre  GUEULe  et  gurgulio^ 
sans  oublier  gurges  et  ingurgitare; — GRU  avec  lat. 
GLU/ire,  engloutir,  deGivHre^  etc.,  et  sa  forme  dérivée 
GRUk,  sk.  grue,  gv.  ^Xu%  dans  •{kuy.uq  (1)  avec  son  indi- 
vidualisation curieuse  d'enlever,  voler;  —  GRAs,  sanskr. 
grasate  et  glasate^  il  dévore  ;  —  GAÎ]dh  ou  GI]dh,  en- 
gloutir, dévorer,  d'où  désirer  ardemment,  sk.  grdhra  , 
vautour,  grdhu,  avide  et  gardha,  désir. 

7.  —  Fléchir  fortement  devient  tourmenter,  fatiguer  ; 
et  tenez,  ce  tormenticm,  qui  a  donné  tourmenter,  est  lui- 
même  un  dérivé  de  torquere,  fléchir  fortement,  tordre. 
KRU,  courber,  tordre,  simple  dans  KRAW(guné  KRAU) 
et  KRAM,  devenu  en  sanskrit  lilam  et  çram,  tourmenter, 
fatiguer,  est  redoublé  dans  lat.  CRUC  de  cruciare,  tour- 
menter; il  eut  pour  pendant  KRIK  conservé  dans  les 
verbes  sanskrits  hliç-yati,  il  est  tourmenté;  Jiliç-nati,  il 

(1)  Doux,  qu'on  dévore  tant  c'est  bon;  synonyme  du  sk. 
gulya,  de  GUR,  et  frère  du  lalin  dulc-is  pour  gulc-is. 


—  156  — 

tourmente  ;  Tirç-yali ,  il  tourmente,  il  fatigue.  Mais, 
parmi  les  verbes  qui  offrent  cette  particularisation  de  sens, 
le  plus  répandu  me  semble  être  BAdh,  courber,  creuser 
(n°  1),  fléchir,  lier  (n°  8)  sk.  lad^h  ou  bandJi^  et,  enfin, 
tourmenter,  fatiguer,  sk.  badh-yate,  il  tourmente  ;  sk. 
hadJia,  tourment,  mal  ;  gr.  7:a0o;,  zevOoç  ;  lith.  hadaïc^  je 
tourmente,  russe  bodu.  Par  une  métathèse  de  H,  qui 
lui  est  familière,  le  latin  dit  FEd  pour  BHEd=BEdh~ 
BAdh  diQXisfessus=fedsus  etFAo  pour  BHAd=BAdh  dans 
fastidiiim^fadtidiwm,  d'oh/asUdiosus,  notre/as iidieux. 

8.  —  L'individualisation  de  l'idée  fiécJiir  en  celle  de 
Jléchir  Vun  dans  Vautre^  d' entrelacer ^  de  lier,  de  nouer 
créa,  comme  nous  venons  de  le  voir,  un  BAdh,  fléchir, 
lier,  qui  nous  rappelle  bandeaux  et  bandelettes^  cadeaux 
fort  reconnaissables  de  l'invasion  germanique.  Comme 
BAdh,  le  verbe  DU,  fléchir,  tordre,  s'individualise  en 
tourmenter^  sk.  du-noti,  dû-na,  du-ia^gv.c'jTt,  Suaco,  etc.; 
mais  il  s'individualise  encore  en  lier,  être  obLlcé  {ob- 
Llcatus),  sanskr.  védique  duvas,  devoir  reLIcieux,  Cfr. 
gr.  xo  o£j:-ov,  ce  qui  est  obligé,  le  nécessaire  (compa- 
rez, Tpov^v  necessarius,  necesse  etnectere),  o£[=o£j:s':[,  cela 
lie,  cela  oblige,  il  faut;  ^zpoixai,  etc.  On  se  ferait  une  très- 
fausse  idée  de  la  famille  de  DU,  lier,  si  l'on  ne  considé- 
rait ce  verbe  que  sous  sa  forme  primitive,  sans  tenir 
compte  de  la  variation  DAM  (par  DAW=DAU  guné  de 
DU),  gr.  âajjLaw,  ûi3Yj[i.t,  §£[ji,o),  Sajj-vaw;  lat.  domare,  goth. 
tamian,  angl.  tame,  ail.  z'àJimen;  sans  tenir  compte 
aussi  des  altérations  que  subit  ce  DAM  renforcé  d'abord 
en  DYAM  et  perdant  ensuite  son  D  initial  devant  la pro- 
îongeable  Y  (loi  bien  connue!),  d'où  YAM,  lier,  contrain- 
dre, dompter,  sanskr.  yam^  rarement  jam — [dya—ja)  ; 
sans  tenir  compte,  enfin,  des  trois  grandes  racines  que 


—  157  — 

produisit  également,  par  la  perte  de  son  D  initial,  DU 
renforcé  en  DYU  :  YU,  lier,  joindre,  sk.  yu\  YUg,  lier 
fortement,  attacher,  sk.  yw]^  lat.  JUg  ô.a,n&jungere,  jugum^ 
jugare;  gr.  i;uY  dans  'Çtù-^rj^j.,  C'jyov,  î^uy^w,  etc,  lith.  ïungiu, 
je  joins;  gotïi.  juJi,  le  joug-;  YUdh,  s'entrelacer  dans  la 
lutte,  combattre,  Cfr.  CERtare  de  KR,  fléchir,  entrelacer. 

9.  —  Le  tremblement  n'est  qu'un  fléchir  de  çà  et  de 
là,  un  mouvement  plus  ou  moins  rapide  de  flexion  répé- 
tée, aussi  bien  agiter  fortement^  trembler  et,  par  suite, 
craindre  (le  symptôme  extérieur  pour  l'émotion  qui  en  est 
la  cause  invisible)  ont-ils  leurs  expressions  syllabiques 
communes  avec  Jléc/iir,  'lourher.  La  plus  féconde  en  dé- 
rivés est  sans  contredit  TAR  ou  TRA,  fléchir,  tordre,  et, 
ici,  trembler  {=tremïar=tremidare  de  tremulus),  s'agi- 
ter, être  en  état  de  trépidation  (trepidare)  de  trepidus, 
d'où  intrepidus,  notre  intrépide).  La  forme  secondaire 
TARs  ou  TRAs  a  donné  lat.  terreo  pour  terseo  {^tar- 
sayâmi)^  je  fais  trembler,  causatif  dont  le  sanskrit  trasati^ 
il  tremble,  est  la  forme  purement  subjective. 

Vous  connaissez  déjà  KAp  avec  le  sens  de  Jlècliir  et 
avec  les  individualisations  n"  1  et  n"  4,  le  voici  mainte- 
nant avec  le  sens  de  trembler,  agiter^  sk.  hampate^  il  est 
ébranlé,  il  est  agité  ;  sk.  capala^  tremblant,  etc. 

10.  —  Tous  les  corps  sont  loin  d'être  également  sou- 
ples, également  flexibles  et  l'Arya  ne  dut  pas  être  long- 
temps à  s'apercevoir  que  l'effort  cotnpressif  d'inflexion 
imprimé  à  une  branche  de  bois  mort,  par  exemple,  ame- 
nait d'autres  résultats  qu'un  arc  ou  un  cerceau.  Nous 
possédons  dans  l'individualisation  favorite  de  coit^T- 
ber-JlécJiir  en  rompre-briser  un  témoin  de  cette  observa- 
tion. BHRAg,  forme  dérivée  intensive  de  BHI],  fléchir, 
est  connue  de  tous,  et  par  lat.  FRAg  [frango^  fregi^ 


—  158  — 

fractum),  d'où  fragile,  fracture,  fraction,  et  par  le  go- 
thique brihan,  ail.  brechen^  angl.  5rm^,  dont  nous  avons 
fait  bris  et  briser.  En  changeant  BH]]g=BHRAg  en 
BHAg  (la  voyelle  a  pour  la  voyelle  r),  d'où  leur  bhaj  ou 
bhanjy  briser,  rompre ,  diviser,  partager,  les  Aryas  de 
l'Inde  ont  singulièrement  affaibli  cette  énergique  expres- 
sion. Ils  ont,  avec  le  même  a=r,  mais  sans  le  chuinte- 
ment de  G  en  j,  le  nom  bhangi,  1°  l'action  de  courber, 
courbure,  2°  l'action  de  rompre,  rupture. 

Par  l'addition  d'un  nouveau  rapport  qui  n'échappe  à 
personne,  les  Aryas  individualisèrent  briser-rompre  en 
manger,  rompre  sous  la  dent,  jotdr  de,  se  servir  de,  con- 
sommer. Ainsi,  pour  ne  pas  sortir  de  l'exemple  choisi, 
BHRUg  pour  BHT]g  nous  est  parvenu  dans  lat.  FRUg 
{/rui  ])0UT/rugi,  comme  le  ^irouve  fructus  sum,  FRUg^^, 
FRUctus)  et  dans  goth.  bruljan,  ail.  brauchen,  manger, 
jouir  de,  se  servir. 

De  manger  à  consommer,  le  passage  est  facile,  et  la  fi- 
gure qui  rend  accomplir  un  acte,  remplir  une  fonction 
par  manger,  consommer  est  une  figure  qui  n'a  pas  be- 
soin de  commentaire.  Ce  même  BHT]g,  sous  sa  forme 
BHUg  [r  changé  en  u),  est  représenté  en  sanscrit  par 
hhuj,  \^  fléchir,  plier;  2"  rompre,  mâcher,  manger,  jouir 
de,  et  en  latin  par  FUg  ou  FUng  dans  fungi,  fungor, 
ftinctus  sum,  où  l'idée  de  consommer  un  acte  a  remplacé 
l'idée  de  consommer  un  mets  quelconque. 

Issu  de  BHAGr=BHr>G,  BHAks  a,  lui  aussi,  le  sens  de 
manger,  non-seulement  dans  sanskr.  bhahsate,  bhaksayati, 
il  mange,  mais  encore  dans  gr.  (paya),  çayaç,  ça^oç,  çy/YOç, 
etc. 

11.  — 'La  flexion  des  membres  pelviens  qui  caractérise 
la  marche,  cette  flexion  si  accentuée  dau^  l'ascension, 


—  159  — 

dans  la  descente  et  dans  le  saut,  a  frappé  l'esprit  de  nos 
pères,  car  ils  ont  dit  avant  nous  marcher^  monter^  des- 
cendre, londir,  sauter  par  JlécJiir-'plier.  SKAd,  fléchir, 
courber,  individualisé  d'une  part  en  coîivrir,  cacher,  ipuis 
ombrager  (no  4)  sanskr,  c'had,  s'individualise  d'autre  part 
en  se  mouvoir  en  fléchissant  fortement  les  jambes,  lat. 
SCAND(?r(?,  d'où  (^eSCENoere  et  ad^CE^nere,  skr.  shadate, 
slandali,  il  saute,  il  bondit;  lat.  CEoeriîpour  SCEoere  (1), 
shad  où  le  sens  d^Q  fléchir,  céder  se  trouve  à  côté  de  celui 
de  marcher;  lat.  Gknere  pour  SCAoere,  skr.  shad  et  çad, 
tomber,  Cfr.  gr.  axai^w.  Il  y  a  de  même  un  SKAR,  cour- 
ber, fléchir,  skr.  shhal  et  un  SKAR,  sauter,  bondir,  gr. 
axatpto  pour  ^y.apiw,  lat.  scurra  pour  scuria.  Je  mention- 
nerai ici  ce  SAR,  fléchir  [modo  SALim)  que  nous  avons 
vu  plus  haut  avec  le  sens  individualisé  de  garder,  jiro- 
téger,  et  qui  existe  à  côté  d'un  SiVR,  bondir,  sauter,  lat. 
salire,  notre  saillir,  saltus,  d'où  saltare,  notre  sau{l)ter, 
gr.  iWo\i.ax  pour  dXiojxat  (esprit  rude  pour  a),  je  bondis,  je 
saute. 

12.  —  Mettre  tout  son  corps  dans  un  état  de  flexion 
ou  de  demi-flexion,  s'asseoir  ou  être  assis,  se  coucher  d'où 
être  couché,  telle  est  la  dernière  individualisation  de 
l'idée  fléchir-courber.  Ici  encore  ce  sont  les  syllabes  à 
base  de  K  qui  ont  donné  le  corps  des  principaux  verbes 
au  sens  de  infléchir,  incliner,  asseoir,  coucher  :  KU  (pro- 
noncez hou)  dans  son  dérivé  KUbh,  lat.  cubare,  cumbere^ 
mais  avec  la  simple  valeur  de  fléchir,  plier,  dans  cubitus^ 
le  cou(b)de  ;  —  KU  dans  son  guné  (ou  renforcé)  KaU 
devenu  KAM  par  KAW  et  ce  KAM,  dans  le  sanskrit 

(l)  N'oubliez  pas  de  prononcer  C  comme  K  devant  e  et  t ,  c'est- 
à  dire  à  la  manière  antique. 


—  160  — 

kam,  signifie  Jlèchir  les  bras  autour  de,  embrasser  et, 
par  suite,  aimer  (l'effet  pour  la  cause),  tandis  que  dans 
çam  pour  kam^  il  veut  dire  JlécJiir,  affaisser^  calmer.  A 
côté  de  KU  viennent  se  placer  les  verbes  simples  Kl,  se 
coucher,  être  couché,  d'où  dormir,  et  SKI,  skr.  lisi,  g-r. 
xTi — ,  s'asseoir,  se  coucher  quelque  part,  y  loger.  De 
même  qu'il  fait  qam  de  liam^  le  sanskrit  fait  çî  de  M,  et  il 
dit  cUè  (aryaque  KAItai),  il  est  couché,  tandis  que  le 
grec  plus  conservateur,  ici  du  moins,  nous  offre  xeuac, 
comme  il  a  gardé  de  la  même  racine  xo'.[jLiw,  xoqrr^Tvjptov, 
xo(t7),  xoTtou.  Le  latin,  qui  aime  à  renforcer  K  d'un  W, 
dit  QVI  (KWI)  pour  Kl  dans  quies^  qtiiesco,  quietus  au- 
quel nous  devons  nos  adjectifs  coi,  coite  (ci-devant  quoii), 
quitte  et  — quiet  dans  inquiet. 

Après  KUbh,  Kl,  SKI  viennent  KRI,  lat.  — CLI— %o, 
gr.  xXt-vo),  goth.  Jilei-nan  et  KRA  qui,  par  le  désidératif 
de  sa  forme  redoublée,  KRAKS,  a  donné  l'aphérésé  laks 
ou  lakh  qu'on  retrouve  dans  Xé/oç,  Xé^oç,  ^.éxxpov  ;  lat. 
lectus,  lectica;  goth.  ligan,  être  couché,  allem,  liegen^ 
angl.  lie^  et  goth.  lagjan,  coucher,  déposer  sur,  ail. 
legen,  angl.  lay. 

J'allais  oublier  de  citer  le  verbe  SAd,  fléchir,  incliner, 
asseoir,  être  assis,  issu  d'un  primitif  SA,  auquel  nous 
devons  aussi  SAk,  skr.  sac  (Cfr.  SU,  SI  et  SAR).  De 
tous  les  mots  issus  de  cette  racine,  le  composé  sanskrit 
pra-sad,  incliner  vers,  avoir  une  inclination  pour,  est 
peut-être  celui  qui  montre  le  mieux  que  la  signification 
première  de  SAd  était  ^échir,  incliner.  Le  latin  offre  SEd 
{sedere,  sedes,  sella  pour  sedla,  sedulus,  sedare,  etc.),  et 
le  grec,  B  et  ô3,  avec  esprit  rude  pour  g  comme  très 
souvent  (éSoç  eSpa,  lî^otxai  pour  îho\).oi<.,  cZbc^  etc.);  le  go- 
thique a  satjan,  asseoir,  déposer,  et  sitan,  être  assis  ; 
allem.  setzen  et  sitzen  ;  angl.  set  et  si  t. 


-  161   - 
Qu'on  me  permette  de  résumer  ici  les  douze  variations 
de  l'idée  JlécMr-courher  telles  qu'elles  résultent  de  la 
synthèse  du  vocabulaire  aryen  : 

1.  —  Etre  creux,  être  convexe. 

2.  —  Tenir,  prendre,  acheter  et  faire  tenir  ou  donner, 
vendre. 

3.  —  Porter,  supporter,  être  pendu,  peser. 

4.  —  Couvrir,  g-arder,  protéger,  sustenter,  nourrir. 

5.  —  Entourer,  tourner,  aller  vite,  courir,  voler. 

6.  —  Eng-loutir,  dévorer. 

7.  —  Tourmenter,  fatiguer. 

8.  —  Entrelacer,  lier,  nouer. 

9.  —  Agiter  fortement,  trembler. 

10.  —  Rompre,  briser,  mâcher,  manger. 

11.  —  Marcher,  sauter,  bondir. 

12.  —  Asseoir,  être  assis,  coucher,  être  couché. 


3.  —  Genre  Serrer  -  Resserrer 


Troisième  et  dernier  mode  d'application  de  l'effort 
compressif,  le  genre  Serrer  présente  quatre  espèces  dis- 
tinctes de  variations  logiques. 

1.  —  Amasser,  combler,  emplir. 

2.  —  S'empresser,  se  hâter, 

3.  ~  Condenser,  durcir,  se  coaguler. 

4.  —  Se  resserrer  en  angle,  être  pointu,  traverser. 

En  rapprochant  deux  ou  plusieurs  objets,  en  les  ser- 
rant l'un  contre  l'autre,  on  les  entasse,  on  les  amasse, 
et,  à  un  moment  donné,  que  le  contenant  soit  la  main, 
un  coffre  ou  une  salle,  le  plein,  le  comble  arrive.  De  là 
tout  d'abord  les  idées  entasser^  amasser,  comhUr,  remplir. 


—  162  — 

L'aryaque  ici  présente  trois  verbes  principaux  :  TU,  TR 
et  PI]  pouvant  engendrer  ou  seulement  résumer  les  for- 
mes PAR,  PUR,  PRA,  PRI. 

De  l'idée  de  combler,  emplir,  TU,  skr.  tu,  passe  sou- 
vent au  sens  à! accomplir,  parfaire,  comme  dans  ces  ter- 
minaisons indiennes  si  connues  -tvat^  tavya  et  tvâ  où  il 
représente  l'accomplissement  de  l'acte  désigné  par  le 
verbe  qui  p  récède  :  ^«-^ûJ^y^ï,  l'accomplissement  de  l'ac- 
tion donner  {dâ)  est  à  exécuter;  -tvâ  pour  tuâ, .  véritable 
instrumental  au  sens  de  par  l'accomplissement  de  l'acte 
de,  après  l'accomplissement,  etc.,  dà-tvâ,  en  donnant, 
après  avoir  donné;  -tvat,  tvant,  tvan,  d'où  tva,  tvana, 
accomplissant  l'acte  de,  etc.,  véritable  participe  actif 
(présent)  de  TU,  combler  et  enfler,  emPLIr  et  accomPLIr. 

De  son  côté  TI] ,  qui  s'arrête  à  l'idée  de  combler,  ras- 
sasier dans  skr.  tr{trnoti),  lat.  ^n  dans  nu-trî-re^-novo- 
tri-ere  {novo  ayant  le  sens  de  nouveau-né)^  arrive  aisé- 
ment à  celle  de  satisfaire ,  contenter,  réjouir  dans  la 
forme  dérivée  TT]p,  sk.  irp  {trpyati,  tarpati,  irpnôti)gT. 
xépxo),  lith.  tarp-tas^  content,  satisfait. 

Il  en  est  de  même  de  PI',  amasser,  combler,  emplir, 
gardant  ce  sens  direct  dans  skr.  prnati,  piparti,  prâti, 
gr.  rJ.\n:'kr,iu,  lat.  —  PLEo,  etc.,  mais  s'élevantàla  signi- 
fication figurée  de  satisfaire,  contenter,  réjouir,  et,  par 
suite,  aimer,  dans  skr.  prnôti,  prayati,  prînati;  gr.  iip'- 
et  çtX  pour  tptp  dans  np(a[j.oç,  np(aTCoç,  çt'Xo?  et  cptXé  ;  wlat. 
PLA  pour  PRA  dans  placare  et  placere,  ce  dernier  de- 
venu notTG  plaire  et  notre  plaisir;  esclarv.prijati,  aimer, 
lith.  prietelus,  chéri;  goih.  frijon  etfrion,  aimer;  allem. 
freuen,  contenter,  réjouir,  d'où  le  s,ens  d'aimer  dans  l'ex- 
participe  présent  Freund{^ouT  Freuend),  goih.frijonds 
l'ami,  angl.friend. 

Plus  tard,  en  étudiant  les  lois  qui  président  aux  assi- 


—  163  — 

milations  d'idées,  nous  verrons  comment  l'agent  volon- 
taire, l'agent  qui  fait  ce  qu'il  aime  et  parce  qu'il  l'aime, 
a  reçu  son  nom  des  verbes  PRA  ou  PRI,  satisfaire,  aimer  : 
goth.  freis,  libre,  avec  frijei^  liberté,  allem  /m,  angl. 
free^  un  beau  pendant  du  latin  liber,  autrefois  luier,  ce 
frère  du  lat.  lubet  ou  libet,  et  du  skr.  luhh,  aimer,  allem. 
lieben  dont  j'ai  parlé  plus  haut. 

2.  —  Appliquez  cette  idée  de  l'amas  et  de  l'entasse- 
ment aux  pas  qui  succèdent  rapidement  aux  pas,  et  vous 
aurez  l'individualisation   de  l'emPRESSEment.    Notre 
presser  le  pas  ne  rappelle- t-il  pas  le  fast  anglais  (de  PAs 
fils  de  SPA,  serrer)  ;   avec  les  deux  significations  P  de 
serré,  ferme,  pressé  contre,  et  2*  de  prompt,  agile,  ra- 
pide ?  Les  Romains  ne  devaient-ils  pas  leur  festinare  se 
\ikiQV,  h  \m  f es tinus  dérivé  àe/esius  \^our  fedius  (l),  de 
FEd=BAdh,   serrer,  métathésé  en  BHAd  {Cfr.  FOd  = 
BAdh,  creuser  dans  fodere)?  Et  pour  indiquer  qu'une 
chose  se  répète  coup  sur  coup,  les  Italiens  ne  disent-ils 
pas  spesso,  qui  n'est  autre  que  le  latin  spissum,  serré, 
dense,  épais  eSPAIS  pour  spicsum  de  SPAk,  skr.  spaç, 
d'un  simple  SPA,  serrer,  voisin  de  SPP  ?  Rapprochons- 
en  SPU,  "s'empresser,  tud.  spuon,  anglo-sax.  speova% 
esclav.  spiejon,  sans  oublier  les  formes  secondaires  aTCsuS 
et  <jTCo65,  deux  gnnés  de  SPUd,  dans  îjtcsucu),  je  m'empresse, 
et  dans  (jzouSy],  empressement,  hâte,   zèle,  d'où  czouSaToç, 
etc.;  lat.  STUd  pour  SPUd  dans  s tudhim,  empressement, 
zèle,  travail  assidu,  studere^  etc.  Le  tud.  spuaiôn,  s'em- 
presser, et  l'anglo-saxon  spedan  avec  angl.  sp3ed  auto- 

(1)  C'est  une  loi  de  dissimilalion  bien  connue  que  celle  qui 
change  D  en  S  devant  T  :  j'aime  le  patois  letin  visto,  vu,  pour 
vidto  ;  mais  quand  l'assimilation  amène  visso,  puis  vîso  {vîsus, 
a,  um)^  je  regrette  la  forme  intégrale  de  ma  racine  vid. 


-  164  — 
risent  à  penser  qu'il  exista  un  SPUdh  à  côté  de  SPUd  t= 

3.  —  Observé  dans  l'eau  qui  se  congèle  et  devient 
glace,  dans  le  lait  qui  se  coagule  et  devient  fromage, 
dans  le  sang  qui  se  fige  et  devient  caillot,  le  phénomène 
du  resserrement  des  molécules  constitutives  des  corps 
dut  frapper  de  bonne  heure  les  Aryas.  Il  n'est  donc  pas 
étonnant  de  rencontrer  coup  sur  coup  dans  leur  langage 
l'individualisation  si  naturelle  de  serrer,  comprimer  en 
condenser,  durcir^  coaguler.  STA,  SÏI,  STU,  ST H,  ser- 
rer, resserrer,  durcir,  sont  des  collatéraux  de  STA,  STI, 
STAR,  eSTAblir,   STImuler,   inSTALler.  Nous  aurons 
plus  tard  à  exposer  les  belles  images  que  la  parole  tira 
de  ces  quatre  verbes  primitifs,  surtout  quand,  elle  voulut 
nous  montrer  soit  le  roidissement  des  membres  dans  la 
STUpeur,  soit  la  dureté  de  cervelle  du   STU ndus,  du 
STULius  ou  du  STOLidus^  soit  encore  la  fermeté  iné- 
branlable et  la  force  de  résistance  du   STREnuus.  Ce 
lat.  strenuus  me  rappelle  notre  hardi,  mot  germanique 
au  sens  direct  de  serré,  dru,  dur,  issu  du  verbe  KARdh, 
frère  de  KRUdh,  skr.  Tirudh,  être  dur,  être  rude,  être  en  co- 
lère, lat.  CTudus,  cru,  crudelis,  cruel.  Les  verbes  simples, 
d'oû'sont  sortis  ces  dérivés  intensifs  [hardh)  et  krudh),  sont 
KAR,  d'où  sanskr.  kala,  cru,  dur,   gr.  xapioç  et  y.Ç)i-oa, 
dureté,  force;   KRU,   d'où   skr.  krura,  dur,   rude,  fa- 
rouche. 

4.  —  En  rapprochant  toujours ,  en  resserrant  gra- 
duellement les  lignes  superficielles  d'un  corps,  on  le  ter- 
mine en  pointe,  on  le  rend  aigu  :  voilà  pourquoi  le 
coin,  le  cône,  Tépi  (eSPIc),  l'épine  (eSPIne),  l'angle  et 
l'aiguille  reçoivent  leurs  noms  de  verbes  au  sens  de  ser- 
rer, resserrer i  aller  en  se  resserrant.  Dans  Pk  ou  Ak 


-  165  - 

(avec  «=.r),  celui  de  ces  verbes  qui  est  le  plus  riche  en 
dérivés,  l'idée  de  pointe  conduit  à  celle  de  pénétration 
facile  et  de  rapidité  d'allure.  Ainsi  Ak,  skr.  aç,  a  le  sens 
d'aller  en  se  resserrant,  en  formant  angle  ou  coin  dans 
aç-riy  coin,  angle,  dans  -aç-ra^  qui  est  terminé  en  an- 
gle, dans  aç-an,  trait,  Cfr.  zend  ah-u,  pointe,  lat.  ac^ 
us,  acumen,  acutus,  acies,  gr.  àxYj,  à-/,'!?,  ày,[ji,Y],  goth.  a/is^ 
épi.  Et  ce  même  Ak,  skr.  aç,  signifie  pénétrer,  traverser, 
avancer  rapidement  à  la  manière  de  Vacus  ou  de  Vacies 
dans  skr.  ak-ra,  prompt,  vif,  Cfr.,  lat.  ac-er^  dans  skr. 
âÇ'U,  rapide,  gr.  wx-uç,  lat.  oc-m%  oc-iter,  Cfr.  goth. 
aiJivan,  aller  vite;  de  là  le  nom  du  cheval  en  aryaque 
AKWA,  en  sanscrit  acva,  en  grec  îtctoç  pourixxoç,r/.Foç, 
en  latin  equus^  goth.  aiJivs,  tud.  ehu. 

Telles  sont  les  individualisations  que  subissent  dans 
le  vocabulaire  indo-européen  les  trois  idées  génériques 
Poser,  Fléchir,  Serrer.  A  ces  trois  idées  composant  la 
classe  PRESSER  sont  de  tous  points  opposées  les  formes 
logiques  Aller,  Etendre,  Répandre,  dont  les  dictionnai- 
res m'ont  forcément  conduit  à  faire  ma  classe  TENDRE, 
C'est  de  cette  seconde  classe  d'idées  verbales  où  l'effort 
expansif  oppose  constamment  ses  effets  aux  résultats 
contraires  de  l'effort  compressif  (Classe  PRESSER)  que 
j'essaierai,  dans  un  prochain  article,  d'esquisser  le  ta- 
bleau. 

H.  Chavée. 


LES  ÉLÉMENTS 

DE  LA  DÉRIVATION 


Dans  la  plus  complète  extension  de  sens  qu'il  puisse 
admettre,  un  vocable  comprend  une  racine,  un  élément 
dérivatif,  un  signe  de  la  relation  de  cet  élément  à  cette 
racine,  enfin  un  suffixe  casuel  ou  personnel. 

Je  n'examine  point  ici  ce  que  c'est  que  la  racine  ;  je 
ne  m'inquiète  en  aucune  façon  de  sa  valeur  réelle,  de  sa 
personnalité  ou  de  sa  non-personnalité  ;  je  m'en  tiens 
aux  éléments  dérivatifs. 

On  me  permettra  d'appeler  éléments  de  relation  les 
données  servant  à  faire  de  la  racine  en  quelque  sorte  un 
être  vivant,  soit  actif,  soit  passif,  selon  leur  spéciale  ma- 
nière d'être. 

L'expression  n'est  peut-être  pas  rigoureusement  pré- 
cise et  contient  sans  doute  une  double  notion  ;  en  pre- 
mier lieu  la  notion  de  l'élément  dérivatif  lui-même,  en 
second  lieu  celle  du  rapport  de  cet  élément  à  la  racine  ; 
mais  comme,  en  fin  de  compte,  ces  deux  conceptions  se 
lient  indissolublement  dans  une  même  expression  pour 


—  167  - 
la  création  du  mot,  je  ne  vois  nul  inconvénient  à  les  réu- 
nir sous  une  seule  et  même  appellation. 

Le  suffixe  casuel  ou  personnel  qui  vient  donner  la  pré- 
cision définitive  de  lieu,  de  moyen,  de  sujet,  etc.,  etc., 
est  la  plupart  du  temps  formé  d'un  élément  pronominal, 
SUK,  j:<5tcs,  bos,  esT.  Que  celui-ci  soit  simple  comme  dans 
les  éléments  que  voilà,  ou  qu'il  soit  le  résultat  de  plu- 
sieurs données  simples  associées,  comme  dans  5Mmus, 
hrdE^  eSTis,  cela  n'est  d'aucune  importance  pour  la  valeur 
du  fait  en  lui-même. 

En  ce  qui  concerne  l'élément  de  relation  (cette  déno- 
mination étant  admise  dans  sa  portée  multiple),  il  peut 
consister,  soit  en  appendice  h  la  racine,  Si-^ioq,  narus,  — ■ 
soit  dans  un  redoublement  de  la  racine  SiSo-|jl£v,  gigni- 
raus,  —  soit  dans  une  gradation  de  la  voyelle  radicale, 
x4fo[ji,£v  (xu-ai-ç),  got.  giwtan,  fondre,  verser  (g i/tans,  versé, 
fondu);  sk.  Emi]&  vais  (imas,  nous  allons),  —  soit  enfin 
dans  l'intercalation  de  quelque  syllabe. 

On  appelle  «  thème  »  le  conglomérat  quel  qu'il  soit  de 
la  racine  et  de  l'élément  de  rapport.  Ainsi  soit  la  racine 
GHU,  couler,  admettant  au  présent  le  renforcement  de 
la  voyelle  (en  grec  su  ou  ej:,  suivant  l'euphonie),  plus  un  a 
(gr.  o),  nous  aurons  comme  thème  du  présent  ^sfo.  —  Soit 
la  racine  KRU,  entendre,  plus  l'élément  ta,  nous  aurons 
un  dérivé  aryaque  kruta,  thème  du  nominatif  ksutas,  en 
grec  xXuTi;,  en  sk.  cru  tas. 

Il  importa  en  tous  cas  de  remarquer  que  la  racine  peut 
dans  sa  simplicité  même  sa  lier  directement  au  suffixe 
casuel  ou  personnel  :  as-mi  je  suis,  lat.  es-t^  lith.  és-ti^ 
got.  is-t.  Parmi  les  noms  je  citerai  en  vieux  perse  aura- 
mazdâ  formé  de  «  aura  »  seigneur,  «  niaz  »  grand, 
«  dâ  »  connaître,  àl'accus.  Auramazdâm  \  dans  la  même 
langue  upaçtâ  secours,  de  «  upa  »  auprès  et  t  çtâ  »  se 


-  168  - 

tenir  :  Auramazdâmaiy  upaçtâm  abara,  écrit  continuel- 
lement Darius,  «  Auramazdâ  m'a  porté  secours,  i»  En 
sansk.  yudh  combat  (loc.  yudhi)  et  pad  pied;  il  est  vrai 
qu'ici  la  racine  est  secondaire  ;  mais  cela  ne  fait  rien  à 
la  chose.  Ou  peut  citer  encore  èhâ  lueur,  mû  lien  et  quel- 
ques autres. 

Bien  entendu  il  ne  saurait  être  question  ici  ni  de  l'aug- 
ment  ni  des  voyelles  de  liaison.  Voici  par  exemple  l'a- 
ryaque  rudhra-s  rouge,  qui  admet  en  grec  l'augment 
è-puOpé-ç,  en  sk.  une  voyelle  de  passage,  rudh-i-ras.  On 
connaît  le  latin  rutilus  qui  admet  également  cette  voyelle . 
Et  ici  il  est  intéressant  de  prendre  note  d'un  t  latin  repré- 
sentant un  0  et  un  d/i  sk.,  comme  dans  pati,  lates,  puto, 
cutis,  torsus.  Voir  Kuhn  dans  les  Beitr.  I,  368  ;  contra 
Aufrecht,  Zeitsclir.  IX,  232. 

Nous  avons  vu  tout  à  l'heure  la  réunion  de  plusieurs 
éléments  pronominaux  personnels  ne  former  à  vrai  dire 
qu'un  seul  suffixe,  es-Tis,  Ic-MEN.  Il  se  peut  faire,  en  ce 
qui  concerne  les  éléments  formatifs  du  thème,  qu'ils  se 
trouvent  également  en  nombre  multiple  à  la  suite  les 
uns  des  autres.  Mais  ici  la  réunion  ne  forme  pas  un  tout, 
un  groupe,  un  de  sens  et  de  valeur  -.  le  premier  élément 
de  rapport  dérive  la  racine  et  donne  un  thème  pri- 
maire; —  le  second  dérive  ce  thème  primaire  et  donne 
un  thème  secondaire.  Et  ainsi  de  suite.  Exemples  :  ves-ti 
habillement,  ves-ti-tu  vêtu,  c'est-à-dire  «t  habillementé  »; 
— ■  dâ-na  —  chose  donnée,  dâ-na-tar,  —  celui  qui  fait 
l'action  de  donner  :  comme  on  le  voit,  ce  n'est  point 
-naiar  qui  modifie  dâ,  c'est  -êar  qui  imprime  son  cachet 
à  dâna.  —  Inutile  sur  un  fait  aussi  simple  de  s'étendre 
davantage. 


-  169  — 

n 

Ces  notions  élémentaires  bien  acquises,  un  grand  pas 
se  trouve  fait.  Pourtant  avant  d'examiner  en  particulier 
chacun  des  éléments  dérivatifs,  il  est  indispensable  de 
jeter  un  coup  d'œil  sur  la  théorie  générale  de  la  dériva- 
tion en  ce  qui  touche  la  subjectivité  ou  l'objectivité  de  la 
notion  dérivée.  Cette  théorie  est  des  plus  simples  et  des 
plus  faciles  à  comprendre.  Et  tout  d'abord,  je  m'empresse 
de  reporter  l'ancien  mérite  de  sa  découverte  au  savant 
auteur  de  la  Lexiologie  indo-européenne. 

Soit  une  racine  quelconque,  le  verbe  simple  sta  poser, 
se  tenir,  dhu  fumer,  da  donner,  ta  étendre  (1),  ku  entou- 
rer :  soit  cette  racine  dérivée  par  le  démonstratif  ta^  d'où 
le  thème  STAta  ou  DAta.  J'ai  pour  signification  dudit 
thème  «  donné  »  ou  placé.  »  Assurément  ce  n'est  encore 
là  qu'un  concept  général;  mais  ce  concept  est  précisé 
déjà,  quant  à  son  caractère  d'activité  ou  de  passivité  :  la 
délimitation  dernière,  celle  de  lieu,  de  manière,  de  sujet, 
de  régime  viendra  avec  le  suffixe  final,  soit  casuel,  soit 
personnel. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  que  nous  tenons  en  fait  dès  à 
présent,  c'est  que  pour  la  formation  du  dérivé  passif 
l'élément  dérivatif  demeure  intact  et  inviolé. 

Du  passif  à  l'actif  le  passage  est  possible  par  trois 
moyens  également  simples. 

Le  premier  consiste  à  pousser  à  l'extrême  la  voyelle 
de  l'élément  dérivatif,  c'est-à-dire  à  faire  monter  a  hi 

(1)  TA  étendre,  ga  progager,  ma  mesurer,  penser,  sont  les 
vraies  racines  de  ces  faux  primitifs  tan^  gan,  man.  Beitr.  ii, 
97  5. 

12 


—  170  — 

ou  â  îi.  C'est  ainsi  que  KAKta  étant  l'état  d'une  chose 
cuite  «  le  cuit  »,  KAKti  eut  raction  de  cuire  <r  le  cuire  »; 
puis,  dans  la  progression  labiale,  tandis  que  STAta  don- 
nera à  entendre  «  placé  debout,  »  STAtu  signifiera  l'ac- 
tion de  placer  debout  ou  de  se  tenir  debout. 

Seconde  façon  d'exprimer  l'activité.  C'est  le  recours  à 
la  voyelle  vibrante  r,  la  voyelle  active  par  excellence  : 
SA-TA  chose  semée,  SA-ir  semeur,  par  développement 
satar  (1). 

Troisième  procédé.  C'est  pour  l'instant  le  plus  impor- 
tant :  on  attire  l'attention  tout  entière  sur  la  notion 
verbale  par  la  castration  en  quelque  sorte  de  l'élément 
dérivatif  :  DAta  donné,  DAt  donnant.  Tout  à  l'heure 
nous  verrons  comment  les  participes  vulgairement  dits 
«  présents  »>  sont  formés  d'après  ce  dernier  moyen. 


III 


Une  observation  qu'il  est  sans  doute  superflu  de  sou- 
lever, c'est  que  ces  dérivés  de  noms  ne  doivent  pas  être 
confondus,  d'après  une  consonnance  identique^  avec  telle 
ou  telle  manière  d'être  du  verbe  conjugué. 

(1)  La  voyelle  f  est  considérée  par  ua  grand  nombre  de  lin- 
guistes comme  non  primitive.  Il  y  a  là,  selon  moi,  une  erreur 
des  plus  graves.  Non-seulement  ar  vient  de  r,  dont  il  est  le 
giina,  mais  il  est  encore  de  toute  impossibitité  que  r  puisse  être 
dû  à  ar  :  à  ra,  c'est  une  autre  question.  Je  ne  prétends  pas,  au 
surplus,  élayermon  opinion  de  cette  simple  affirmation  5  en  temps 
opportun  je  la  développerai.  Une  observation  seulement  :  si  r 
n'était  pas  organique,  nous  nous  trouverions  en  présence  d'un 
fait  inouï,  à  savoir  des  racines  premières  closes,  kar,  dhar, 
par,  etc. 


-  171  — 

Ainsi  le  ti  dérivatif  est  dans  le  verbe  conjugué  suffixe 
personnel,,  dans  le  nom  il  est  élément  dérivatif  du  thème. 
Soient  donc  représentés  par  R  la  racine,  par  d  l'élément 
dérivatif,  par  t  le  suffixe  casuel  ou  personnel,  le  «  ti  »  en 
q  lestion  sera,  dans  la  formule  que  voici  : 

Rd^, 

Soit  t  si  le  vocable  appartient  à  la  classe  du  verbe  conju- 
gué, soit  D  s'il  appartient  à  celle  du  nom.  Application  : 
sk.  arpayati^  il  fait  monter,  R=ar,  D=paya,  ^=ti  ;  — 
sk.  «wâJ^w,  intelligence,  nomin.  (au  propre,  lamesureuse), 
R-=ma,  D=»ti,  ^=s. 

En  d'autres  termes,  si  le  -ui  de  èori,  il  est;  si  celui  de 
[xavxiç,  voyant,  prophète,  représentent  l'un  et  l'autre  le 
démonstratif  ta  rendu  actif  par  la  progression  vocalique  ; 
s'ils  sont  tous  deux  essentiellement  le  même  et  unique 
élément  dérivatif,  — il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'ils  sont 
mis  à  deux  rôles  tout  distincts,  l'un  dans  le  verbe  con- 
jugué, l'autre  dans  le  nom. 


IV 


Il  est  temps  d'arriver  à  l'examen  des  éléments  dériva- 
tifs, non  plus  en  ce  qui  concerne  leur  portée,  mais  bien 
en  ce  qui  touche  leur  origine. 

Je  m'occuperai  en  commençant  des  dérivés  de  premier 
degré  dans  les  noms,  ma-ter^  op-us,  <f6-at-ç,  da'tu-s\  en 
s  îcond  lieu,  je  me  tournerai,  toujours  dans  la  même  ca- 
tégorie des  vocables,  vers  les  dérivés  à  plusieurs  degrés, 
>.uCT6-t«.£vo-ç,  alu-mnU'S,  na-tion-em  ^acc). 

Suivra  l'examen  des  mêmes  éléments  dans  les  verbes. 


—  172 


Voici  venir  d'abord  les  dérivés  de  premier  degré  dans 
les  noms,  soit  substantifs,  soit  intinitifs,  soit  participes, 
soit  adjectifs. 

Le  TA  démonstratif  est  le  plus  frappant  et  le  premier 
qui  se  présente  à  la  pensée.  J'ai  dit  ci-dessus  comment  il 
dérivait  passivement  la  notion  verbale  :  inutile  de  reve- 
nir sur  ce  point.  Ce  que  je  ne  puis  omettre,  d'ailleurs, 
c'est  qu'il  ne  laisse  entendre  l'idée  réalisée  que  comme 
entièrement  accomplie.  En  un  mot,  ta  est  une  terminai- 
son de  parfait  passif.  Les  adjectifs  mrlaux  en  xoç  des 
grammaires  grecques  sont  purement  et  simplement  des 
participes  parf.  pass.,  YpaTCT6ç  écrit,  uotY^xiiç  fait,  ôexdç  placé. 
Est-il  besoin  de  répéter  la  même  chose  pour  le  lat.  datas ^ 
natus ,  factus,  le  sk.  uktas  {=:vactaf;)  appelé,  laddlms 
{==badMas)  lié,  incitas  connu,  le  vieux  perse  liartam  (nom. 
neut.)  fait,  dâtam  (neut.)  la  loi,  ce  qui  est  posé,  établi 
(cfr.  das  Gesetz)  f  —  La  forme  [xsvo  que  l'on  emploie  au 
passif  en  la  suffîxant  aux  thèmes  du  présent,  du  parfait, 
du  futur  nous  occupera  en  temps  opportun. 

En  traitant  ici  des  participes,  nous  ne  quittons  pas  les 
thèmes  nominaux.  Le  participe  est  un  nom  au  même 
titre  que  le  substantif,  que  l'adjectif,  que  l'infinitif  (1). 


On  peut  dire  que  la  partie  significative  distingue  seule  le  nom, 
l'adjectif,  le  participe.  Ce  dernier  indique  uniquement  un  moment 
d'action  et  ne  fait  point  entendre  la  constance  et  la  perpétuité  do 
cette  action  comme  le  marqueront  l'adjectif  et,  à  un  plus  haut 
degré  encore,  le  nom.  Ainsi  dupant  est  participe  et  ne  peut  s'ap- 


—  173  — 

Il  suffît  pour  s'en  convaincre  de  se  rappeler  les  substan- 
tifs/«c^î^îw,  natus  (v.  persique),  dâtam^  etc. 

Quant  à  sa  substitut  de  ta  (1),  nous  n'en  trouvons  au- 
cune trace  ici.  Il  ne  faudrait  pas  prendre  pour  dérivés 
par  SA  les  lusus,  clausus  et  autres  qui,  d'après  une  loi 
phonétique  bien  connue,  sont  pour  *ludôus,  "claudtus. 

J'arrive  aux  actifs  de  ta. 

La  forme  t  simple  s'est  trouvée  dès  l'unité  aryaque 
renforcée  par  l'intrusion  d'une  nasale.  On  voit  déjà  qu'il 
s'agit  des  participes  actifs  dicent-em,  Xuovx-oç  (2).  Je  n'ai 
pas  à  parler  des  formes  gâtées  du  nomin.  sing.  ferens, 
dicens,  Xuwv  :  d'après  des  principes  rigoureux  elles  se  trou- 
vent parfaitement  attendues. 

La  caractéristique  du  participe  qui  nous  occupe  est  bien 
t  ou,  d'après  le  renforcement,  nt  :  ce  n'est  en  aucune  fa- 
çon at  ou  ant.  Va  qui  vient  ici  s'interposer,  sk.  adknt 
mangeant,  lat.  edEUt  est  purement  euphonique.  Il  faut 


pliquor  qu'à  l'action  de  tel  moment,  nullement  au  caractère 
général,  comme  dupeur  adjectif;  dupé  est  participe  et  n'implique 
aucune  idée  de  constance,  à  la  différence  du  nom  dupe.  Entre 
le  nom  donnant  à  comprendre  l'état  habituel  et  le  participe  in- 
diquant le  fait  fugitif,  l'adjectif  tient  en  quelque  sorte  le  milieu. 
Quoi  qu'il  en  soit,  cette  distinction  est  fort  délicate  en  bien  des 
cas,  et  au  fond,  si  l'on  s'en  rapporte  uniquement  à  la  constitution 
des  vocables,  elle  n'existe  pas.  —  Je  n'insiste  point  sur  ce  fait 
que  l'infinitif  n'est  qu'un  nom  à  l'un  quelconque  de  ces  cas. 

(1)  La  déclinaison  du  démonstratif  sas,  sa,  tad,  gr.  ô  y;  xb 
est  à  cet  égard  un  fait  important.  On  sait  que  l'esprit  rude  tient 
lieu  en  grec  d'une  s  initiale. 

(2)  Non-seulement  du  présent,  mais  parfois  encore  de  l'ao- 
riste et  du  futur,  moyennant  certaine  annexion  thématique.  Se 
rappeler  par  ex.  part.  prés.  Xuwv=)vU-ovt-ç,  part.  aor.  X6aaç= 
Xu-aavx-;.  part.  fut.  Xua(»)v=Xu-crovx-s. 


—  174  — 

se  méfier  dans  la  dérivation  de  ces  voyelles  de  liaison  ou 
de  secours  dont  on  a  tant  abusé  ;  je  leur  consacre  i][uel- 
ques  lignes  ci-dessous. 

Pour  en  revenir  à  l'élément  en  question,  l'on  voit  que 
je  ne  puism'associer  à  l'analyse  de  M.  Schleicher  (Comp. 
2®  éd.  464).  Si  le  suffixe  dérivatif  était  ant,  la  chose  se 
passerait  fort  bien  lorsque  ce  suffixe  aurait  à  suivre  une 
consonne  comme  dans  kii-ant  ;  mais  dès  qu'il  devrait  s'ac- 
coler à  un  thème  en  a,  l'on  aurait  forcément  a  +  éî=:^, 
l'on  aurait  en  sk.  hhara  +  ant=hharânt,  ce  qui  n'est  pas. 
Les  auteurs  qui  tiennent  ant  pour  primitif  se  trouvent 
contraints  d'admettre  la  chute  de  Va.  de  cet  élément  dans 
les  cas  où  le  radical  se  trouverait  terminé  par  un  a.  En 
vérité,  est-ce  bien  sérieux  ? 

Dans  cette  classe  de  mots  latins,  dont  le  nominatif  est 
en  es  pour  ets,  nous  avons  une  preuve  convaincante  de 
la  non-primordialité  de  la  nasale.  Je  citerai  {super)ste — 
(^)-5  survivant,  {inter)-pre{t)-s,  tud-et-s  marteau.,  gurg-et-s 
l'engloutissant,  le  gouflFre.  Nous  n'avons  là  que  de  sim- 
ples participes  actifs  au  même  titre  que  prudens,  amans, 
vocans,  docens. 

En  ce  qui  concerne  Tf,  secondairement  tar^  je  rappelle 
au  plus  vite  sk.  pitr  père,  lat.  pater^  anglo-sax.  smoster 
sœur,  got.  Irôthar  frère.  J'ai  fait  observer  ci-dessus 
combien  c'était  un  procédé  naturel  que  l'emploi  de  la 
vibrante  r  pour  marquer  la  vie,  l'activité,  l'action  ;  mais 
je  ne  puis  vraiment  m'étonner  des  efforts  inouïs  que  font, 
afin  d'expliquer  les  tor^  xYjp,  tar^  les  auteurs  pour  qui  la 
voyelle  r  n'est  point  primitive.  Encore  un  coup,  je  ne 
veux  pas  me  laisser  entraîner  à  une  digression  sur  ce 
sujet,  tout  intéressant  qu'il  puisse  être. 

Pour  TRA  ce  n'est  évidemment  pas  autre  chose  que  ce 
tr,  tar  présenté  de  façon  à  pouvoir  soutenir  le  suffixe  ca- 


-  17b  — 

suel  m  des  noms  neutres  que  l'on  connaît  bien,  ara-tm-m, 
àpo-Tpo-v,  charrue  ;  sk.  dâ-tra-m^  faucille;  [j^é-xpo-v,  sk.  mâ- 
tram;  castrum  pour  *cad-tru-my  moyen  de  défense,  etc. 

Ti  nous  présentera  cette  particularité  de  former  à  côté 
des  [XT^T'.-ç,  sk.  mati-s,  intelligence  (celle  qui  mesure),  et 
autres,  des  infinitifs,  une  fois  décliné  au  datif.  (Benfey, 
Vollst.  Sansk.  Gr.  §  949;  Schleicher,  Comp.  p.  450  5S.) 

Deux  remarques.  Ne  pas  prendre  comme  venant  d'un 
substitut  de  ti  les  at  grecs  de  9J-cc-ç  nature,  r.6-Qi-q  mari. 
Quand  même  le  sk.  hhûtis,  patis,  le  got.  fai/is  ne  vien- 
draient pas  en  aide,  il  ne  faudrait  pas  perdre  de  vue  ce 
fait  que  devant  *  le  t  des  éléments  dérivatifs  devient  a, 
sauf  chez  les  Doriens,.  —  En  second  lieu,  il  convient, 
pour  le  latin,  de  se  rappeler  la  chute  de  Vi  au  nomin. 
dans  bien  des  thèmes  en  i  :  mors,  ars,  nox  ne  sont  pas 
seulement  pour  morts^  arts^  nocts,  mais  encore  pour 
moriis,  artis ,  nociis  (1).  Ennius  emploie  encore  ce 
dernier. 

TU  à  côté  des  sta-t-us,  l'action  de  se  tenir  debout,  au- 
difus,  l'action  d'écouter,  forme  au  datif  lui  aussi  des  in- 
finitifs 5<jr^«'»6,  courir,  s'élancer  (Benfey,  VoU.  Gr.  §919); 
de  même  à  l'accusatif  êtum,  aller.  (Benfey,  Kurze  Gr. 
§  400).  Les  supins  lat.  en  tum  correspondent  rigoureu- 
sement à  cette  dernière  forme,  saltum,  lusum=*ludtum. 
—  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  dans  plus  d'un  dérivé 
tu  est  une  condensation  de  tva,  par  ex.  dans  (âpwxûç,  nour- 

(1)  Il  ne  faudrait  pas  se  fier  au  grec  pour  la  reconstitution  de 
ce  dernier  mot.  Tandis  que  le  thème  est  purement  conservé  chez 
les  Hindous  nak-ti,  chez  les  Lithuaniens  nakti,  chez  les  Slaves 
proprement  dits,  les  Gots,  etc.,  les  Hellènes,  par  une  singulière 
méprise,  se  sont  forgé  un  thème  vux-c,  nom.  v6^,  horriblement 
faux.  En  zend  on  constate  parfois  un  bouleversement  analogue. 
(Spiegel,  Beitr,  ii,  31). 


-  176  - 

riture  (Benfey,  Kurze  Gr.,  p.  224),  dans  8iy.ato(T6vY}  comme 
on  le  verra  plus  bas. 

En  face  de  ta  et  de  sa^  nous  avons  ma  et  na  ;  exami- 
nons quelques-uns  de  leurs  dérivés  du  premier  degré. 

On  connaît  le  sk.  dhar-ma^  loi,  chose  arrêtée,  corres- 
pondant au  latin/orwa,  forme,  dim.  formula,  formule, 
loi  (1).  Inutile  d'appuyer  sur  d'autres  exemples.  Inutile 
également  de  faire  observer  que  tous  ces  dérivés  sont 
passifs  dans  leur  acception  première  et  naturelle. 

Bien  entendu,  ainsi  que  l'on  s'y  attend  d'après  la 
théorie  plus  haut  formulée,  les  dérivés  en  mi  reportent  à 
une  conception  primitivement  active.  Ainsi  en  sk.,  une 
des  nombreuses  appellations  du  vent  estjagmi'S,  «  celui 
qui  va  » . 

Toutefois,  il  y  a  ici  un  écueil  à  éviter.  Un  grand 
nombre  de  formes  qui,  au  premier  coup  d'œil,  seraient 
classées  dans  cette  catégorie,  révèlent  à  l'examen  une 
toute  autre  dérivation.  Par  exemple,  le  grec  Oéijnç,  justice, 
de  la  racine  DHA,  poser,  établir  {cîr,  formula,  dharma, 
ail.  Gesetz,  Satzung)  a  pour  thème  Ôe-i^ivi.  C'est  toujours 
un  dérivé  actif,  mais  non  plus  par  mi.  Il  faut  remonter  à 
un  *9£[ji.avT,  *9siJLaT,  au  sens  d'«  établissement  ».  Je  n'in- 
siste pas  sur  la  valeur  du  suffixe  [j-av-,  [j^ax,  qui  sera  exa- 
miné à  son  temps.  —  On  peut  consulter  sur  cette  matière 
un  travail  très  serré  de  M.  Benfrey,  dans  Or.  und 
Occid.  II,  755  is. 

NA  a  de  même  que  ta  (voir  ci-dessus),  la  fonction  de 
participe  parfait  passif  : 

àY-vb-ç  pur  =:=*  sk.  yaj-n^a-s  (2)  ;  lat.  do-nu-m  =  sk. 
dd-na-m, 

(i)  De  la  même  racine  (\[ï&  firmus  eifrenum. 

(2)  L'esprit  rude  représente  un  y  initial  conservé  en  sk.  :  g.  5ç 


-  177  — 

On  trouve  cependant  un  certain  nombre  de  mots  ainsi 
formés  sans  être  de  vrais  participes  :  utu-vo-çss:  sk.  svap' 
na-Sy  lith.  sap-na-s.  (Le  somnus  des  Latins  est  pour 
sop'tiu-s^  cfr.  sop-or. 

Au  sens  actif,  nous  trouvons  ni,  avec  progression  de 
la  voyelle,  dans  le  sk  dhû-nis,  agitateur,  vah-ni-s  Agni, 
en  tant  qu'il  porte  (vehit)  l'offrande  aux  dieux. 

Pin  ce  qui  concerne  les  formes  en  nu,  il  faut  parfois  les 
tenir  comme  condensation  de  nva  (1)  pour  nava.  Ainsi, 
le  sk.  sûnus^  lith.  sûnùs,  enfant,  de  la  racine  SU  arroser 
d'où  procréer,  est  certainement  une  forme  passive  :  je 
restituerai  le  primitif  sû-na-wa-s  «  doué  de  création, 
procréé  d. 

Le  participe  du  prétérit  passif  serait  simplement  Sî^-w«-5 
s'il  n'était  siltas,  lequel  existe  en  sanskrit. 

C'est  avec  toute  raison,  mesemble-t-il,  que  M.  Benfey 
(Or.  und  Occ.  I,  265  note)  rapproche  de  sunus  le  grec 
utéç.  La  filière  eût  été  *  auvpéç'  *ùvj:6;,  *  uvt6ç,  Uôq.  L'esprit 
rude  pour  5,  cela  est  tout  naturel  :  l'affaiblissement  dej: 
en  i  est  encore  un  phénomène  bien  connu  (iiXeîsiv  est  pour 
7uXej:-£tv,  rac.  TcXu  gunée,  cfr.  TuXsu-aotnai,  (voir  Curtius, 
Grundz.  505  ss)  ;  la  chute  de  v  est  justifiée  par  M.  Benfey 
loc.  cit. 

Par  contre,  ma-nu-s  est  bien  «  la  mesureuse  ». 

Vient  le  relatif  ka  peu  employé  comme  dérivatif  de 
premier  degré  ;  c'est  par  lui  que  sont  iovmé^ paucus  et 


Iequel==sk.j^£T5;  wpa  saison=zend  r<^^^=got.  Jer,  lud.  et  v. 
saxon  7ar;  ^TCapfoie=3k.  yakt,  ïaLjecur. 

(1)  Va  devient  u,  comme  ra  r  et  ya  /  —  sk.  pTthus  cfr. 
xXaTuç  et  lith.  platùs,  ary.  «  pratus  »  5  sk.  iydja  pour  ar. 
«  yayâga  »  ;  sk.  uvâca  il  dit,  ar.  «  vavâka  » .  Sk.  svapîmi  je 
dors,  a  pour  parfait  susvâpa. 


-  178  — 

parcus.  Nous  verrons  qu'il  joue  un  rôle  important  dans 
les  dérivés  de  second  degré. 

Le  copulatif  ya  est  bien  plus  fréquent.  Un  exemple 
vulgairement  cité  est  med-iu-s  =  sk.  madh-ya-s,  z. 
maidh-ya,  got.  midji-s,  gr.  [xéccoç  (1).  Nombre  de  mots 
latins  en  ie-s,  iu-s,  ia,  iu-m,  sont  ainsi  formés  :  acies, 
faciès,  genius,  etc. 

Faut -il  rattacher  au  pronom  y  a  les  dérivés  participes 
fut.  pass.  ?...  sk.  yaj-ya-s,  qui  doit  être  honoré=<5cYwç  (2); 
kar-ya-s,  qui  doit  être  fait  ;  âr-ya-s^  vénérable.  Ne  les 
pourrait -on  pas  regarder  comme  dus  à  une  forme  ver- 
bale d'après  ya,  aller,  tendre  vers?  (ï'oi^t). 

Le  suffixe  wa  est  fréquent  dans  les  premiers  dérivés  ; 
equus  =  ?xj:oç  =  Ï7.7.oq  -~r-  îTCTioç  =  sk.  açvas,  au  propre 
«  doué  de  rapidité  ».  La  racine  est«;^,  pénétrer,  d'où  acies, 
acutus.  On  reconnaît  la  même  dérivation  dans  ard-mi-s, 
per-spic-uu-s,  et  une  foule  d'autres.  Dans  plus  d'un 
vocable,  naturellement  il  y  a  eu  condensation  de  va  en  u, 
et  cela  dès  la  souche  aryaque,  comme  en  témoignent  sk. 
âç-u-s,  rapide,  etw/.uç. 

Peut-être  n'ai-je  pas  été  fondé  à  ranger  ce  m  parmi 
les  suffixes  d'origine  pronominale  :  toutefois,  comme  son 
origine  verbale  n'est  en  aucune  façon  démontrée,  je 
constate  simplement  l'incertitude  sur  sa  provenance,  et 
j'arrive  à 

RA,  dont  la  source  est  tout  aussi  obscure.  Citons  seu- 

(1)  Pour  [xeB-Yo-ç.  Il  est  curieux  de  voir  le  pTàkTil  Massa  et 
l'italien  Me:{:{0  traiter  les  langues  classiques  d'après  un  procédé 
analogue. 

(4)  Je  ne  reviens  plus  sur  la  représentation  par  un  esprit  rude 
d'un  Y  initial.  Voir  l'antépénultième  note. 


—  179  - 

lement  aj-ra-s  ^-^  ager  (1)  ==  à^-ço-c,  ;  puis  Bwpov,  gna- 
rus,  etc. 

Nous  voici  à  deux  éléments  que  l'on  ne  peut  regarder 
l'un  et  l'autre  que  comme  des  apparences  modifiées  du 
participe  actif  -t,  par  facilité  -ai,  par  nasalisation  -ani 
(Voir  plus  haut,  p,  173.) 

Le  premier  est  celui  que  l'on  rencontre  dans  le  sk. 
snêhran,  ami  (aimant),  râj-an,  roi  (régnant),  vrs'an,  Indra 
(en  tant  qu'il  donne  la  pluie),  taureau  (en  tant  que  sator), 
taksan,  charpentier;  dans  le  zenà  arsan  et  le  grec  àptnjv 
(nom.  siug.)  ;  dans  le  lat.  îeon  nom.  leo.  Le  type  de  ce 
dernier,  par  ex.,  est  rawant,  ace.  rawantam  :  en  grec, 
le  thème  est  donc  lépon.  Cet  idiome  seul  eut  la  chance 
de  conserver  le  ^, 'rappelez-vous  le  gén.  Xéovxoç,  les  autres 
rameaux  ne  déclinant  plus  que  d'après  an  :  lat.  leonem, 
leonis.  Le  féminin  de  Xéwv,  à  savoir  Xixi^cty  a  beau  ne 
point  montrer  ce  if,  il  n'en  est  pas  moins  exact  que  celui 
de  Xéovxoç  est  parfaitement  organique.  Mais  le  got.  dans 
Jiund-s  a  l'avantage  sur  7.uwv,  y,'jv6ç,  sur  le  sk.  çvan,  et 
rappelle  mieux  le  thème  organique  kWAt  d'où  kwant, 
nom.  KWANTS,  gonflant.  M.  Curtius  est  donc  peu  heureu- 
sement avisé  à  tenir  comme  accessoire  le  d  de  Jiund-s. — 
Nombre  de  mots  latins  en  en  sont  formés  d'après  cet  élé- 
ment, pecten,  ^peigne:,  gluten;  mais  ici  gardons-nous  de 
toucher  aux  vocables  en  men  comme  lumen,  flumen. 

Le  second  suffixe  dérivatif  est  as.  On  connaît  ces  thè- 
mes neutres  en  as,  eç,  us, 

d'où  sk.  mc-as  ,  j:ir^oq  discours,  parole, 
man-as,  iJLévoç  courage, 

(1)  En  lat.  u  eli  du  nom.  sing.  tombèrent  fréquemment  de- 
vant s.  L'on  eut  à  un  moment  ;?Mer5,  ag-rs^  d'où  agers  (euph.), 
puis,  d'après  un  procédé  régulier  s  tomba. 


-  180  — 

sar~as  (1),  z'koç,  (2),  eau  courante, 
sad-as,  gâoç,  siège, 
çrav-as,  vlépoq,  gloire,  bruit, 
jan-as^  Y^voç,  genus,  race, 
ap-as,  opus,  œuvre, 

et  une  certaine  quantité  d'autres. 

Il  y  a  encore  dans  cette  classe  des  masculins  et  des 
féminins  (J^suûyjç,  menteur,  trompant,  sk.  usas,  aurore, 
éclairant. 

Les  deux  déterminatifs  a  et  i  sont  l'origine  de  nom- 
breux dérivés. 

Cette  sorte  de  pronoms  n'a  pas,  comme  les  démons- 
tratifs, la  faculté  de  se  modifier  dans  le  but  d'indivi- 
dualiser la  racine,  soit  activement,  soit  passivement.  Il 
ne  faut  donc  pas  s'étonner  de  voir  garih-k-s,  fœtus,  conçu 

QV  garih'k.'S,  utérus,  concevant;  9op-o-ç,  qui  apporte, 

et  6  cp6p-o-ç,  le  tribut  apporté  ;  çiv-k-Sj  celui  qui  respecte, 
çiv-A-s,  celui  qui  est  respecté,  beureux  ;  Miar-k-s,  celui 
qui  porte,  èhar-k-s,  fardeau,  porté;  nân-k-s,  qui  produit, 
mân-k-s,  façonné. 

Parmi  les  actifs, citons  encore  dêv-as,  brillant=^^îi-w-5; 
parmi  les  passifs  Xotx-é-ç,  qui  est  laissé. 

On  doit  prendre  garde  ici  de  ne  pas  introduire  des 
noms  en  -as,  tels  que /adus^jit'Kéq,  xXépoç,  p.  179,  ou  bien 
en  an,  comme  padan,  le  pied,  foulant,  râjan,  p.  179. 

En  ce  qui  concerne  les  dérivés  de  premier  degré  par  i, 
il  suffira  de  citer  hav-i-s,  poëte,  sage,  au  propre  t  le 

(1)  Sk.  sarit  fleuve,  est  encore  une  forme  active  :  Vi  est  de 
liaison.  Voir  sur  le  rapprochement  en  question  Kuhn,  Zeits.  ii, 
liO;  Curtius,  Gmndz,  323;  Bopp,  Zeits,  m,  21. 

(2)  Avec  esprit  rude  représentant  s  initiale,  coaime  dans 
çTTca,  o)).àq,  é  (pour  ope),  ô,  f),  êpTcw,  et  nombre  d'autres. 


—  181  — 

voyant»;  xXep-t-ç,  clef=  clav-ùs;  ly^\rc,sss.ahis-=  anguis 
s=litli.  aXks',  sk.  pac-i~s,  feu  (cuisant). 

(Dans  can-i'S  et  mensis,  Yi  est  purement  d'occasion. 
J'ai  donné  ci-dessus,  p.  179,  la  forme  organique  du  pre- 
mier. Celle  du  second  est  mat  d'où  mants,  nom.  Le  goti- 
que menoth-s  est  donc  encore  plus  pur  que  le  grec  i;lyiv, 
pour  [jLsvç  pour  [xsvxç,  que  le  skt  mâs,  pour  mans  pour 
mants.) 

J'ai  eu  l'occasion  déjà  de  parler  des  condensations  de 
-wa  en  -w.  La  dérivation  par  un  u  organique  ne  me  sem- 
ble pas  prouvée  :  tous  les  exemples,  selon  moi,  se  ramè- 
nent comme  dans  wxuç,  açus  à  un  type  -wa.  Ainsi,  le 
manu-s^  homme,  est  simplement  man-va-s,  doué  de  la 
pensée;  îân^ivindu-s,  savant  est  pour  îii«,(?-m-s,  doué  de 
science,  de  vue,  —  sk.  gurus  et  ^apûç  représentent  un 
aryaque  «  garwas  »  doué  de  pesanteur;  —  sk.  laghus  et 
gr.  èXaxui;  un  t  raghwas  »  doué  de  légèreté  ;  sk.  svâdus 
et  gr.  YjSuç  pour  cpaoùç  un  «  swâdwas  »  doué  de  douceur. 


VI 


Nous  allons  voir  comment  les  tiges  ainsi  formées 
poussèrent  des  branches,  puis  des  rameaux,  puis  des 
rejetons,  sans  recourir  à  d'autres  éléments,  mais  en  mo- 
difiant simplement  un  premier  thème  par  un  élément 
secondaire  de  dérivation,  puis  le  thème  formé  de  la 
racine  et  des  deux  éléments  en  question  par  un  troisième 
élément,  et  ainsi  de  suite. 

S'il  a  pu  être  utile  pour  la  clarté  du  sujet  de  traiter 
distinctement,  comme  je  l'ai  fait,  de  la  dérivation  du 
premier  degré,  il  serait  superflu  de  consacrer  une  section 


—  182  — 

spéciale  aux  dérivés  de  second  degré,  une  autre  à  ceux 
de  troisième,  une  autre  à  ceux  de  quatrième.  La  théorie 
générale  de  dérivation  étant  bien  saisie,  on  suivra  sans 
peine  la  filière  successive  des  individualisations  secon- 
daires. 

Le  démonstratif  ta  est  tout  aussi  fréquent  comme  suf- 
fixe de  second  degré  que  comme  dérivatif  primaire,  soit 
que  le  thème  ait  été  formé  déjà  par  lui-même,  soit  qu'il 
résulte  de  l'adjonction  d'un  autre  élément.  Ainsi  ves-ti-a, 
habillement,  ce  qui  vêt,  msH-tu-s  «  habillementé  »  ; 
stagnu-m,  eau  endormie,  stagna-tu-s,  couvert  d'eau 
stagnante. 

Quant  aux  superlatifs  grecs  en  -Taxo-,  eùpù-Taxo-ç, 
Xapipéç-taxoç,  [XE^iv-xaToç,  OU  ne  peut  dire  que  le  second -^<î 
modifie  chez  eux  le  premier  :  il  n'y  a  pas  là  réellement 
une  dérivation  de  second  degré.  Ce  procédé  est  plutôt  une 
espèce  d'insistance  assez  comparable  aux  répétitions 
naïves  de  certains  idiomes  (Beitr.  II,  392). 

Sous  sa  forme  active  -t  nous  reconnaissons  le  démons- 
tratif comme  dérivatif  secondaire  dans  les  wat  d'où  want, 
au  nom.  wants  d'où  wans.  (Pour  le  simple  wa,  voir  ci- 
dessus  p.  178).  La  fonction  de  ce  dérivatif  composé  est 
celle  de  participe  prétérit  actif  (Compend.  2®  éd.  403). 
La  forme  sanskrite  est  ici  moins  pure  que  la  forme  grec- 
que, car  elle  représente  l'éta',  renforcé  d'après  une  nasale: 
le  nomin.  est  -vân  pour  -vans.  Le  grec  de  son  côté  pos- 
sède -Fox;  non  pour  jiovxç  mais  simplement  pour  jlo-k; 
comme  le  prouve  bien  le  génitif  en  f  oto?.  On  voit  d'ici 
\eX<JV.(jiq  pour  T^eXuxpoTÇ.  X{k'oy.Qioq  pour  XeXuxoxjioç  etc.  Le 
sens  est  parfaitement  légitime  ;  wa  signifiant,  comme 
nous  l'avons  vu  t  doué  de  » ,  wal  ne  pouvait  laisser  en- 
tendu que  «  ayant  ». 

Ce  même  dérivatif  s'individualisa  aussi  d'une  autre  fa- 


—  183  — 

çon  :  non  plus  en  participe  parfait  actif,  mais  en  adjectif. 

Qu'il  me  suffise  de  noter  ici  son  passage  au  latin  sous 
la  forme  -vons  d'où  -vas  d'où  ôs,  que  nous  retrouvons 
(avec  addition  d'un  a  thématique)  dans  lihidin-o%'U-s^ 
curiosus  et  semblables. 

En  sanskrit  il  est  fréquent  :  vivasvat^  plein  d'éclat, 
b/iâsmt,  même  sens,  puspavat,  fleuri,  bhagamt,  bienheu- 
reux ;  puis  avec  u  =^  va  nous  aurons  marut,  le  vent,  en 
tant  que  destructeur. 

En  grec  il  prend  la  forme  F^vx,  d^où  Fsvxa  c.  à  d.  Fevfl 
c.  à  d.  Fsiç  (1)  au  nomin.  sing.  masc.  :  xti^f,?  =  v.[i.-^ei.(s 
==  TtixYjFstç.  Cet  exemple  à  la  vérité  n'est  pas  très  simple 
puisqu'il  renferme  une  contraction  :  dans  xap^'Fetç,  gra- 
cieux, l'on  se  retrouvera  plus  facilement. 

Ici  se  présente  la  forme  -mat,  -mant  d'où  -man.  Même 
sens  que  pour  le  dérivatif  précédent.  Sk.  nâ-man,  nom, 
qui  fait  connaître  ;  arya'man,\e  Soleil,  plein  de  noblesse; 
çusman,  le  soleil,  desséchant  ;  çruti-mat,  doué  de  l'ouïe  ; 
— lat.  -men  et  -mon  d'où  -mo  au  nominatif:  no-men^  lu- 
men^ ful-men^  Bumo,  celui  qui  coule,  ancien  nom  du 
Tibre,  ho-mo,  ser-mo^  pul-mo,  ceri-mon-ia.  Grec  -[j-ov 
au  nom.  -\)mv  dans  xeXa-ixoJv,  porteur  (cfr.  tulo,  tollo),  xveu- 
{xwv,  poumon,  Tép-jxwv,  frontière,  ce  qui  limite  (sk  tar- 
man,  lat.  ter-raen),  FiB-i^-wv,  expert,  connaisseur  ;  —  ou 
encore  |j.ev,  au  nom.  sing.  masc.  [/.r^v-  :  toi-iayjv,  qui  garde, 
enfin  -[xax  au  nom.  -\i.a  :  o-vo[i.a,  gén.  ô-v6[j(.aToç,  nom. 
xpaYiAa,-[;.aToç,  affaire. 

(i)  V  devant  q  disparaît,  et  la  voyelle  qui  U  précédait  progresse 
parcompensalion.  Ici  s  monleà  ei.  Voirrexposit.  de  celte  évolu- 
lution  phonétique  au  Compend.  §  42.  Ainsi  %xdq  nom.  peigne, 
est  pour  xxévç;    -reXa^éeiç,  gâteau,   est  pour   TcXaxésvxç,  gén. 

TîXaxésvxoç. 


—  184  — 

L'on  trouve  encore  la  forme  -min.  skt  dhar-min,  juste, 
vertueux,  dJiû-min,  fumeux,  gr.  ara-ixiv,  support. 

En  gotique  je  citerai  les  thèmes  «a-Twaw  v^om.,  gu-man- 
homme. 

Ce  -MAN  a  maintes  fois  formé  des  souches  qu'est  venu 
développer  le  démonstratif.  Ainsi,  tandis  que  fragmen 
donnait  à  entendre*  brisement,  n  fragmen-Xn-m  signifia 
«  brisementé.  »  Je  demande  grâce  pour  ces  expressions, 
mais  elles  rendent  parfaitement  l'idée  dérivative. 

Parallèlement  à  -min,  l'on  trouve  -vin  :  sk.  mêdhâ- 
vin,  doué  d'intelligence. 

A  côté  de  -mat  et  de-wat  il  conviendrait  de  placer  les 
formes- YAT,  -yant  nées  de  la  même  façon.  Malheureuse- 
ment on  ne  les  retrouve  que  sous  une  apparence  dégra- 
dée -yans,  -lovç  d'où  -twv,  -ios  d'où  -07'  et  réservées  à  la 
notion  du  comparatif.  (Compend.  2"  éd.  §  232). 

J'arrive  aux  dérivés  secondaires  par  ti,  autre  mani- 
festation active  du  démonstratif. 

Ici  nous  nous  trouvons  en  présence  d'une  forme  ex- 
trêmement importante,  surtout  en  ce  qui  concerne  le  la- 
tin :  -iâii,  zend  tât.  Etant  donnés  nawa  nouveau,  l'arya- 
que  eut  NAWAiJ^^i-jeunesse  :  ce  tâti  contient,  outre  le 
verbe  ta  ou  tan,  créer,  produire,  le  pronom  ta  devenu 
actif  dans  ti  et  signifiant  ce  qui  produit,  la  force  qui 
réalise:  navatâti  est  donc  ce  qui  constitue  jeune,  la 
jeunesse,  en  un  mot. 

Comment  le  grec  au  lieu  de  vepo-crixtç  a-t-il  au  nom. 
sing. —  vsé-rjç?  Rien  de  plus  simple  et  de  plus  ré- 
gulier  Et  d'abord  chute  du  digamma  (1)  ;  en  second 

lieu,  chute  de  l'i  devant  le  suffixe  casuel  ;  enfin  réduction 

(1)  Voir  AhrenSjrfe  Grœcœ  linguœ  dialectis;  —  J,  Savels- 
berg,  de  digammo  ejusque  immutationibus  dissertatio. 


—  185  — 

à  un  simple  s  de  t-{-s  (1).  Tous  ces  abstraits,  novitaSy  civi- 
tas,  celerîtas,  (B{m)tas,  potestas^  gravitas,  scamias,  sont 
«»ainsi  formés  et  la  restitution  de  leur  nom.  singul.  con- 
duirait dans  tous  à  un  -tâti-s.  De  même  pour  yXuxuxyîç, 
douceur,  suavité,  cxaidr/jç,  gaucherie,  Ppaxu-crjç,  brièveté. 

Avec  iûti  latin  pour  tâii  organique,  nous  trouverons 
servitus,  senectus.,  mrtus  (Comp.  §  227)  où  le-tus  du  nom 
sing.  vaut  pour  -tutis  (2). 

Il  y  aurait  à  citer  une  foule  d'exemples  de  -Tr,-tar  dé- 
rivant à  un  degré  secondaire  :  dominator^  dictator,  spec- 
tator. 

Les  dérivés  secondaires  par  ma  les  plus  importants  se 
rencontrent  dans  les  formes  superlatives  en  -tama  (3).  On 
connaît  les  superlatifs  à  base  adverbiale  (c'est-à-dire 
pronominale),  tels  que  j0os^w«îî^-5  (pour  posttumus),  in- 
timus,  et  en  skt  uttama-s^  suprême.  Inutile  de  rappeler 
maximus  pour  mactumus  (4)  pour  magtumus,  et  d'après 
une  analogie  facile  à  saisir,  pigerrimus  pour  pigertimus, 
facillim,us  pour  faciltimus, 

Au  sujet  des  formes  latines  de  superlatifs  en  -issimus, 
M.  Schleicher  (Comp.  §  236)  admet  une  suffixation  de 

(1)  Absolument  comme  dans  milesr=smilet-s;  eiSox;  -  jretSpoT-ç. 

(2)  A  côté  de  servitus  on  se  rappelle  servitudo  où  tudon 
équivaut  à  tâtvan  aryaque  et  sanskrit,  au  sens  de  accomplis- 
sant r action  de  produire.  A  ta,  tan  créer  (tâti)^  s'attache  ar. 
et  sk.  -tvan^tvant  (tu),  accomplissant.  Pour  lat.  rf— tw,  y. 
Zeits.  n,  226  ss. 

(3)  On  sait  qu'elles  manquent  au  grec. 

(4)  11  est  peut-être  curieux  de  se  rappeler  ici  les  v.x  du  grec 
correspondant  à  des  hs  sanscrits  :  oipxiO(;^=rhsas  ours  ;  léxxwv^ 
taksâ,  constructeur;  rac.  y.T£v=^rac.  ksan  tuer,  blesser  ;  rac.  xxt 
=^  k&i,  habiter.  Voir  Aufrechl,  Zeilschr,  vin,  72.  —  Gurlius, 
Grundz.  628. 

13 


—  186  — 

-iumus  à  un  représentant  -is  de  la  forme  comparative 
aryaque  ^yans. 

NA  est  bien  plus  fréquent.. 

En  premier  lieu,  il  faut  se  souvenir  ici  des  participes 
en  -mana^  tant  au  présent  qu'au  futur,  qu'au  parfait, 
qu'à  l'aoriste. 

Sk.  hôdhamâna-s,  iudamâna-s  ; 

Gr.  -ctOé-iJLsvo-ç,  se  posant,  ôé-jxsvo-ç,  s'étant  posé,  6riff6- 
(Asvo-ç,  devant  se  poser,  Or)y.a-iJL£vo-ç,  s'étant  posé. 

Lat.  alumnus,  Pilumnus,  columna,  femina  (1)  noua 
présentent  le  même  participe,  soit  au  masc,  soit  au  fé- 
minin.— La  seconde  personne  plur.  du  passif  latin,  ama- 
mini,  n'est  autre  que  ce  même  dérivatif  :  l'on  sous-en- 
tend  au  présent  «  estis  »  ;  au  futur,  au  conjonctif  il  n'y 
a  rien  à  sous-entendre,  puisque  l'expression  du  mode  est 
rendue  dans  le  mot  lui-même,  ema-ba-mini,  ame-mini. 

En  dehors  de  cette  fonction  de  participe  constatons 
intôstinus,  docùrina,  etc. 

KA  est  excessivement  fréquent  comme  suffixe  de  second 
degré.  11  suffira  de  rappeler  en  grec  ataÔY]Ti-y.(5-ç,  capable 
d'éprouver,  de  sentir,  vj^a-rt-xb-;  ; 

En  latin  lubricus,  nauticus  ; 

En  sk.  IhadraTid-s,  beau,  agréable,  vastika-s,  merce- 
naire, aniika-s  placé  en  face. 

Les  diminutifs  grecs  en  loxo-ç,  tels  que  vsavbxo-ç,  jeune, 
adolescent ,  crceçavîuxo-ç,  petite  couronne,  admettent, 
comme  on  le  voit,  ce  ka  secondaire. 

YA  n'est  pas  moins  usité.  Skt  dharm-ya-s^  légitime, 
nâsik-ya-s,  nasal  ;  gr.  'A6r,va'îo-ç,  ôaXaaaa-To  ç,  5[aci-io-ç; 
lat.  patr-iu-s.  Puis  les  diminutifs  grecs  T:atSapio-v,  petit 
garçon,  siâûXXiov,  petite  image. 

(1)  Celle  qui  allaite,  même  racine  d'où  fiîius,  got.  daddjan^ 
sucer,  têler,  sk.  dhdtrî^  nourricf,  mère. 


-  1Ô7  - 

En  tant  que  secondaire,  ya  se  trouve  encore  dans  les 
féminins  actifs  grecs,  tels  que  èp/Yjarpia,  danseuse,  TîoiYjipia, 
poëtesse.  Ici  xp  est  le  premier  dérivatif,  ta  le  second.  Il  se 
présenta  d'ailleurs  dans  la  plupart  de  ces  cas  une  méta- 
thèse  qui  ne  doit  pas  nous  étonner,  et  cwxetpa,  libératrice  est 
pour  *c(i)T£pta  ;  de  même  en  ce  qui  concerne  YsvéTeipa,  làxtK^a. 
et  autres  bien  connus.  — En  sanskrit  nous  ne  nous  éton- 
nerons pas  de  trouver  ce  la  représenté  par  ^,ex.  dhâ-tr-î^ 
celle  qui  allaite,  dâ-tr-î,  celle  qui  donne  (1).  Voir  p.  177, 
à  la  note,  pour  ce  qui  concerne  la  condensation  de  ya. 

Avec  RA  je  citerai  sk.  dhûm-ra-s,  couleur  de  fumée. 

Ce  ra  est  par  excellence  l'élément  de  comparaison  : 
sk.  mahat-tara-s ,  plus  grand,  katam-s,  lequel,  gr.  [xcXav- 
T£pos,  plus  noir,  xé-Tspo-ç,  lequel,  lat.  uter  (2),  got.  hva- 
ihar^  tud.  Tvedar. 

Ainsi  tara  n'a  rien  à  faire  avec  l'élément  tr,  d'où  tar^ 
plus  haut  étudié. 

Mais  qu'est-ce  que  l'élément  ta  auquel  vient  ici  se  suf- 
fixer  ra  ?. . .  Une  simple  annexe  pronominale  démonstrative 
sans  grande  portée  ;  ce  qui  nous  le  prouve  incontestable- 
ment, ce  sont  ces  comparatifs  où  le  ra  est  immédiate- 
ment joint  au  radical  comme  dans  sk.  adha^ra-s,  1.  in/C' 
rus,  comme  dans  le  locat.  sk.  upari,  zend  wpairi,  perse 
upariy,  par  dessus,  de  l'autre  côté. 

En  somme  l'élément  du  comparatif  est  donc  simple- 


(1)  Je  passe  sous  silence  les  féminins  en  ipiS,  nom.  Tpiç;  mais 
je  dois  faire  observer  que  cette  forme  est  intimement  liée  aux 
formes  que  nous  venons  d'étudier,  si  peu  quo  cela  paraisse  au 
premier  abord.  Voir  Curtius.  Grund.,  2''  éd.  5C2  ss.'^  Schleicher, 
Comp.  44G;  Henfey  Or.  und  Occ.  i,  200  ss. 

(2)  Pour  quO'te-ro-s,  comme  le  prouvent  toutes  les  formes 
alliées,  grecque,  sanskrite,  osque,  ombrienne,  gotique,  etc. 


—  188  — 

ment  ra,  nullement  tara,^  et  la  plus  grosse  des  méprises 
a  été  faite  par  les  auteurs  qui  ont  cherché  l'origine  de 
l'élément  comparatif  dans  cette  complaisante  racine  tr, 
TAR,  traverser,  aller  au  delà. 

Dans  captivus,  fugitivus,  nous  voyons  wa  secon- 
daire (1). 

Les  deux  formes  actives  an  et  as  sont  l'une  assez  rare, 
l'autre  assez  fréquente  en  tant  que  secondaires.  Comme 
exemple,  je  citerai  simplement  les  dérivés  latins  abstraits 
en  -tion^  au  nomin.  sing.  -tio.  En  ce  qui  touche  H  pour 
tu=^TX  le  démonstratif,  point  de  difficulté  si  l'on  ne  perd 
pas  de  vue  les  principes  de  la  phonétique  :  du  thème 
naiU'  et  de  l'élément  on  ne  peut  naître  que  le  thème 
secondaire  nation;  de  positu-,  position — et  ainsi  de 
suite  (2).  Je  ne  puis  donc  admettre  l'explication  de  notre 
suffixe  d'après  M.  Léo  Meyer,  à  savoir  la  réunion  de  tyâ 
-\-  na  ;  mais  d'autre  part,  je  ne  puis  me  ranger  entière- 
ment à  l'avis  de  M.  Curtius,  le  ti  de  tio  étant  à  ses  yeux 
le  représentant  d'un  ti  organique.  —  Il  est  évident  que 
c'est  son  idée  favorite  d'un  fonds  commun  gréco-italiote 
qui  a  décidé  ici  l'auteur  des  Grundzûge  (3). 

(1)  Ne  pas  voir  le  suffixe  va  dans  des  mots  tels  que  sk.  pâr- 
cava-s  sapeur  {paraçu-s,  la  hache  —TtiXt-Au-ç)  où  av  est  le  guna 
de  M.  Même  précaution  en  ce  qui  toucho  çravas,  /.Xéjroç,  etc. 

(2)  Gomme  quoi  l'on  a  recours  à  une  ou  deux  sifflantes  lors- 
que tio  est  immédiatement  précédé  de  t  ou  d,  voir  Léo  Meyer, 
Or.  und  Occ.  ii,  591.  C'est  ainsi  que  cessio  est  pour  cestio  pour 
cedtio;  cœsio  pour  *cœssio  pour  cœstio  pour  *cœdtio  ;  missio, 
pour  mistio  pour  *mittio. 

(3)  Au  surplus,  l'on  peut  sur  celte  grave  question  s'en  référer 
aux  documents  suivants  :  Bopp,  Vergl.  Gramm.  m,  242;  Léo 
Meyer,  dans  Or  und  Occ.  ii,  595  ;  Curtius,  Grundz  der  gr.  Et. 
2®  éd.  74;  Schleicher,  Compend.  2e  éd.    454;  Poil,   Etym. 


-  189  — 

Il  ne  faudrait  pas  oublier  que  tion  des  Latins  a  préci- 
sément chez  les  Celtes  son  représentant,  je  veux  dire  tin 
(Ebel,  Beitr.  i,  168). 

Enfin  le  démonstratif  a  est,  lui  aussi,  fort  souvent 
secondaire.  On  l'emploie,  par  exemple,  comme  thémati- 
que à  la  suite  de  ces  prétendus  composés  qui  ne  sont  en 
réalité  que  des  dérivés  de  degré  secondaire  au  moyen 
d'éléments  verbaux,  causidic-u-s,  pedisequ-a,  malevol- 
u-5.  Je  m'occuperai  plus  loin  des  dérivatifs  verbaux; 
pour  l'instant  je  me  contente  de  répéter  que  ces  sortes  de 
vocables  n'ont  aucun  rapport  avec  les  longanimus, 
dtxpéxoXtç,  [ji.£(n)[jLPp(a,  sk.  maMdanta^  qui  a  de  grandes 
dents,  etc.,  les  vrais  composés. 

Pour  en  revenir  à  I'^î  thématique,  constatons  qu'il  n'est 
nullement  indispensable  à  la  suite  des  dérivés  à  éléments 
verbaux.  C'est  ainsi  que  le  sk.  possède  yâdrça-s,  quel 
(ïjXixoç),  mais  aussi  yâdrç  ;  —  tâdrça-s^  tel  (ttqXîxoç),  mais 
aussi  iâdrç. 


VII 


J'ai  dit  quelques  mots  dans  ce  qui  précède  de  chacun 
des  principaux  éléments  dérivatifs.  On  se  doute  bien  que 
je  ne  suis  pas  entré  dans  tous  les  détails  que  comporte  un 
pareil  sujet;  — je  m'en  suis  même  tenu  presque  exclu- 
sivement au  sanskrit,  au  latin,  au  grec  :  il  est  facile  de 
recourir  aux  ouvrages  spéciaux  pour  obtenir  les  éléments 
congénères.  Voir  par  ex.  Spiegel,  die  altpers.  Keilinschr. 
p.  150.  Quoi  qu'il  en  soit,  et  tout  en  n'ayant  le  désir  que 

Forsch.  I,  90  j  divers  passages  de  la  Zeitschrift,  notamment  vi, 
420— IV,  40— III,  393. 


—  190  — 

de  donner  une  idée  générale  du  système  de  dérivation,  il 
me  faut  absolument  consacrer  quelques  lignes  à  certains 
éléments  que  j'ai  dû  tout  à  l'heure  passer  sous  silence. 

Le  suffixe  latin  don,  abrégé  en  din^  que  nous  voyons 
dans  dulcedo,  gén.  dinis,  équivaut  au  sk.  tvan  (p.  185).  Ce 
don  est  identique  à  la  seconde  partie  de  l'élément  latin 
tudo,  gén.  tudinis  (fortitudo).  Si  don  équivaut  à  tvan^ 
pourquoi  do  du  gérontif  ne  représenterait-il  pas  tva^=tua 
€  qui  est  à  accomplir  »  (tu)  ?  Je  m'écarte  donc  de  l'opi- 
nion émise  par  M.  Schleicher.  (Comp.  p.  397). 

Quant  au  grec  cuvyj  (dans  cwtfpoGuvrj,  réflexion),  il  faut  le 
tenir  aux  lieu  et  place  de  *'cuvr)  (1)  et  comme  correspon- 
dant du  sk.  tvana^  ex.  patitvana,  puissance  maritale, 
vasutvana^  richesse. Le  dernier  élément  est  le  démonstratif 
NA,  le  premier  est  plus  obscur  et  il  serait  difficile  de  le 
rapprocher  de  ces  formes,  vulgairement  dites  gérondives, 
en  tvâ.  Celui-ci  est  simplement  l'instrumental  singulier 
de  TU  :  gatvâ  darçaya...  ayant  accompli  l'action  d'y  ve- 
nir, fais  voir...  etc. 

Dans  un  certain  nombre  de  mots  latins  l'élément  déri- 
vatif est  -inu{Q)îém.  -ina:  dom-inu-s,  reg-ina;  nous 
remontons  forcément  à  un  ana  typique  par  lequel  nous 
expliquons  les  açcB-avi-ç,  zélé,  cxsç-avY),  bord,  marge,  sk. 
vad-ana-m  la  bouche.  Cet  ana  me  semble  être  tout  sim- 
plement l'élément  actif  an  (voir  plus  haut) ,  auquel 
se  serait  suffixe  un  a  thématique.  Tous  les  vocables  de 
cette  classe  sont  en  effet  des  noms  actifs,  il  est  aisé  de 
s'en  convaincre. 

L'élément  dérivatif  grec  ^o  est  fort  probablement  pour 
p  =  lat.  vu,  sk.  va:  vide  supra.  On  sait  combien  la 
demi-consonne  labiale  a  de  rapports  avec  l'explosive 

(1)  Gfr.  au  toi,  pour  xù  que  conserve  d'ailleurs  le  dorien. 


-  191  — 

faible  de  son  ordre.  En  grec  surtout,  il  est  facile  de  citer 
un  grand  nombre  de  cas  où  le  w  typique  égalant  un 
digamma  est  tombé  à  ^  (Curtius,  Grundz.  514). 

Les  noms  grecs  eu  eu,  tels  que  Ypa^eûç,  écrivain,  xoupeûç, 
barbier,  ^oveuç,  père,  présentent  un  élément  dérivatif  assez 
obscur  à  première  vue.  M.  Bopp  le  rapproche  du  yv, 
sanskrit,c?<?5-i/w-5, destructeur,  çundh-yu-s^  feu  (en  tant  que 
purifiant);  la  demi-voyelle  se  serait  donc  vocalisée  en  t  et 
de  là  aurait  dégénéré  en  e  (Zeitschr.  m,  21).  Faudrait-il 
dès  lors  tenir  ce  yu  comme  un  actif  du  relatif?...  En  tout 
cas  l'on  doit  également  se  rappeler  les  noms  propres 
'iSofjLôVcùç,  TuScuç  et  autres.  Ici  je  recommande  l'excellente 
étude  de  M.  Pott,  Zeits.  lu,  171. 


VIII 


J'arrive  à  une  catégorie  de  noms  où  l'élément  dériva- 
tif est  non  plus  pronominal,  mais  bien  verbal.  On  pense 
naturellement  que  cette  sorte  de  dérivés  est  restreinte  à 
un  faible  nombre  de  cas.  J'en  citerai  quelques  exemples. 

Le  verbe  bhr  porter,  a  donné  au  latin  candelaJrw»^, 
pol-lu-5rî^w,  les  fém.  verteôr<î,  teneJrfl^  teneôr^g. 

Dérivés  analogues  dans  le  sk.  dharmahhrt^  qui  soutient 
la  justice,  mahîhhrC,  montagne,  portant  les  vaches  cé- 
lestes, les  nuages. 

Le  verbe  wid,  distinguer,  voir,  savoir,  a  donné  un  nom- 
bre considérable  de  dérivés  sanskrits,  dharmavid,  cou- 
naissant  la  loi,  vêdavid,  connaissant  le  Véda. 

DRK,  voir  paraître,  n'est  pas  moins  fécond  :  sk.  tâdj'Ç^ 
paraissant  comme  celui-ci,  c'est-à-dire  «tel,  >  Mdrç,  pa- 
raissant comme  qui  ?  c'est-à-dire  u  quel  ?  » 


—  192  - 

Il  faut  rattacher  ici  les  terminaisons  latines  -licm, 
-licSy  -lis,  gr.  Xixo-ç,  got.  leik-s  (Chavée,  Lex.  indo-eur. 
115.)  Le  gotique /ei^5  est  par  lui-même  adjectif,  comme 
on  le  voit  dans  ga-leiks,  le  gleich  allemand,  pareil,  et 
dans  plusieurs  autres  vocables  (voir  l'Ulfilas  de  Mass- 
mann,  au  gloss.  p.  714,  715). 

Le  verbe  ag,  pousser,  conduire,  a  formé  remig-,  nom, 
remex',  en  grec  TcatSaYWYiç,  conducteur  d'enfants. 

Le  verbe  kr  faire,  a  donné  au  sk.  Mlalrt  le  Soleil,  qui 
fait  le  temps  ;  yajn'akft^  sacrificateur  ;  au  latin  sepulcrî^m, 
la.Y&crum. 

Le  verbe  pa,  garder,  a  fait  naître  gôpâ,  vacher;  dik 
judex. 

J'ai  tiré  ces  quelques  exemples  d'une  foule  d'analo- 
gues ;  il  serait  superflu  d'insister  sur  un  procédé  aussi 
simple.  Il  convient  toutefois  de  rappeler  qu'en  sanskrit 
cela  est  assez  courant. 


IX 


Si  je  ne  me  suis  pas  étendu  sur  cette  question  de  la 
dérivation  nominale  par  des  éléments  verbaux,  il  faut 
également  ne  pas  oublier  que  dans  l'examen  des  éléments 
pronominaux  je  n'ai  eu  pour  but  que  de  donner  une  idée 
générale  du  système,  et  que  je  n'ai  aucunement  prétendu 
à  une  complète  exposition  des  susdits  éléments.  J'ai  passé 
rapidement  surtout  en  ce  qui  concerne  la  dérivation  se- 
condaire. Quoi  qu'il  en  soit,  je  pense  que  cette  vue  d'en- 
semble peut  ne  pas  demeurer  absolument  inutile  pour  les 
personnes  à  peu  près  étrangères  aux  études  linguisti- 
ques :  c'est  à  elles  seules  que  s'adressent  ces  quelques 
pages. 


-  193 


Quittons  les  éléments  de  rapport  dans  les  noms  pour 
les  examiner  dans  les  verbes.  Ici  encore  je  tâcherai,  sans 
sacrifier  l'intelligence  du  sujet,  de  rester  bref  et  précis. 

Nous  nous  trouvons  en  présence,  non-seulement  des 
éléments  que  nous  avons  étudiés  à  propos  des  noms, 
mais  encore  d'éléments  nouveaux. 

Parmi  ceux-ci  je  citerai  en  première  ligne  le  «  guna.  » 

On  nomme  ainsi  la  progression  d'une  des  voyelles  fon- 
damentales i,  u,  r,  ou  plutôt  son  renforcement,  au  moyen 
de  la  préfixation  d'un  a  à  cette  voyelle.  Je  n'ai  point 
parlé  de  <?,  car  il  est  son  propre  guna  (1).  Le  guna  de  i 
est  donc  ai,  celui  de  t«,  au  :  celui  de  r  est  non  pas  ar, 
mais  naturellement  ar.  Ici  je  n'entends  que  le  voca- 
lisme aryaque.  Chacun  des  rameaux  indo-européens  a 
traité,  en  effet,  à  sa  manière  ces  «  ai,  au,  ar  »  typiques. 
Les  Gots,  par  ex.,  comme  représentant  de  »  ai,  ont  ei, 
absolument  comme  les  Grecs  :  ainsi  la  racine  STIgh,  pres- 
ser, fouler,  donne  au  type  commun  staighâmiy  je  monte, 
qui  devient  en  greccrei'xw,  en  got.  5^ei^a.  D'autre  part,  su 
des  Grecs,  iu  des  Gots  représentent  le  «  au  »  typique  :  de 
là  bkaugâmi,  je  fuis,  devient  cheeles  uns  biuga,  chez  les 
autres  (psÛYo).  .Te  ne  passerai  pas  en  revue  cette  série  de 
faits,  je  me  contenterai  de  rappeler  la  précieuse  fidélité 
du  sk.  :  c'est  une  simple  question  de  transcription  que 
son  ê  pour  ai,  son  ô  pour  au. 

Le  guna  appliqué  à  une  racine,  laquelle  est  immédia- 
tement suivie  des  désinences  personnelles  est  unecarac- 

(1)  Voir  Benfey,  Voilst.  Gramm.  §  9  55. 


—  194    - 

téristique  du  présent  :  rac.  i,  aller,  sk.  êmi^  je  vais,  gr. 
ôTix'.,  lith.  eimi.  Ce  n'est  pas  à  dire  que  tous  les  présents 
soient  ainsi  formés  :  l'on  sait,  en  effet,  qu'il  y  a  dix  ma- 
nières de  constituer  le  thème  de  ce  temps.  Ici  encore,  je 
renverrai  aux  grammaires  sanskrites.  Ces  différentes  ma- 
nières d'être  du  présent  sont  organiques  et  primitives  ; 
on  les  retrouve  dans  les  divers  rameaux,  soit  presque 
toutes,  soit  quelques-unes  seulement,  soit  toutes  sans 
exception.  Le  latin,  les  idiomes  celtiques,  slaves,  germa- 
niques sont  les  moins  bien  partagés  :  aux  uns  comme 
aux  autres  il  manque  plusieurs  de  ces  catégories  di- 
verses. 

Q'ioi  qu'il  en  soit,  il  faut  bien  se  garder  de  croire  que 
le  guiia  soit  particulier  au  domaine  du  présent.  Les  dif- 
férents éléments  peuvent  affecter  des  temps  différents. 
Voyez,  par  exemple,  le  redoublement  :  on  le  retrouve 
dans  une  des  dix  classes  dont  je  viens  de  parler,  rac.  da, 
donner,  sk.  dadâmi,  grec  SîSwfxt;  mais  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  qu'il  demeure  la  caractéristique  par  excellence 
du  parfait.  C'est  un  procédé  sans  aucun  doute  un  peu 
naïf,  mais  par  là  même  fort  naturel  :  ■;:eii\)x,\)M,yai  été  ho- 
noré, jéjiopYa,  j'ai  fait,  tutudit^  il  frappa,  sk.  bibhêda,]'bi 
fendu  (1). 

Je  passerai  sur  un  autre  élément  qui  caractérise  lui 


(1)  Dans  le  nombre  des  règles  propres  à  la  réduplication,  il 
en  est  une  fort  importante  :  si  la  consonne  à  redoubler  est  une 
aspirée,  à  sa  place  arrive  la  non  aspirée  sa  correspondante,  c'est 
ce  que  nous  voyons  dans  bibhêda.  Le  grec  Ti6Tr][;-t—  sk.  dadhâmi 
je  pose,  est  un  exemple  bien  connu.  Il  y  a  là,  soit  dit  en  pas- 
sant, un  argument  invmcible  contre  les  personnes  qui  préten- 
dent faire  prononcer  les  x^  ^>  ?  autrement  que  x,  t,  %  suivis 
d'une  aspiration. 


—  195  — 

aussi  le  temps  présent,  à  savoir  l'introduction  dans  le 
vocable,  soit  des  syllabes  na,  nu  (Kuhn,  Zeitschr.  ii,  455), 
soit  d'une  simple  nasale.  Evidemment  ce  formatif  du 
thème  est  d'origine  pronominale. 

Nombre  de  verbes,  on  le  sait,  naquirent  directement  des 
thèmes  nominaux;  de  Mfl!r<ï,  fardeau,  naît  bharati^  il  porte, 
çépei  pour  (fépsat  (l)  pour  «pépsTi,  et  ainsi  de  suite.  (Comp. 
p.  366).  Mais  à  ces  souches  nominales  s'adjoignit  pour 
former  des  causatifs  un  élément  y  a  (2).  C'est  le  relatif 
que  nous  connaissons  déjà.  Exprirae-t-il  bien  nettement 
et  d'une  façon  bien  assurée  la  relation  causative  c  je  fais 
chanter,  je  fais  monter...  »  ?  Cela  n'est  point  de  la  der- 
nière évidence  ,  mais  avec  un  peu  de  bonne  volonté  l'on 
peut  parfaitement  admettre  la  légitimité  de  ce  procédé. 
Il  y  a  en  sk.  un  grand  nombre  de  causatifs  que  l'on  dé- 
compose fort  aisément.  Soit  par  exemple  dâhayaM,  il  fait 
brûler;  à  décomposer  :  j'aurai  d'abord  ti,  c'est-à-dire  lui 
actif  «  il  »,  ya  élément  de  rapport  causal  «fait  faire  l'ac- 
tion de  »,  dâJia,  brùlement.  Ce  dâha  est  simplement  un 
thèmenominal  de  la  rac.  sk.  dah,  brûler  «  dahati,  il  brûle, 
dadâha,  j'ai  brûlé.  »  Soit  bhâjayati,  il  distribue  :  je  recon- 
naîtrai successivement  ti,  lui  actif,  c'est-à-dire  «  il  »,  ya, 
«  fait  l'action  de  »  bhâja,  «  distribution  ;  »  du  verbe  bhaj, 
diviser.  — Les  causatifs  latins  sont  également  reconnais- 
sablés,  mais  il  est  pour  eux  une  triple  possibilité  de  de- 
venir de  cet  a-ya,  qu'il  ne  faut  pas  méconnaître.  Ou  bien 
il  se  contracte  comme  dans  sedo^  je  calme,  je  fais  se  po- 

(1)  Avec  <;  tombant  entre  deux  voyelles,  j:(oa=F(ao;  lat.  vi- 
rus^ sk.  visas;  [aévouç— iAév£oç=[ji.dv£(ïos=sk.  tnanasas {^émi.). 
Quant  à  ci  désinentiel  pour  rt,  voir  ci-dessus,  p.  17.^. 

(2)  Et  non  ay,  malgré  les  assertions  de  quelques  grammai- 
riens. Cela  n'aurait  aucun  sens. 


—  196  — 

ser,  qui  est  pour*sedayo  pour  *sedayomi  —  ar.  sâdayâmi  : 
une  masse  de  verbes  en  are  sont  ainsi  formés.  Ou  bien 
aya  devient  i,  comme  dans  sopio=SLY.  swâpayâmi.  Ou 
bien  enfin  il  devient  e,  comme  dans  mones^^ar.  mânayasi, 
tu  fais  penser.  — En  grec  aya  est  représenté  soit  par  aye, 
soit  par  eye.  soit  par  oya  :  de  là  ae,  se,  oe  (1)  ;  puis,  bien 
entendu,  arrive  l'application  d'autres  principes  phoni- 
ques spéciaux  au  grGC.AmsioxeX==poityz':i=aT.wâghayati, 
il  mène  en  voiture,  il  véhicule.  (Comp.  §  209  ;  Léo  Meyer, 
V.  Gr.  d.  griech.  undlat.  Spr.  ii.) 

J'arrive  à  une  série  de  dérivatifs  d'origine  verbale. 

Le  verbe  as,  être,  a  joué  ici  un  rôle  fort  important,  ainsi 
que  le  verbe  ya,  aller  et  le  verbe  bhu,  être. 

Voici  par  exemple  le  futur  arjaque,  3*  pers.  sing., 
PADSTATi,  il  foulera  aux  pieds,  que  nous  analyserons  ainsi  : 
Ti,  lui  actif  «  il,  »  ya,  aller  vers,  as,  être,  pad,  faisant  l'ac- 
tion de  fouler  aux  pieds  t  il  foulera  aux  pieds  »  (2).  La 
forme  toute  première  aura  dû  être  padasyati.  Dans  le  fu- 
tur nous  trouvons  donc  l'emploi  de  deux  dérivatifs  d'ori- 
gine verbale.  (Chavée,  Franc,  et  Wall.  85  ;  Benfey,  K. 
S.  G.  §  304,305  et  p.  360  ;  Hirzel,  Zeitschr.  xm,  343)  (3). 

(1)  Avec  chute  dey  entre  deux  voyelles.  Je  ne  saurais  assez 
recommander  l'excellente  étude  de  M.  Curtius  sur  le  j-  en  grec 
dans  les  Grundz.  der  gr.  Etym.,  532-611. 

(2)  Dans  le  futur  du  verbe  as  on  comprend  que  celte  racine  ne 
sera  pas  répétée  deux  fois  :  ar.  asyanti,  ils  seront,  c'esl-à-dire 
«  ils  vont  vers  être.  »  Le  sk.  n'a  plus  que  syanti  :  le  latin  pos- 
sède erunt  pour  esunt.  Malgré  cet  r  pour  5,  comme  fréquem- 
ment enlr(i  deux  voyelles,  le  latin  est  encore  plus  pur  ici  que  le 
sanskrit. 

(3)  Il  existe  un  autre  futur  formé  du  nom  actif  réuni  au  verbe 
as  :  sk.  ddtdsmi==ddtâ  asmi^  je  suis  pour  donner,  je  donne- 
rai, avec  ddtd=^dâtar.  Est-il  besoin  de  rappeler  le  daturus 
sum  des  Latins  ? 


-  197  — 

Pour  le  latin,  bhu,  être,  e&t  un  dérivatif  de  première 
importance.  Le  ui  ou  vi  du  parfait,  docui,  amavi,  est  un 
reste  du  parfait  j%i  (1)  :  La  comparaison  avec  l'ombrien 
ne  peut  laisser  subsister  là-dessus  le  moindre  doute.  — 
Le  futur  en  ào,  amabo,  stabo,  est  dû  au  même  élément  : 
je  suis  à  me  tenir,  j'ai  à  me  tenir,  je  me  tiendrai.  Ce  pro- 
cédé est  tellement  naturel,  que  l'anglais  en  a  répété  sur 
son  terrain  la  contre-partie  «  I  am  to  go,  »  il  faut  que 
j'aille,  j'irai  ;  comparez  le  système  roman  dans  le  fran- 
çais «  j'aimer-ai.  »  (Burguy,,  206.)  —  Je  n'insiste  pas 
sur  l'imparfait,  credebam,  stabam,  formé  d'après  la  même 
racine  verbale. 

Il  y  a  en  sk.  un  certain  nombre  de  causatifs  en  paya, 
ex.  dàpayati,  il  fait  donner,  rèpayati^  il  fait  couler,  rô- 
payati,  il  fait  croître.  Le  ya  me  paraît,  ici  encore,  avoir 
le  sens  de  «  aller,  tendre  vers,  »  Qtpa  est  cette  même  ra- 
cine au  sens  de  t  faire,  »  d'où  Tcoiéw,  TrotYjTTjç.  (Lex.  ludo- 
eur.  rac.  2.)  De  la  sorte  rê-pa-ya-ti  s'analyserait  «  il  tend 
vers  faire  couler.  >  Au  surplus,  voir  Benfey,  Kurze  S. 
Gr.  p.  56. 

Le  verbe  dha  est,  lui  aussi,  fort  important  dans  la 
dérivation,  surtout  en  grec.  Je  ne  fais  pas  allusion  aux 
formes  telles  que  ^p-rjOca,  je  fais  l'action  de  remplir,  et  au- 
tres analogues;  mais  j'ai  en  vue  les  aoristes  en  ôr^v, 
èTi[ji.Yjey)v,  je  fus  honoré,  £çiXy)Oy)v,  je  fus  chéri.  Il  m'est  im- 
possible de  ne  pas  m'arrêter  un  instant  sur  l'avertisse- 
ment que  J.-L.  Burnouf,  lorsqu'il  eut  appris  qu'il  existait 
une  science  comparative  de  la  grammaire,  plaça  e^i  tète 
de  sa  «  Méthode  pour  étudier  la  langue  grecque.  >  Rien 
de  plus  curieux  que  de  voir  notre  auteur  partir  de  cette 

(I)  Surtout  ne  pas  voir  celte  terminaison  ui,  vi  dans  rui,  fui, 
solui  et  autres.  Comp.  743. 


—  198  — 

idée  qu'uD  t  ou  0  intercalé  indique  une  signification  pas- 
sive, et  expliquer  par  le  fait  de  cette  intercalation  les  ao- 
ristes passifs  en  6ï;v.  Le  malheur  est  qu'il  n'y  a  aucune 
intrusion  de  6  :  il  y  a  tout  simplement  annexion  de  la 
syllabe  6c.  Celle-ci  n'est  autre  chose  que  la  forme  grec- 
que du  verbe  premier  «  dhâ  »  poser,  établir  ;  si  bien  que 
èS66r^v,  je  fus  donné,  se  doit  diviser  è-co-ôe-é-v  et  s'inter- 
préter 1"  V  «  je,  »  2°  £  (1),  non  pas  «  viens  à  »  mais  «  vins 
à  »,  vu  l'augment  qui  se  trouve  au  commencement  du 
mot  ;  3»  Oe  «  l'action  de  placement,  la  position  »  ;  4»  So 
«  do  l'action  de  don.  »  En  résumé  :  je  vins  à  la  position 
de  don,  c'est-à-dire  je  fus  donné.  Expliquez  de  semblable 
façon  èXûOrjixev,  nous  fumes  déliés,  d'après  è-Xu-ôs-é-ixsv,  etc. 
Maintenant,  comment  J.-L.  Burnouf  a-t-il  pu  avancer 
cette  prodigieuse  notion  «  t  et  5  sont  les  signes  constants 
du  passif  »!....,  voilà  ce  que  je  ne  me  charge  pas  d'ex- 
pUquer.  Rien  qu'en  s'en  tenant  à  l'empirisme  de  sa  Mé- 
thode, il  était  aisé  de  remarquer  que  dans  Xûovtoç,  XucavToç 
le  T  n'indiquait  en  aucune  manière  l'état  passif.  —  Au 
surplus,  il  n'y  a  pas  besoin  de  remonter  à  l'avertissement 
de  J.-L.  Burnouf  pour  rencontrer  cette  singulière  théo- 
rie. Ainsi,  j'ouvre  les  Bulletins  de  la  Société  d'Anthro- 
pologie de  Paris,  et  j'y  lis,  tome  m,  p.  340  :  «  Quel  est 
le  signe  du  passif  dans  les  langues  indo  -européennes? 
J'en  remarque  deux  principaux,  n  (ou  w)  et  t.  »  C'est 


(1)  Cet  £  représente  rigoureusement  le  ya,  aller,  organique. 
Nous  avons  déjà  vu  plus  haut  l'esprit  rude,  représentant  un  y, 
p.  176. 

(2)  Peut-on  regarder  comme  une  vérilal  le  dérivation  par  une 
racine  verbale  l'extension  des  racines  premières  telles  que  R, 
STi,  par  des  éléments  suffixes  dh^  gh  et  autres,  d'où  les  racines 
secondaires  Bflf/i,  croître,  arduus,  sTigh,  presser,  insligare, elcl 


-  199  — 

appuyé  sur  une  série  d'observations  de  cette  profondeur 
que  l'orateur  en  question  démontrait  en  pleine  Société, 
le  19  juin  1862,  comme  quoi  il  existait  entre  les  langues 
sémitiques  et  aryennes  les  rapports  les  plus  essentiels. 


XI 


Avant  de  terminer,  quelques  mots  sur  les  voyelles  de 
liaison  ou  de  passage.  Il  n'y  a  pas  de  règles  précises,  de 
principes  bien  assurés  sur  lesquels  on  se  puisse  appuyer 
pour  toujours  discerner  dans  un  vocable  ce  qui  est 
de  l'essence  même  d'avec  ce  qui  est  simple  facilité  de 
liaison.  Pourtant  voici  quelques  renseignements  qui  ne 
seront  pas  inutiles. 

Le  zend  ne  possède  pas  la  voyelle  typique  r,  il  la  rend 
par  er  ou  ar  représentant  le  guna  ar  ;  mais  à  la  suite 
de  cet  er,  ou  ar  il  place  invariablement  un  e  de  passage  : 
ar.  KRTA  fait,  (c'est  le  thème),  sk.  lirta,  z.  kereta  ;  z. 
haheret  =  sk.  salrt  (1). 

Un  fait  à  observer  est  celui-ci  :  le  ère  ou  are  zend  peut 
tenir  lieu  d'un  «  ra  »  organique.  Nous  savons,  en  effet, 
que  ra  avait  toute  faculté  de  se  condenser  en  r  :  ce  pro- 
cédé pouvait  évidemment  avoir  en  sk.  son  plein  effet  ; 
mais  en  zend  où  la  voyelle  r  était  perdue,  ce  fut  forcé- 
ment le  représentant  de  ce  son  qui  se  produisit.  Voilà 
comment  l'aryaque  pratu,  étendu  (toujours  le  thème),  est 


(d)  Avec  h  pour  s  commo  dans  la  racine  had,  être  assis,  v. 
perse  had^  gr.  éâ,  sk.  sad^  lat.  sed;  ou  dans  le  Ihbme  z.  et  v. 
perse  hama,  got.  sama,  gr.  b\xo,  sk.  sama,  sembl-ible. 


-  200  — 

en  grec  xXaxû,  en  Uth.platû^  mais  en  sk.  prthu  et  en  zend 
perethu  (1). 

C'est  i  ou  i  qu'emploie  le  sanskrit  comme  son  de  pas- 
sage. (Benfey,  Vollst.  Gr.  §  155,  s.) 

Quant  au  grec,  il  ne  se  contente  pas  d'introduire  de  ces 
sortes  de  voyelles  dans  le  corps  du  mot,  comme  nous 
Talions  voir  ;  mais  il  en  fait  précéder  maintes  fois  les  vo- 
cables commençant  par  deux  consonnes,  de  là  nous  trou- 
vons àcTTYjp  à  côté  du  got.  siair-nô,  du  sk.  star-as,  les 
étoiles  (véd).  L'on  ajustement  rapproché  ce  fait  du  phé- 
nomène tout  à  fait  analogue  qui  se  passe  dans  les  langues 
romanes  :  esp,  estar,  escribo,  port,  escandalo,  especie, 
prov.  escala,  estable.  franc,  écrire,  étable,  éraeraude. 
(Diez,  Gr.  der  rom.  Spr.  i,  224.)  Notez  bien  qu'en  grec 
cette  préfixation  de  voyelle  n'a  pas  lieu  simplement  de- 
vant deux  consonnes  :  il  se  présente  bien  d'autres  cas 
que  je  ne  puis  citer  ici.  —  Dans  le  corps  du  mot  cette 
intrusion  arrive  fréquemment.  Comme  le  remarque 
M.  Curtius  (Grundz.  656),  c'est  surtout  dans  le  voisinage 
des  r,  1,  m,  n.  Le  plus  fréquemment  on  a  recours  à  s  ou 
a,  parfois  à  o,  t,  rarement  à  u.  Comparez  oo>v(t)x<iç,  long,  au 
sk.  dîrghaSy  ar.  «  darghas  »  (2). 

En  latin,  j'ai  déjà  dit  que  dans  ager  et  antres  sem- 
blables, Ve  n'était  qu'euphonique,  voir  p.  179,  en  note. 
Dans  tegwmentum,  vom^tus,  apfscor,  on  reconnaîtra  fa- 
cilement ce  qui  n'est  que  d'adjonction. 

(1)  Le  vieux  perse,  frère  du  zend,  au  lieu  do  ère  met  simple- 
mont  ar.  Ainsi  z.  ereta^=\a{.  altu==\.  perse  arta,  haut:  «  «r- 
takhsatrâ  »  rArlaxercès  grec,  est  composé  de  ce  mot  et  de 
«  khsatra  »  puissance.  De  ce  dernier  est  formé  «  khsatrapâvan  » 
satrape. 

(2)  Indalgere,  donner  du  temps,  appartient  à  la  môme  ra- 
cine :  «  indulge  hospitio  »,  dit  Virgile. 


-  201  — 

En  somme,  dès  que  l'on  se  trouve  averti  de  la  possibi- 
lité d'une  voyelle  accessoire  à  côté  des  /,  des  n  et  surtout 
des  m  et  des  r,  la  grande  question  pour  la  reconnais- 
sance de  ce  fait  est  la  comparaison,  non-seulement  avec 
les  différents  idiomes,  mais  encore  dans  le  même  rameau 
avec  les  vocables  apparentés.  C'est  ainsi  qu'il  n'y  aura 
nul  besoin,  pour  prouver  l'intrusion  de  Vu  dans  sum  et 
sumus,  de  se  reporter  au  sk.  asrai,  smas,  au  z.  ahmi,  au 
grec  £a[xév  :  il  suffira  de  ne  pas  perdre  de  vue  es,  est,  ero, 
sim  (1). 

Il  arrive  souvent  en  sanskrit  qu'en  bien  des  cas  u  for- 
mant guna  («w),  ou  pour  mieux  dire,  étant  guné,  se 
transforme  en  v  et  appelle  une  voyelle  de  secours  pour 
adoucir  son  choc  avec  la  consonne  qui  le  suit.  Ainsi,  de 
de  la  racine  SU,  arroser,  dériva  un  *sau-tr  d'où  sav4-tr^  le 
soleil  fécondant  ;  de  même  bhav-i-ta-s,  né,  produit,  vint 
après  '6hau-ta-s^  etc. 

Après  la  syllabe  am  on  rencontre  également  en  maintes 
occasions  une  voyelle  de  passage  :  ïam-i-tr  est  pour 
"Kam-tr,  aimant,  amant.  Cela  n'a  rien  de  surprenant,  am 
tient  lieu  ici  de  av  ou  au.  La  racine  est  KU  entourer, 
garder.  (S'il  est  vrai  d'ailleurs  de  faire  yQwivam  de  î^par 
le  moyen  de  au,  il  faut  se  garder  de  tenir  am  pour  pri- 
mitif et  d'en  tirer  av,  au  d'où  u.  En  effet,  au.>  ai,  ar  pro- 
viennent des  simples  «,  i,  r,  mais  ne  leur  donnent  ja- 
mais naissance  :  ceux-ci  sont  les  primitifs,  ceux-là  les 
complexes  et  les  secondaires.  Quant  à  voir  sortir  u,  i,  r 
de  va,  ya  (=  ia),  ra,  c'est  tout  une  autre  question) . 

Je  ne  dirai  rien  de  certaines  consonnes  jouant  un  rôle 

(1)  Sim  pour  *esim  pour  *ai>m  =  rigoureusement  eïrjv  pour 
£ctr,v.  Le  sk,  est  syâm.  En  lalin  conjonctifet  optatif  se  sont  con- 
fondus. 

14 


—  202  - 

semblable,  telles  que  le  b  de  [xsoYjvPpia,  de  combler^  sem- 
bler ;  le  j9  de  sumpsi^  Memps;  led  de  àvSpiç,  de  tendresse, 
de  gendre^  etc. 


xn 


Dans  la  dérivation,  ainsi  que  l'a  fort  judicieusement 
remarqué  M.  Diez  (Gr.  derrora.  Spr.  II,  264),  l'élément 
dérivatif  a  une  double  portée  :  on  peut  l'envisager 
comme  le  signe  grammatical  de  l'espèce  du  mot,  ou 
bien  indépendamment  de  l'espèce  du  mot ,  comme 
le  porteur  d'une  notion  venant  s'implanter  sur  l'idée  ra- 
dicale. Évidemment,  sans  la  conception  de  cette  puis- 
sance proprement  dérivative,  il  n'y  a  point  de  théorie 
possible  de  la  dérivation.  Perdez  un  moment  de  vue  le 
rapport  de  subjectivité  ou  d'objectivité  du  pronom  déri- 
vatif en  face  du  verbe,  vous  tombez  dans  une  étude  em- 
pirique, vous  êtes  incapable  d'aboutir  à  un  résultat  sé- 
rieux. Dans  le  thème  le  plus  simple,  le  plus  élémentaire, 
dhâtr,  fondateur,  dhâla  (1),  chose  placée,  dMt,  plaçant, 
il  y  a  non  pas  deux,  mais  trois  choses  à  considérer  :  1°  la 
racine,  2° l'élément  dérivatif,  3"  la  relation.  Je  dégage  en 
premier  lieu  de  dJiâtr  le  d/iâ  radical,  en  seconde  ligne  le  ta 
dérivatif,  enfin  j'arrive  à  la  progression  active  du  pronom, 
progression  obtenue  par  la  vibration  vocalique.  Si  j'ai 
affaire  à  <ZM^  je  reconnaîtrai  de  même  une  racine,  puis  un 
élément  pronominal  dérivatif,  ta,  puis  le  rapport  d'acti- 
vité obtenu  au  moyen  de  la  castration  dudit  pronom  et 
du  rejet  sur  la  notion  verbale  de  toute  l'attention.  Il  en 
sera  de  même  pour  dhâta  :  la  racine  sera  dhâ,  l'élément 

(1)  Sk.  hita  pour  dhita  arec  i  =  â  selon  la  loi. 


-  203  — 

dérivatif  (a^  le  signe  de  rapport  consistera  en  l'intégrité 
du  pronom.  (Chavée,  Franc,  et  Wall.,  131,  ss.)  —  Vien- 
dront en  dernier  lieu  les  suffixes  casuels  ou  personnels, 
sk.pa-li-Sy  Kiaître,  (nomin.),3(-Bo-MEN,nousdonnons(l): 
à  la  vérité,  cette  espèce  d'élément  indique  bien  aussi 
une  relation,  un  rapport,  mais  purement  passager,  se- 
condaire, étranger  de  tout  point  à  l'essence  du  mot. 

Abel  Hovelacque. 


(i)  La  critique  complète  et  logiquement  suivie  des  ouvrages 
autorisés  par  le  Conseil  de  l'Instrucfion  publique  serait  une  en- 
treprise totalement  irréalisable  ;  là  où  ne  se  rencontre  ni  mé- 
thode scientifique,  ni  principes  fondamentaux  dûment  assurés, 
ni  déduction  raisonnée  dans  l'enseignement,  l'analyse  est-elle 
possible?...  Cependant  il  est  bonde  puiser  parfois  dans  les 
grammaires  officielles  et  d'en  amener  au  jour  quelque  théorie 
linguistique.  Ainsi,  au  sujet  des  suffixes  personnels,  S(5o-men, 
e^-T,  auxquels  ci-dessus  je  faisais  allusion,  on  lit  dans  la  cinquième 
édition  (p.  190)  d'une  Grammaire  allemande  à  l'usage  des 
classes  supérieures^  par  M.  Bacharach  :  «  En  latin  et  en  grec 
«  le  pronom  qui  sert  de  sujet  est  remplacé  par  les  désinences 
«  du  verbe  :  arn-o,  (f(ki-iù,  j'aime...  am-as,  tu  aimes.  »  La  dé- 
sinence de  la  première  personne  est  donc  en  latin  et  en  grec 
0,  (1).  Mais  dans  svm.,  mais  dans  inquam  où  se  trouve  cet  o  et 
que  signifie  Vm  qui  termine  le  mot?  Mais  dans  oTpu)vvu[jLt  ,  j'é- 
tends, fï)[At,  j'envoie,  où  donc  est  1*  w  et  que  vient  faire  ce  [/.i? 


SUR    LA 

DÉCLINAISON  INDO-EUROPÉEME 


ET   SUR   LA 


DÉCLINAISON  DES  LANGUES  CLASSIQUES  EN  PARTICULIER 


VI 

NOMINATIF   PLURIEL 

Nous  avons  vu  plus  haut  (p.  60)  que  le  nominatif 
singulier  se  formait  par  l'addition  au  thème  d'un  S, 
représentant  le  suffixe  pronominal  SA,  qui  exprime 
Vunité,  Vêtre  contenu  dans  le  nominatif.  Si  au  lieu 
d'une  seule  unité  nous  en  avons  deux  ou  plusieurs, 
comme  dans  le  nominatif  pluriel,  il  suffira  d'ajouter  au 
premier  SA  (=  un)  un  autre  SA  (=  un  encore),  et  nous 
aurons  SA  -f-  SA  =  deux,  c'est-à-dire  le  pluriel  à  sa 
plus  simple  expression  {c/r  plus  haut,  p.  55).  SA  —  SA 
est  donc  l'organique  du  nominatif  pluriel;  mais  le 
second  de  ces  pronoms  a  partout  perdu  sa  voyelle  carac- 
téristique, et  nous  avons  ainsi  SA-S  pour  formatif  du 
nominatif  pluriel  dans  les  langues  indo-européennes. 

Mais  cette  forme  SA- S  a  elle-même  perdu  sa  pre- 
mière sifflante  (c/V  Schleicher,   Gompendium,  2^  édit., 


—  205  — 

1866,  p.  532),  et  est  devenue  -  AS;  puis,  dans  bien  des 
cas,  dont  nous  verrons  quelques-uns,  simplement  -  S. 

Le  sanskrit  a  conservé  tel  quel  cet  AS  dans  la  décli- 
naison des  thèmes  consonnantiques  masculins  et  fémi- 
nins, et  aussi  dans  la  déclinaison  des  thèmes  vocaliques, 
les  neutres  toujours  exceptés  :  vâc-as  (voix);  durmanas- 
as  (tristey),  suman-as  (bienveillants),  datar-as  (dona- 
teurs), etc. 

Quant  aux  neutres,  pour  les  raisons  que  nous  avons 
déjà  données  plus  haut  (p.  62),  soit  par  une  violente 
contraction  dont  nous  retrouverons  plus  tard  des  traces 
aux  autres  cas ,  et  en  particulier  à  l'accusatif,  con- 
traction par  laquelle  la  désinence  casuelle  est  complè- 
tement absorbée  et  se  retrouve  seulement  dans  l'allon- 
gement de  la  voyelle  finale,  soit  par  la  simple 
conservation  du  thème  quand  il  est  vocalique,  et  l'ad-^ 
jonction  à  ce  thème  d'une  voyelle  sourde  quand  il  est 
consonnantique  ,  les  noms  neutres,  dis-je,  se  forment  la 
plupart  du  temps  en  sanskrit  par  r  :  hrndi  (cœurs), 
çirânsi  (têtes  ;  c/r  grec  :  xipa),  nâmâni  (noms),  etc. 

Disons  en  passant  que  le  zend  présente  une  contrac- 
tion analogue  dans  le  cas  qui  nous  occupe.  En  eflfet,  son 
nominatif  pluriel  est  en  ô  ^=^as  :  vaks-ô,  dusmaiih-ôy 
çaman-ô,  dâtar-ô,  etc.  Il  est  vrai  qu'ici  \'Ô  est  long,  ce 
qui  indique  évidemment  la  perte  de  la  consonne  finale, 
tandis  que  Vi  du  neutre  pluriel  sanskrit  est  bref.  Il  y  a 
donc  là  une  difficulté  non  encore  surmontée  jusqu'ici, 
et  qui  appelle  de  nouvelles  méditations  et  de  nouvelles 
recherches. 

Le  grec  a  mieux  conservé  que  le  zend  la  forme  -as 
reste  de  l'organique  SA-S(A).  Cette  langue  a,  en  effet, 
une  terminaison  -eq  dans  les  noms  de  la  troisième  dé- 


—  206  — 

clinaison  à  thèmes  consonnantiques  :  otc-sç,   SuafjLcvéd-sç, 
çepovx-eç,  SoT^p-eç,  etc. 

Au  contraire,  dans  la  déclinaison  générique  (formant 
les  deux  premières  déclinaisons  des  grammaires  clas- 
siques, et,  en  particulier,  de  celle  de  J.  L.  Burnouf), 
cette  désinence  -eç  est  fortement  contractée.  Je  ne  parle 
pas,  bien  entendu,  du  neutre,  dont  j'aurai,  du  reste,  à 
m'occuper  tout  à  l'heure  à  propos  du  latin  qui  forme  les 
siens  de  la  même  manière  en  -a;  mais,  pour  me  borner 
au  masculin  et  au  féminin,  ces  genres  ont  un  nominatif 
pluriel  fortement  contracté  en  -ot  et  -ai,  «  plus  ancien- 
nement -T«8t  et  -xat,  »  selon  M.  Schleicher  [Op.  cit.  , 
p.  534).  «  Cette  forme  est  difficile  à  interpréter,  »  ajoute 
aussitôt  le  même  auteur,  «  et,  vraisemblablement,  on 
doit  expliquer  le  masculin  tôt  par  ta-y-as,  et  le  féminin 
icd  par  iâ-y-as.  »  Puis,  trouvant  sans  doute  cette  expli- 
cation insuffisante,  il  se  tourne  d'un  autre  côté,  et  pro- 
pose de  faire  venir  «  avec  effort  »  et  par  dissimilation  -ot 
et  -a(  de  la  forme  de  locatif  otç  et  aîç.  Nous  sommes  de 
l'avis  du  savant  professeur  d'Iéna  quand  il  rejette  sa 
première  explication  de  toi  venant  de  ta-y-as.  Cette 
explication  serait  à  peine  suffisante  pour  les  thèmes 
consonnantiques  en  -i;  mais  que  seraient  devenus 
Xd^-Toi,  xe<paX-Tai,  etc.  ?  —  Nous  ne  pouvons  non  plus 
accepter  la  seconde  explication  de  l'auteur  du  Compen- 
dmm.  Cette  dissimilation,  qui  ferait  servir  un  cas  indi- 
rect à  la  formation  d'un  cas  direct,  et  un  cas  exprimant 
le  sujet  à  un  cas  exprimant  une  manière  d'être  de  ce 
sujet,  demanderait,  selon  nous,  pour  être  admise,  des 
raisons  péremptoires.  Nous  tâcherons  donc  de  trouver 
une  autre  solution  à  cette  difficulté,  et  c'est  dans  le  latin 
que  nous  la  chercherons  tout  à  l'heure. 
Disons  de  suite  que  le  latin,  comme  le  grec,  ne  pré- 


—  207  — 

sente  r-5  ou -65  du  nominatif  pluriel  que  dans  la  troisième 
déclinaison  (dont  la  quatrième  et  la  cinquième  ne  sont 
que  des  modifications)  :  soror-es  pour  soror-ses,  manu-s 
pour  manu-es,  dies. 

Quant  à  la  déclinaison  générique,  elle  est  toute  diffé- 
rente. Les  noms  qui  la  composent  et  qui  se  déclinentcomme 
rosae,  domini  et  pueri  ont  perdu  Vs  par  contraction  : 
rosâe=-rosâ-s,  domini=domini^es  ou  dominî-s^  puerî-^ 
pueri-es  ou  puerî-s.  Nous  trouvons  une  preuve  irréfutable 
de  ce  que  nous  avançons  dans  de  vieux  mots  masculins 
de  la  déclinaison  générique  en  -eis,  -îs^  -es  et  -us,  et 
que  nous  citerons  d'après  M.  Bopp.  {Gr.  Comp.  228,  b.)  : 
vir-i  pour  viri-i^  gnat-eis  pour  {g)nat-i,  fact-eis  pour 
fact-i,  popul-eis  pour  popul-i^  leiber-eis  pour  liàer-i 
{conscr)ipt'es  pour  conscript-i,  duommr-es  pour  duum- 
vir-i,  magistr-is  pour  magistr-i,  ministr-is  pour  mi- 
nistr-i,  etc.  Nous  ajouterons  à  cette  liste  déjà  longue  ; 
equ-eis,  equ^es,  equ-is,  pour  equ-i  =  akva-y-as  (Schleich. 
Comp.,  p.  534),  et  eus  pour  a  ou  ii  (Egger.  Op.  cit., 
p.  188),  etc.  Cette  dernière  forme  us  est  régulière  en 
osque  :  pus  =  qui,  stat-us  =  stati,  Abellan-us  ■=■  Abel- 
lani,  Nunlan-us  =  Nolani,  ligat-us  =  legati,  putur-us 
=  (c)utri,  etc.  (cfr.  Cippe  d'Abella,  8,  9,  38,  41,  47; 
Table  d'Agnone,  I  a,  etc.) 

De  même,  dans  l'ancien  Ombrien,  pupl-us—  populi. 
Le  nouvel  Ombrien,  selon  sa  constante  habitude,  change 
1-5  en  r  :  screihtor=^scvY^ii  (pour  screptus  ou  screptos), 
eur=ii  (pour  eus),  prinvatur=prinvatus= ^vivaii,  etc.  ; 
et  l'on  trouve  aussi  en  osque  des  exemples  de  nomina- 
tifs pluriels  en  -ur  pour  -us  :  censt-ur=censores.  {Tab. 
deBantia,  18,  20,  27,  28.  —  Cfr.  Kirchhoff,  Das  Stad- 
trecU  Von  Bantia,  p.  12,  13.) 

Cette  forme  en  r  est  principalement  pour  les  thème» 


—  208  — 

en  -i;  les  thèmes  en  -a  font  plutôt  leur  nominatif  pluriel 
en  -5  ou  as,  qui  correspond  exactement  aux  noms  fémi- 
nins de  la  déclinaison  générique.  Ainsi,  nous  trouvons, 
en  osque,  pas  [Tal.  de  Bantia.  25)  pour  quae^  scriftas 
(id.,  ibid)  ^^om  scriptae^  aasas  elask  {Bronze  d'Agnone, 
b.  I)  pour  arae  haece,  etc. 

Le  vieil  Ombrien  a  exactement  la  même  terminaison 
de  nominatif  pluriel  pour  le  féminin  de  la  déclinaison 
générique.  Ainsi,  on  trouve  totas  (Aufrecht  et  KirchhoflF) 
pour  totae,  etc.  Le  nouvel  Ombrien  a  remplacé  -as  par 
-<ïr,  comme  nous  l'avons  vu  tout  h  l'heure  changer  -us 
en  -ur  :  totar  =  totae  (=  totas). 

Nous  trouvons  même  en  latin  un  exemple,  unique  il 
est  vrai,  d'une  terminaison  -as  =  ae;  c'est  Nonius  Mar- 
cellus,  grammairien  du  troisième  siècle,  qui  nous  le 
fournit  {De  proprietate  sermonum,  9,  11)  :  lae-titiks 
insperatks,  modo  miJii  irrepsêre  in  sinum. 

Ce  fragment  de  citation  valut  à  Nonius  Marcellus 
l'épithète  de  nugator  (voir  Bœthe,  cité  par  Âfunck,  De 
fabulis  AUellanis,  p.  155).  Cela  ne  doit  nuire  en  rien  à 
la  valeur  de  cette  phrase,  qui  peut  n  être  qu'un  provin- 
cialisme par  influence  d'osque  ou  d'ombro-samnite, 
mais  qui  peut  être  aussi  un  reste  de  vieilles  formes  la- 
tines perdues  depuis. 

En  effet,  il  demeure  certain  que  la  déclinaison  géné- 
rique a  subi  en  latin  une  violente  contraction,  laquelle 
contraction  a  eu  lieu  aussi  en  grec  et  a  donné  XoYot  et 
x£9a).at  au  lieu  de  "ko-^oiç  et  xsçaXaç,  sans  qu'il  soit  besoin 
d'appeler  à  son  aide  un  toi  et  un  xat,  ctjmplètement  inex- 
plicables ou  une  dissimilation  du  locatif  tout  à  fait  inu- 
tile. C'est  ce  que  nous  voulions  essayer  de  démontrer. 

Il  nous  reste,  pour  finir,  à  parler  des  nominatifs  plu- 
riels neutres  de  la  déclinaison  générique  en  latin  et  en 


—  209  - 

grec  ;  ces  nominatifs,  dans  les  deux  langues,  sont  en  -A: 
tempUa^  Bwp-a.  Cet  -A  remplit  ici  le  rôle  d'une  assonance 
vague  et  lourde  destinée  à  rendre  la  vulgarité  du  genre 
neutre.  (Cfr.,  plus  haut,  p.  62.) 

Le  grec  et  le  latin  possèdent  encore,  dans  les  autres 
déclinaisons,  des  noms  du  genre  neutre.  Ces  noms  pren- 
nent aussi  au  pluriel  (nom.  voc.  et  ace.)  un  -a  sourd  : 
atblAaT  —  a,  Tstj^-sa,  corpor-a,  cqrnu-Q,^  etc. 


VII 


NOMINATIF   DUEL. 


Nous  avons  déjà  dit  (p.  56)  ce  que  c'est  que  le  duel,  et 
nous  avons  indiqué  la  forme  du  nominatif,  en  même 
temps  celle  de  l'accusatif.  Cette  forme  est  la  même  que 
celle  du  pluriel  :  SA-S(A)  =  un -\-  un,  c'est-à-dire  deux. 
Mais  SA-S  se  change  ici  en  -AS,  puis  -AS  se  contracte 
lui-même  de  différentHs  manières. 

Le  sanskrit  a  vâc-âu,  durmanas-âu,  açman-dUy  Ma- 
rant-cm,  datâr-âu;  mais  une  forme  plus  ancienne  de 
duel  était  -A  :  vac-â,  durmanas-â,  etc.  Du  reste,  l'-AS 
primitif  a  le  privilège  de  se  contracter  en  sanskrit  de 
manières  très  diverses,  suivant  la  forme  des  radicaux, 
d'après  des  lois  d'euphonie  que  nous  n'avons  pas  à  étu- 
dier ici  et  pour  lesquelles  nous  renverrons  à  la  grammaire 
sanskrite  de  M.  J.  Oppert  (principalement  aux  §§  68  et  93) . 

Ainsi,  nous  avons  les  formes  suivantes  : 

En  -î  :  çirasî,  nâmanî,  etc. 

En  il  :  sunû,  hanû,  etc. 

Le  zend  u,  de  même  que  le  sanskrit,  «sqr  nominatif- 


—  210  — 

accusatif  duel  en  -a  et  -âo  (=  -aw),  ce  qui  semblerait 
prouver  que  l'altération  de  -a  par  la  demi-voyelle  w,  est 
antérieure  à  la  séparation  de  la  branche  aryaque  indo- 
iranienne. 

En  grec,  les  noms  de  la  déclinaison  générique  font 
leur  nominatif-vocatif-accusatif  duel,  les  masculins  et 
neutres  en  w  (=skr.  â-v>',  zend  :  -âo),  et  les  féminins  en 
a  (^=sk.  et  zend  :  à).  Quant  aux  noms  de  la  3«  déclinaison 
à  thème»  consonnantiques,  le  grec  forme  ces  cas  en  —  £<; 
ou  en  y;. 

Nous  renverrons  pour  le  latin  à  ce  que  nous  avons 
déjà  dit  (p.  57),  aux  deux  duels  que  nous  avons  cités 
alors,  nous  ajouterons  cependant  octô  ou  octo  =o/.t(Î)  = 
sk.  adâu. 


VIII 


ACCUSATIF    SINGULIER. 


Ce  cas,  nous  l'avons  dit  plus  haut  (p.  54  et  60)  est 
directement  opposé  au  nominatif.  Celui-ci  est  actif  et 
représente  le  sujet,  tandis  que  l'accusatif  est  passif  et 
représente  l'objet.  Comment,  maintenant,  le  langage 
a-t-il  rendu  cette  opposition  ? 

Il  s'est  servi  pour  cela  du  pronom  MA,  démonstratif 
des  objets  éloignés,  qu'il  a  opposé  à  SA,  démonstratif 
des  objets  rapprochés.  L'opposition  de  ces  deux  pronoms 
s'explique  sans  peine  par  la  différence  des  sonorités  de 
la  sifflante  S  et  de  la  nasale  sourde  M  ;  nous  avons,  du 
reste,  une  preuve  de  ce  que  nous  avançons  dans  l'emploi 
du  pronom  MA  pour  la  formation  des  neutres  (p.  62,  65). 


-  211  — 

Dans  les  thèmes  consonnantiques,  le  MA  devenu  -M  a 
pris  un  A  de  liaison  et  de  soutien  et  est  devenu  -AM, 
tandis  que  dans  les  thèmes  vocaliques,  il  est  resté  -M. 

Le  sanskrit  a  conservé  cette  forme  -AM  dans  les  thè- 
mes consonnantiques  :  vâc-ant,  durmanas-am,  açmân- 
am,  bharant-am;  cependant,  dans  les  noms  neutres  de 
cette  espèce,  Vm  tombe  :  Iharat  pour  bharat-am,  ciras 
pour  çiras-am,  etc.  Dans  les  thèmes  vocaliques,  nous 
trouvons  Y-m  simple  :  sûnu-m^  avi-m,  pati-m,  etc.  Ici  en- 
core, Y-m  tombe  au  neutre  et  nous  avons  vari  pour  vari- 
-m^  madhu  pour  madliu-m,  etc.  Cependant,  le  neutre 
yùga-m  l'a  conservé  à  côté  du  masculin  correspondant 
açva-m,  etc. 

Nous  avons  à  faire  ici,  d'après.  M.  Bopp  (§  151),  une 
remarque  au  sujet  des  mots  sanskrits  monosyllabiques  en 
î,  û  et  âii.  Ces  mots  deviennent  polysyllabiques  par  l'ad- 
jonction au  thème  d'une  demi-voyelle  y  on  w.  ht  (peur) 
=^(à  l'ace,  biy-am)^  nâu  (vaisseau)=»ât?-«w,  etc. 

Naturellement,  ces  mots  devenus  des  thèmes  conson- 
nantiques, suivent  la  loi  générale  et  forment  leur  accusatif 
en  AM.  Nous  devons  comparer  ici  les  thèmes  grecs  en 
-£u,  qui,  au  lieu  de  -eu-v,  font  leur  accusatif  en  -sa,  venant 
de  -ep-a  pour  -sf-av  :  ^OLcCkép-a  au  lieu  de  pajiXeù-v,  çovéf-a 
au  lieu  de  çoveû-v,  etc. 

Le  zend  a  conservé  aussi  VM  :  vac-em ,  dusnianh- 
em,  etc. 

De  même  en  latin. 

Nous  aurons  donc  dans  cette  dernière  langue  une 
terminaison  -em  pour  la  déclinaison  à  thèmes  conson- 
nantiques :  voc-em,  homin-em^  soror-em,  etc.,  et  un  sim- 
ple -m  pour  les  déclinaisons  à  thèmes  vocaliques  : 
dominu-m^  pueru-m,  rosa-m,  fructu-m^   navi-m,   etc. 


—  212  — 

L'osque  forme  aussi  son  accusatif  en  -m,  avec  ou  sans 
voyelle  de  soutien,  selon  la  nature  du  thème. 

Mais  si  les  langues  dont  nous  venons  de  parler  ont 
conservé  au  cas  qui  nous  occupe  1'  -M,  reste  du  pro- 
nom -MA,  servant  à  déterminer  l'objet,  Vaccusatif, 
il  en  est  un  certain  nombre  d'autres  qui  ont  remplacé  cet 
"M  par  la  nasale  correspondante  -N.  Tels  sont,  par 
exemple,  le  gotique  (qui  a  perdu  plus  tard  cette,  -n),  le 
lithuanien,  le  vieil  irlandais  et  le  grec. 

Ce  dernier  idiome  a  même  complètement  laissé  tom- 
ber le  -N  dans  les  thèmes  consonnantiques  :  (/.Yj-cép-a,  pour 
jjiYjxép- av,  'OTZ'Ct  pour  OTC-av,  Suo-ixevéc-a  pour  8u(j-iJi.£vé<ï-av, 
TCOiixév-a  pour  Troi[xév-av,  etc. 

Les  mots  à  thèmes  vocaliques  ont  gardé  le  -v  :  vaO-v, 
véxu-v,  ÏTCTTo-v,  etc.  Quelques  vocables  de  cette  dernière 
espèce,  transportés  en  latin,  y  ont  conservé  leur  forme 
primitive  :  Jï^nea-n,  comete-n,  musice-n. 

Quant  aux  noms  neutres  dans  les  langues  classiques, 
ils  ont  leur  accusatif  singulier  semblable  à  leur  nomina- 
tif du  même  genre.  Les  thèmes  neutres  en  a  prennent 
la  nasale  ddna  m,  donu-m,  Bwpo-v,  etc.  Les  thèmes  neu- 
tres non  terminés  par  -a  ne  prennent  pas  de  signe  ca- 
suel,  bien  que  des  exemples  pronominaux  prouvent  qu'ils 
l'ont  primitivement  possédé  comme  les  autres.  Ce  court 
résumé  ne  nous  permet  pas  d'entrer  dans  plus  de  détails  ; 
nous  nous  contenterons  de  renvoyer  le  lecteur  au  §  152 
de  la  Grammaire  comparée  de  M.  Bopp. 

Nous  dirons  seulement  après  lui  que  les  neutres  latins 
en  -5  :  genu-s,  éempu-s,  corpus,  ne  sont  autre  chose 
que  les  thèmes  simples  changeant,  pour  certains  cas, 
leurs  final  en  -r  :  gene-r,  tempo-r,  corpo-r.  (Pour  l'ac- 
cusatif neutre  singulier,  etc.,  voir  encore  Revue  de 
Linguistique^  fascicule  i,  p.  65). 


-m- 

Nous  ne  reviendrons  pas  sur  ce  que  nous  avons  dit 
plus  haut  relativement  à  la  formation  du  pluriel  en  gé- 
néral. Cet  S,  —  reste  de  SA,  désignant  la  personne  qui, 
ajoutée  à  celle  déjà  contenue  dans  le  singulier,  constitue 
le  pluriel, —  se  retrouve  dans  l'accusatif  pluriel  indo- 
européen,  ajoutée  simplement  à  l'-M  de  l'accusatif  sin- 
gulier, et  nous  avons  ainsi  une  forme  -MS  ou  avec 
voyelle  de  soutien,  AM-S  comme  forme  commune. 

Dans  les  noms  masculins,  il  est  arrivé,  en  sanskrit,  en 
grec  et  en  latin,  comme  en  lithuanien  et  dans  d'autres 
langues,  que  V-m  ou  -n,  seul  reste  du  pronom  démons- 
tratif de  l'accusatif,  tombe  et  se  contracte  en  -as^  -es^  -os, 
-us,  etc.,  sanskrit  :  vâc-as,  duf-manas-as ,  harat-as, 
nâva-S ,  etc.  ;  grec  :  oiz-aq ,  Sua-jxsvéa-aç  {h\)c-\i.e^zXq) , 
(pépovT-aç,  xaxép-aç,  vî^p-aç  (vaûç),  etc.;  latin  :  voces^ patr-es» 
nav-es,  etc. 

En  gotique,  on  retrouve  Vn-  dans  les  thèmes  mascu- 
lins vocaliques  :  sunu-ns,  gasii-m,  vul/a-ns,  daga-ns,  etc. 

Il  en  est  de  même  dans  le  sanskrit  védique  :  açva-ns 
tatra  (pour  akva-ms)^  les  chevaux  qui  sont  là. 

En  osque,  la  perte  de  la  nasale  est  compensée  par  le 
redoublement  de  la  sifflante,  et  nous  avons  via-ss,  etc. 

En  ombrien,  la  nasale  est  perdue,  et,  de  plus,  d'après 
une  habitude  constaute  de  cet  idiome,  Vs  est  partout  de- 
venu/: ?î«r-/(hommej,  «m-/"  (oiseau),  etc. 

A  ce  sujet,  nous  ferons  remarquer  que  l'on  rencontre, 
même  en  latin,  quelques  exemples  d'accusatifs  pluriels 
en  /;  eafdem  omnia  {lex  julia  mmiicipalis,  ap.  Egger, 
op.  cit.  p.  299.  ligne  3).  Bien  que  ce  soit  un  neutre,  il  est 
bon  de  remarquer  cette  forme  de  provincialisme. 

Nous  avons  vu  jusqu'ici  les  accusatifs  pluriels  qui  ont 
conservé  V-s  caractéristique  ;  mais  plusieurs  langues 
ont  perdu  cette  lettre.  Ainsi  le  zend  a  contracté  le  a^pri- 


—  214  — 

mitif  en  6  long  :  vâc-o,  dusmananh-ô,  açman-Ô^  dâ- 
tar~ôy  etc.  De  même  le  vieil  irlandais  et  le  vieux  bul- 
gare l'ont  contracté,  soit  en  a,  soit  en  u,  soit  en  i. 

Quant  aux  accusatifs  pluriels  neutres,  ils  sont  sembla- 
bles aux  nominatifs  dans  les  langues  classiques  ;  nous 
n'avons  donc  pas  à  en  parler  de  nouveau. 

X.  —  Accusatif  duel  —  Nous  renverrons  le  lecteur  à 
ce  que  nous  avons  dit  plus  haut  relativement  au  nomina- 
tif duel  qui  a  la  même  forme  que  cet  accuscitif. 

Amédée  de  Caix  de  Saint-Aymour. 


ÉTUDES  VÉDIQUES 


A  côté  d'Agni,  sur  lequel  je  reviendrai  plus  tard.  Indra 
occupe  une  place  considérable  dans  le  panthéon  védique. 
C'est  le  roi  des  dieux  et  des  hommes,  c'est  véritablement 
leZeus,  le  Jupiter  de  l'Inde.  Indra  est  pourtant  un  dieu 
récent,  relativement  à  certains  dieux  védiques  ;  son  ca- 
ractère principal,  sa  fonction  particulière  n'ont  pu  naître 
dans  les  vastes  plaines  boisées  de  la  Bactriane,  sous  le 
climat  de  la  vallée  de  l'Oxus,  tels  que  nous  les  représen- 
tent les  plus  vieux  hymnes  du  plus  ancien  des  Védas. 
Avant  tout,  avant  d'être  le  roi  de  l'atmosphère,  avant 
d'être  le  créateur  du  monde,  avant  de  régner  sur  l'uni- 
vers, Indra  a  pour  mission,  pour  occupation  spéciale  et 
considérable,  de  combattre  le  démon  de  la  sécheresse,  et 
de  lui  enlever  les  eaux  fécondes  qu'il  retient  captives. 

Examinons  donc  cette  divinité  sous  cet  aspect  primi- 
tif; je  lui  rendrai  plus  loin  les  attributs  et  la  gloire  qui 
l'environnent. 

Autrefois,  quelques  hymnes  de  forme  archaïque  le 
prouvent,  les  Aryas  adoraient  un  Dieu  de  l'orage,  le 
puissant  Parjanya.  A  cette  époque,  peut-être  contempo- 
raine de  l'émigration  des  tribus  aryo-indiennes  des  bords 
de  l'Oxus  à  ceux  de  l'Indus,  appartiennent  également 
les  mythes  de  l'arbre  du  monde,  du  feu  céleste  porté  par 
un  oiseau,  enfin  du  sôma,  ou  breuvage  sacré  dont  on 


-  216  — 

retrouve  les  traces  dans  les  lég-endes  des  autres  branches 
du  système  indo-européen. 

Or,  à  un  moment  donné  dans  l'histoire  des  peuples 
qui  chantèrent  les  hymnes  védiques,  la  nature  nouvelle 
des  contrées  tropicales  modifia  la  religion  primitive  des 
poëtes  les  plus  anciens  de  notre  littérature.  L'homme,  qui 
partout  et  toujours  chercha  l'explication  des  phénomè- 
nes dont  il  est  le  témoin,  ne  put  trouver  alors  à  la  ques- 
tion de  l'orag-e  qu'une  solution  théologique;  mais  la  ci- 
vilisation plus  avancée  chez  les  tribus  du  pays  des  sept 
rivières,  donna  naissance  au  mythe  d'Indra,  moins  em- 
preint de  fétichisme  que  celui  de  Parjanya. 

Telle  est  dans  l'histoire  du  Sapta-Sindhou  l'importance 
de  ce  mythe,  que  je  me  contenterai,  pour  anjonrd'hui, 
de  l'exposer  avec  quelques  détails,  me  réservant  de  tra- 
duire et  de  commenter,  dans  un  autre  article,  le  32« 
hymne  du  premier  mandala  du  Rig-Véda,  où  la  foi  po- 
pulaire en  la  puissance  d'Indra  est  si  admirablement  dé- 
peinte. 

Un  mauvais  esprit,  sous  la  forme  d'un  immense  ser- 
pent, et  du  nom  de  Ahi  (le  serpent),  de  Ousna  (le  dessé- 
chant), de  Vrtra  (le  gardant,  le  retenant),  retient  dans 
ses  cavernes  de  nuages  les  pluies  comparées  au  lait  de 
vaches  nourricières.  En  dépit  de  ses  ruses,  de  sa  puis- 
sance, de  sa  grandeur,  Ahi  est  attaqué  par  Indra  qui, 
après  avoir  bu  le  sdma  pour  se  donner  du  cœur,  s'arme 
de  la  foudre  forgée  par  Tvas^r^  une  des  formes  d'Agni. 
Le  résultat  du  combat  est  la  mort  d'Ahi,  qui  laisse  ainsi 
les  eaux  porter  la  fécondité  sur  la  terre.  Ceci  est,  paraît- 
il,  la  peinture  exacte  du  commencement  de  la  saison  des 
pluies  dans  l'Inde.  Après  une  sécheresse  horrible,  le  ciel 
se  couvre  de  montagnes  de  nuées  amoncelées  ;  le  ton- 
nerre gronde  épouvantablement  ;   les  éclairs  déchirent 


-  217  - 

l'atmosphère;  enfin,  après  un  considérable  développe- 
ment d'électricité,  les  nuages  laissent  échapper  la  pluie 
qui  s'épanche  en  torrents  sur  le  sol  altéré. 

L'action  bienfaisante  de  l'eau  n'était  pas  méconnue 
des  premiers  Aryas.  Parjanya  répand  aussi  la  vie  sur  la 
la  terre  sous  forme  de  pluie.  Mais  l'horreur  inouïe  des 
Aryo-Indiens  pour  la  sécheresse  ne  pouvait  se  dévelop- 
per que  dans  le  Sapta-Sindhou,  et,  là  seulement,  donner 
naissance  au  mythe  particulier  d'Indra,  meurtrier  de 
Vr'tra. 

En  même  temps,  ce  dieu  ajouta  à  cette  fonction  spé- 
ciale toutes  les  attributions  de  Parjanya  dont  il  hérita  et 
à  qui  il  fit  donner  le  nom  de  «  vieux  dieu.  »  Comme  lui, 
Indra  fut  comparé  à  un  taureau;  comme  lui,  il  fut  le 
représentant  de  la  force  tant  génératrice  que  destructive  ; 
comme  lui,  il  fut  chargé  de  punir  et  de  foudroyer  les  mé- 
chants et  les  ennemis  [Ralsasâs,  Dasyus^  Mlécchâs,  etc.); 
comme  lui,  il  eut  pour  soldats,  pour  compagnons,  les 
terribles  Marouts,  génies  des  vents,  qui  accompagnent 
l'orage  et  qui  dispersent  les  nuées. 

Mais,  en  revanche,  Indra  posséda  plus  que  Parjanya 
ce  caractère  ainsi  défini  par  Wilson  :  «  Il  est  la  person- 
nification du  phénomène  du  firmament,  particulièrement 
dans  l'action  de  pleuvoir.  »  Je  sais  bien  que  M.  Max  Mul- 
1er  a  voulu  voir  dans  Indra  un  dieu  solaire  ;  qu'il  l'a 
comparé  à  Apollon  tuant  à  coups  de  flèches  le  serpent 
Python,  à  Hercule  vainqueur  de  l'hydre  de  Lerues; 
qu'il  a  trouvé  bien  des  rapports  entre  la  divinité  védique 
et  entre  le  dieu  qu'on  révérait  à  Delphes  ;  mais  le  carac- 
tère éminemment  météorique  d'Indra  ne  permet  à  cette 
opinion  de  se  soutenir  autrement  que  par  une  hypothèse 
assez  probable  du  reste,  c'est  qu'il  y  eut  confusion  parmi 
les  tribus  helléniques  entre  plusieurs  dieux  de  noms  ana. 

15 


—  218  — 

logues,  également  vénérés,  et  cependant  d'origines  dif- 
férentes. 

D'autre  part,  si  Indra  était  une  divinité  solaire,  son 
nom  exprimerait  une  idée  purement  lumineuse,  tandis 
que  les  deux  étymologies  qu'on  donne  à  ce  nom  ne  con- 
tiennent rien  de  semblable.  M.  Emile  Burnouf,  dans  sa 
remarquable  étude  sur  le  Véda,  séduit  par  le  caractère 
dominateur  d'Indra,  assigne  pour  racine  à  ce  nom  le 
verbe  ind,  régner.  M.  Benfey  ne  se  prononce  pas  sur  la 
question,  mais  il  hésite  entre  cette  dernière  opinion  et 
celle  qui  ferait  d'Indra  un  dérivé  de  Sind,  couler,  qui  a 
donné  Sindhou,  dont  les  Grecs  ont  fait  'lvo6ç  et  les  Latins 
Indus  (1),  et  qui  ferait  du  nom  du  vainqueur  d'Ahile  nom 
d'un  être  qui  fait  écouler  les  eaux. 

Je  sais  bien  aussi  qu'Indra  fut  mis  au  nombre  des  Adi' 
tyas,  qu'il  fut  confondu  avec  Varouna,  qu'il  fut  chanté 
quelquefois  comme  persécuteur  de  l'Aurore  ;  mais  ce  ne 
fut  que  rarement,  et  à  une  époque  relativement  récente, 
quand  on  étudie  l'ensemble  du  Rig-Véda  ;  du  reste,  cette 
opinion  ne  prévalut  pas  dans  l'Inde  brahmanique,  où 
Sourya  fut  bien  distingué  d'Indra.  Enfin,  citons  ce  décisif 
passage  (strophe  4^=  du  59^  hymne  du  XIP  mandali  du 
Rig-Véda)  :  «  Si  cent  cieux  et  cent  terres  étaient  à  toi, 
ô  Indra,  mille  soleils  ne  pourraient  t'égaler,  ô  fou- 
droyant! »  Je  ne  vois  donc  pas  qu'il  soit  utile  d'insister 
sur  le  caractère  non  solaire  du  dieu  qui  nous  occupe. 

Au  contraire,  le  caractère  céleste  d'Indra  se  révèle  par 
la  confusion  que  la  légende  fit  sans  cesse  entre  ce  dieu 
et  ByauSy  le  ciel  divinisé  de  la  théogonie  védique.  Sou- 

(1)  Cfr.  Indriya,  que  M.  Benfoy  a  trouvé  dans  les  lois  de 
ManoUj  IV,  220,  employé  dans  le  sens  de  semen  virile^  sens 
qui  servirait  do  liaison  entre  le  ind  et  le  sind^  couler. 


I 


—  219  — 

vent  Indra  est  appelé  le  fils  de  cette  dernière  divinité 
mâle,  et  de  PrtUvî,  la  terre.  (R.-V.  VIII,  50,  2.).  Dans 
le  Rig-Véda  Dyaus  est  également  prié  plusieurs  fois  de 
foudroyer  les  mécliants,  fonction  attribuée  également  à 
Parjanya  et  à  Indra,  et  qu'on  lui  conserve  dans  At/iarm- 
Véda  (XII,  1,  42).   Ce  recueil  nouveau,  par  rapport  au 
Rig-Véda,  contient  aussi  la  mention  d'une  union  entre 
Parajanya  et  Bîiûmi,  autre  nom  de  la  terre  ;  ce  qui  ten- 
drait à  unifier  ces  trois  dieux  :  Parajanya,  Dyaus  et  In- 
dra. De  même  que  Dyaus  est  fils  d'Aditi,  Indra  est  fils 
de  Nistigrî^  autre  divinisation  de  la  substance  éternelle. 
On  le  voit,  les  points  de  contact  sont  nombreux.  En  ou- 
tre, si  des  preuves  matérielles  on  passe  aux  présomp- 
tions morales,  le  moyen  de  séparer  Indra,  dieu  armé  de 
la  foudre,  vainqueur  des  monstres  et  des  démons,  bou- 
leversateur  des  nuages,  roi  des  dieux  célestes,  chef  des 
Marouts  et  des  Apsaras  (déesses  des  sources),  grand  bu- 
veur de  sôma,  ou  amrta^  taureau  aux  cornes  puissantes, 
d'avec  ZeuçTcarrip,  en  latin  Diespiter  et(D)Iupiter,  lui  aussi 
possesseur  du  tonnerre,  vainqueur  des  titans  aux  formes 
ophidiennes,  agitateur  des  nuées  (vsçîXrjYspitvjç.  Homère), 
maître  des  dieux  et  des  hommes,  entouré  d'une  cour  de 
nymphes,   se  nourrissant  d'ambroisie ,  vénéré  sous  la 
forme  d'un  taureau  et  sous  le  nom  d'Animon.  Or  il  n'y  a 
pas  le  moindre  doute  que  Zsu;  ne  soit  la  forme  grecque 
de  Dyaus,  maintes  fois  nommé  Dyaus  pitâ,  comme  en 
latin. 

La  domination  suprême  d'Indra  est  bien  reconnue  par 
les  chantres  védiques  qui  le  disent  créateur  du  monde, 
du  ciel  élevé,  de  la  terre  vaste,  de  l'humidité  de  l'air,  de 
l'océan  élhéréen.  On  dit  dans  l'hymne  17  du  IV^  man- 
dala  :  «  Le  ciel  reconnaît  la  puissance  d'Indra...  le  ciel  et 
la  terre  tremblèrent  à  sa  naissance,  m  Et  cette  puissance 


—  220  — 

est  reconnue  sans  conteste  parles  dieux,  car  on  lit  :  <  Les 
dieux  qui  sont  les  fils  du  ciel,  de  la  terre  et  des  ondes  (de 
l'air)  m'ont  donné  le  nom  d'Indra.  »  Les  hommes  n'ont 
pas  moins  de  terreur  et  de  vénération  pour  le  vainqueur 
d'Ahi,  etunpoëte  pousse  le  respect  jusqu'à  l'oubli  des 
sentiments  les  plus  naturels,  il  dit  :  «  Indra,  je  te  pré- 
fère à  mon  père,  à  mon  frère  qui  peut  m'abandouner.  Tu 
es  pour  moi  comme  un  père  et  une  mère.  » 

Et  de  quelles  épithètes  brillantes  on  le  pare  ;  comme 
on  ne  lui  ménag-e  pas  la  louange  ;  il  est  iriçoka^  c'est- 
à-dire  trois  fois  lumineux,  resplendissant  d'une  triple 
lumière;  il  est  div,  c'est-à-dire  éclatant.  On  l'appelle 
encore  çakra,  tout  puissant;  Tisatriya,  guerrier,  domina- 
teur; râja^  roi.  Il  est  aussi  considéré  comme  le  dieu  par- 
ticulier de  la  race,  c'est  pourquoi  il  est  appelé  arya,  c'est 
pourquoi  en  le  nommant  Susipra,  qui  a  un  beau  nez,  on 
a  voulu  bien  constater  qu'il  appartenait  à  la  race  des 
Aryas,  et  qu'il  n'avait  rien  de  commun  avec  les  Danavas, 
les  Dasyous  ,  les  Mlétcbchas,  populations  mongoliques, 
malaises  ou  noires,  remarquables  par  leur  nez  épaté.  Il 
est  aussi  le  maître  de  la  prière  Brhaspati,  le  dieu  des 
prêtres  et  des  dogmes  religieux,  Brahmanaspali. 

Plus  tard,  tout.en  conservant  sa  femme  Indrâni,  son 
char  traîné  tantôt  par  des  chevaux  fauves,  tantôt  par  des 
chevaux  bleus,  tout  en  demeurant  le  roi  du  Svarga  (ciel), 
Indra  perdit  beaucoup  de  sa  suprématie.  Dans  les  lois  de 
Manon,  Brahma  l'emporte  sur  lui ,  bien  que  la  trimourti 
ne  soit  pas  encore  inventée,  comme  on  la  trouve  dans  les 
Puranas.  Indra,  chef  des  Dévas,  génies  célestes  des 
Apsaras,  nymphes  enchanteresses,  habitant  toujours  le 
ciel,  n'est  plus  en  réalité  que  la  divinité  qui  préside  à  un 
des  points  cardinaux,  l'Est. 


—  221  — 

Enfin,  dans  la  période  épique,  quand  les  tribus  aryo- 
indiennes  sont  en  possession  de  la  vallée  du  Gange, 
qu'elles  étendent  leur  pouvoir  par  des  conquêtes  dans 
toute  la  péninsule,  dans  tout  le  Jambadvipa,  quand 
Vishnou  et  Çiva  se  partagent  les  hommages  des  quatre 
castes,  Indra,  rejeté  au  second  rang,  n'en  est  pas  moins 
quelquefois  considéré  comme  une  divinité  puissante.  Il 
prête  sa  foudre  à  Rama  pour  combattre  le  géant  Ravana, 
roi  des  Rakshasas  de  Lanka  (Ceylan).  Il  habite  toujours 
le  Svarga  où  est  situé  le  paradis,  couronné  de  l'arc-en- 
ciel,  couvert  de  milliers  d'étoiles  en  guise  d'ornements, 
Indra  est  toujours  la  personnification  du  firmament.  Ar- 
jouna,  un  des  fils  de  Pandou,  engendré  par  l'acte  secret 
d'Indra,  pendant  son  exil  dans  les  forêts  {MaMhhârata^ 
3e  chant),  est  enlevé  sur  le  char  de  son  père  céleste  dans 
le  Svarga,  habité,  dit  le  poëme,  par  le  roi  des  dieux, 
appelé  aussi  çakra  et  aussi  çatakratou  ;  là  il  trouve  les 
sages  richis,  les  bons  rois,  les  gandliarvai  centaures  et 
musiciens  célestes,  les  Apsaras,  les  Mcxrouts,  tout  le  cor- 
tège antique  d'Indra.  La  suprême  puissance,  autrefois 
reconnue  de  ce  dieu,  a  également  donné  naissance  à 
cette  métaphore  sans  cesse  répétée  dans  les  poëmes  de 
l'Inde  brahmanique  :  Indra  des  rois,  pour  roi  des  rois, 
Indra  des  hommes  pour  roi  des  hommes.  Mais,  hélas  ! 
ces  louanges  sont  vaines,  cette  puissance  est  affaiblie, 
car  la  royauté  d'Indra  est  sans  cesse  menacée  par  les 
anachorètes  dont  les  macérations  et  les  études  poussées 
à  l'extrême  peuvent  détrôner  Indra.  Aussi  le  dieu  du 
ciel  ne  cesse-t-il  d'envoyer  ses  Apsaras  sur  la  terre, 
afin  de  séduire  les  sages  qui  tendent  à  ébranler  sa  divi- 
nité. 

N'y  a-t-il  pas  là  une  analogie  curieuse  avec  la  fie- 


—  222  — 

tion  du  poëte  grec,  qui  promet  l'empire  du  monde  à  Pro- 
méthée,  et  la  victoire  sur  Zeus  à  l'homme  que  la  science 
et  la  persévérance  ont  revêtu  du  caractère  divin  ? 

Girard  de  Eialle  (1). 

(1)  Pour  connaître  le  sort  du  mythe  d'Indra  et  d'Ahi  dans  les 
autres  branches  de  notre  race,  je  recommande  aux  lecteurs  de 
la  Revue  la  thèse  de  M.  Michel  Bréal  sur  Hercule  et  Cacus.  Ce 
travail  intéressant  joint  à  sa  valeur  intrinsèque  le  mérite  d'être 
un  des  premiers  travaux  de  mythologie  comparée  faits  en  France. 


ÉTYMOLOGIE  ARYO- ROMANE 


REGRET,  REGRETTER 


Voici  comment,  dans  son  Dictionnaire  d'Etymologie 
française,  mon  savant  ami,  Auguste  Scheler,  résume 
les  recherches  jusqu'ici  malheureuses  des  étjmologistes 
à  l'endroit  des  mots  regret  et  regretter  : 

«  Regretter  (1),  anc.  regreter^  désirer  ravoir  une 
«  chose  qu'on  a  perdue,  anc.  a»  plaindre.  L'étymologie 
«  généralement  reçue  est  celle  proposée  par  Valois,  sa- 
«  voir  un  type  lat.  reguiritari,  composé  de  quiritari^ 
«  fréquentatif  de  queri^  se  plaindre.  Pour  la  permutation 
«  de  qu  en  g,  on  peut  rapprocher  Guienne  de  Aquitania, 
«  vieux  franc,  fregunder  de  frequentare.  Diez,  sans 
«  vouloir  la  rejeter,  trouve  à  cette  étymologie  un  grand 
«  inconvénient,  c'est  la  subsistance  du  t  primitif,  vu 
«  que  d'habitude,  dans  les  mots  du  fonds  vulgaire,  le  t 
«  médial  est  sujet  à  élision.  —  Mahn  présente  une  autre 
«  solution  au  problème  qui  nous  occupe.  Il  dérive  le 

(1)  Regretter  est  évidemment  un  verbe  nominal  ou  déno- 
minatif, et  c'est  le  nom  Regret  qu'il  fallait  n  ettre  en  rubrique, 
comme  étant  l'objet  principal  de  l'article. 


—  224  — 

«  mot  du  lat.  gratus,  agréable,  reconnaissant,  d'où  le 
«  neutre  gratum,  chose  agréable,  qui  plaît,  complai- 
€  sance,  merci,  type  de  ital.,  esp.,  porlug.  grado;  pro- 
«  venç.  grat;  franc,  gret,  gré.  De  ces  substantifs  dé- 
«  coulent  ital.  aggradire,  aggradare  ;  franc,  agréer,  etc. 
«  Si  donc  l'on  rencontrait  un  provenç.  regradar  ou 
«  regredar,  il  signifierait  nécessairement  «  avoir  de  re- 
«  tour  avec  plaisir,  reprendre  avec  reconnaissance,  »  et 
«  répondrait  parfaitement  au  sens  et  à  la  lettre  du  franc. 
«  regreter  (aujourd'hui  regretter).  Or  ce  mot  provençal 
«  qui  jusqu'ici  avait  fait  défaut,  Mahn  pense  l'avoir  dé- 
«  couvert  dans  un  passage  de  Girard  de  Rossillon.  He- 
«  greter  vient  donc  d'après  lui  de  la  forme  vieux-fr.  gret, 
«  comme  le  prov.  regredar  de  grado.  —  Diez,  dans  sa 
«  réplique  à  M.  Mahn,  combat  cette  étymologie  par  des 
«  raisons  tant  logiques  que  phonologiques,  et  se  rallie 
«  plus  volontiers  à  celle  de  M.  Maetzner  qui,  appuyant 
«  sur  le  sens  «  plaindre,  »  attaché  au  mot  regretter  dans 
«  la  vieille  langue,  renvoie  au  goth.  gretan,  v.  nord. 
«  grata,  anglo-sax.  graetan,  graedan,  pleurer,  plaindre. 
«  —  L'opinion  de  Ménage  et  de  Le  Duchat,  qui  rame- 
«  naient  regret  au  lat.  régressas  et  regretter  à  un  type 
«  regradatare  (tiré  de  gradatus),  est  insoutenable.  » 

La  cause  de  tous  ces  égarements  étymologiques  a  été, 
ce  me  semble,  l'ignorance  de  la  signification  première 
du  mot  regret.  Cette  signification,  perdue  pour  le  fran- 
çais, le  wallon  l'a  conservée  et  elle  équivaut  encore  jioiir 
lui  à  une  recroissance,  hune  pousse  nouvelle,  cette  image 
empruntée  à  la  végétation  étant  tout  particulièrement 
appliquée  à  la  recrudescence  d'une  affection  morbide. 
Pour  le  wnllon,  li  r'go'ct  i'on  mau,  le  regret  d'un  mal, 
c'est  le  retour  de  ce  mal  qui,  durant  un  certain  temps, 
n'avait  pas  été  senti.  Il  est,  du  reste,  un  dicton  naniurois 


-  225  — 

qui  reproduit  le  mot  regret  avec  une  idée  de  pousse  noit- 
velle^  le  voici  :  «  On  a  todis  des  regrets  à' on  mati,  do 
moeis  d'  maiye.  »  On  a  toujours  des  regrets  d'une  maladie 
gag-née  au  mois  de  mai.  Il  est  évident  par  l'ensemble  du 
proverbe,  et  surtout  par  l'idée  du  mouvement  rénova- 
teur du  printemps,  que  le  regret  est  ici  le  même  que  lat. 
recretum,  ce  qui  recroît,  ce  qui  repousse,  ce  qui  renaît. 
Nous  sommes  donc  ici  en  présence  du  participe  passé  de 
recrescere,  recretum^  devenu  substantif,  comme  le  devint 
secretîim,  participe  passé  de  secernere^  mettre  de  côté.  Et  de 
même  que  recretum  nous  a  donné  regret,  secretum  nous 
a  fourni  segret,  que  depuis  peu  de  temps  l'on  écrit  secret, 
malgré  la  prononciation  de  segret  conservée  par  une 
foule  d'excellents  parleurs.  Nous  aurons  donc  la  pro- 
portion suivante  : 

Eegret  :  recretum  :  :  segret  :  secretum. 

Elle  n'est  pas  isolée  dans  le  romanisme  cette  compa- 
raison de  la  douleur  qui  renaît  avec  une  plante  qui 
commence  une  nouvelle  période  de  croissance.  Les  Ita- 
liens ne  disent-ils  pas  à  tout  moment  :  «  Mi  rincresce 
(=  re  •\-  in  -{•  crescit)  lo  spiacervi,  »  je  regrette  de  vous 
déplaire  ;  mincrescerehbe  molto  il  pensarlo^  je  regret- 
terais beaucoup  (je  serais  très-fâché)  de  le  penser?  Le 
rincrescimento  ou  le  re'croisseme7U  inférieur,  j'allais  dire 
le  rencroisse7iient  des  Italiens,  est  donc  propre  frère  du 
regret  {recretum)  des  Français  non-seulement  par  le 
dessin  de  l'image,  mais  encore  par  la  participation  au 
même  verbe  cresceo'e,  cresco,  crevi^  cretum. 

Quant  à  ce  cre  latin  qui  prend  à  certains  temps  le  SG 
caractéristique  de  l'inclioatif,  tous  les  aryanistes  savent 
qu'il  est  identique  au  m  sanskrit,  enfler,  gonfler,  croî- 
tre, augmenter,  représentant  indien  de  l'aryaque  Tiwâ, 
souvent  contracté    en   ht  comme    dans    skr.    eu,    gr. 


—  226  — 
xu-w,    etc.  Le  w  aryaque  se    change  ici  en  v  latin, 
comme  il  le  fait  encore  dans  cras,  demain,  pour  KWAS^ 
skr.  çvas^  et  dans  creta^  la  craie,  pour  KWAIt«,  skr. 
^lûUâ,  littér.  la  blanche. 

Avec  M.  Benfey  je  tiens  l'aryaque  ^w^,  skr.  qm^  çu, 
pour  un  composé  du  préfixe  ka  ou  h  et  du  verbe  w«,  souf- 
fler, d'où  gonfler.  KA,  lat.  cum,  co  —  est  une  forme  abs- 
traite du  pronom  KA,  un,  quelqu'un,  avec  le  double  sens 
de  1"  dans  Vunité,  2^  fortement,  double  signification  du 
latin  cvm  (KAM,  neutre  de  KA)  dans  des  centaines 
de  composés.  Le  verbe  Ti-wâ  signifie  donc  au  fond 
souffler  fortement,  puis  enfler  avec  force,  d'où  grossir, 
augmenter,  croître.  Or  il  arrive  souvent  à  souffler  de 
s'individualiser  en  enflammer,  d'où  brûler  et  briller  : 
voilà  pourquoi  vous  rencontrerez  souvent  hwâ  et  ses 
formes  secondaires  avec  les  valeurs  brûler,  briller,  être 
blanc,  être  pur,  être  bon,  etc.  •  KWI,  skr.  pi,  d'où 
KWIt,  skr.  çvit  ;  KU,  skr.  p,  d'où  KUbh,  skr.  çubh  et 
KUdh,  skr.  çudh^  etc.,  etc. 

H.  Chavée. 


BIBLIOGRAPHIE 


Hier  encore  j'avais  grande  envie  d'ouvrir,  par  une 
double  indiscrétion,  ce  bulletin  bibliographique.  A  ceux 
de  nos  lecteurs  qui  attendent  avec  impatience  la  publica- 
tion en  langue  française  de  bons  ouvrages  sur  les  appli- 
cations les  plus  utiles  de  la  linguistique  comparative 
indo-européenne  à  l'étude  et  à  l'enseignement  des  lan- 
gues classiques,  je  voulais  dire  tout  bas,  dans  le  tuyau  de 
l'oreille  :  Deux  ou  trois  mois  encore,  et  vous  aurez  une 
«Phonétique  »  des  langues  grecque  et  latine,  comparées 
entre  elles  et  avec  la  langue  sanskrite  ;  et  pour  que  vous 
n'eussiez  aucun  doute  sur  la  valeur  intrinsèque  de  l'ou- 
vrage, je  me  serais  contenté  d'ajouter  (un  peu  plus  bas 
eu:^ore)  le  nom  de  son  auteur,  j'aurais  nommé  M.  Frédéric 
Baudry,  Puis  je  vous  aurais  donné  un  aperçu  de  la  table 
analytique  des  matières,  afin  que  vous  comprissiez  sans 
peine  qu'il  s'agit  ici  du  livre  le  plus  complet  et  le  plus 
pratique  sur  le  parallèle  des  trois  plus  belles  langues  du 
monde. 

Non  content  de  cette  première  faute,  j'aurais  lâchement 
révélé  le  secret  d'une  lettre  que  m'adresse  le  savant  pro- 
fesseur à  l'université  d'Iéna,  M.  Auguste  Schleicher. 
Vous  savez  déjà,  peut-être,  que  l'auteur  du  Compendium 
der  vergleicJienden  Grammatik  der  indo-germanisc/ien 
Sprac/ien  a  publié  naguère  dans  ses  Beiiraege  etc.,  une 
jolie  fable  en  langue  aryaque,  Awis  alwàsas  la,  la  Bre- 
bis et  les  Chevaux  {ovis  equi-giie,  comme  sonnerait  le 


—  228  — 

latin).  Eh  bien!  mon  intention  était  d'annoncer  au 
monde  savant  cette  bonne  nouvelle,  que  ce  n'était  là 
qu'un  avant-goût  d'une  Chrestomalhie  indo-européenne 
dont  le  manuscrit  est  achevé,  et  qui  paraîtra  dans  le  cou- 
rant de  l'année  prochaine. 

Je  sais  bien  que  ce  n'est  pas  gentil  du  tout  d'être  indis- 
cret de  la  sorte;  mais  je  vous  aurais  dit  tout,  oui,  tout, 
ma  foi  ;  mais  j'ai  songé  aux  droits  inviolables  de  Dame 
Critique,  laquelle,  m'assure-t-on,  veut  expressément 
qu'un  livre  ait  paru  avant  qu'il  soit  permis  d'en  parler, 
soit  avec  blâme,  soit  avec  éloge.  Et  voilà  pourquoi  je  me 
tais,  quoi  qu'il  m'en  coûte.  C'est  si  beau  la  discrétion! 

H.  Chavée. 


Grammaire  générale  indo-européennej  suivie  d'extraits  de 
poésie  indienne,  par  F. -G.  Eichhoff.  —  Maisonnouve,  édi- 
teur. — 1867. 

Il  y  a  trente  ans  passés,  M.  Eichhoff  publiait  son 
Parallèle  des  langues  de  l'Europe  et  de  l'Inde.  On  sait 
de  quels  secours  fut  pour  l'avancement  des  études  phi- 
lologiques en  France  cette  synthèse  de  notre  système 
linguistique.  La  Grammaire  que  publie  aujourd'hui 
M.  Eichhoff  est  conçue  d'après  la  même  idée  générale  et 
procède  de  la  même  façon  synthétique. 

Dans  ce  nouveau  volume,  il  est  aisé  de  reconnaître 
quatre  parties  distinctes. 

La  première  traite  des  Sons  et  des  Lettres  (1 — 42),  et 
constitue  un  exposé  des  éléments  phoniques;  elle  contient 
un  résumé  de  la  question  paléographique  :  l'auteur  amis 
en  regard  des  caractères  grecs  et  latins,  les  types  phéni- 
ciens correspondants.  Les  premiers  ne  dérivent  pas  im- 


—  229  — 

médiatement  de  ceux-ci,  mais  la  filière  se  peut  restituer 
sans  trop  d'hésitation.  On  connaît  les  travaux  récemment 
publiés  sur  ce  genre  de  recherches  si  curieuses  (1);  les 
résultats  acquis  à  l'heure  qu'il  est  sont  trop  importants 
et  trop  assurés  pour  être  passés  sous  silence  dans  un 
livre  consacré  à  l'enseig-nement.  Les  quelques  pages  que 
j'ai  en  ce  moment  sous  les  yeux  sont  loin  à  coup  sûr 
de  pénétrer  à  fond  cet  intéressant  sujet  ;  elles  en  donnent 
au  moins  les  notions  fondamentales,  inconnues  à  tant 
d'humanistes. 

En  ce  qui  concerne  la  phonologie,  l'auteur,  au  milieu 
des  grandes  classifications  et  des  vues  d'ensemble,  a  le 
très  heureux  souci  de  relever  quelques-uns  de  ces  faits 
particuliers  si  déplorables,  tels  que  la  prononciation 
absurde  i  des  q  et  u  de  l'ancien  grec  ;  celle  non  moins 
ridicLile  ri  de  la  voyelle  r,  l'insertion,  dans  les  mots 
allemands,  d'un  h  privé  de  sa  valeur  aspirée  et  servant 
uniquement  à  marquer  les  syllabes  longues. 

La  seconde  partie  traite  de  la  déclinaison  et  de  la  con- 
jugaison, des  pronoms,  des  préfixes,  des  adverbes;  la 
troisième  est  consacrée  à  l'étude  des  racines  et  offre  un 
vocabulaire  étymologique. 

Je  ne  puis  discuter  ici  les  théories  et  les  rapproche- 
ments de  M.  Eichhoff.  Au  surplus,  à  peu  de  chose  près, 
ce  nouveau  volume  reproduit  les  doctrines  bien  connues 
du  Parallèle  de  1826. 

J'arrive  à  la  dernière  partie.  L'auteur  donne  en  quelque 
sorte  un  t  ableau  de  la  littérature  indienne,  et  reproduit 
un  certain  nombre  de  fragments  poétiques  tirés  du  re- 

(1)  Voir  la  très  intéressante  «  Introduction  à  un  mémoire  sur 
-a  propa  galion  do  l'alphabet  phénicien,  »  par  Fr.  Lenormant. 
iaris,  1866. 


—  230  — 

cueil  des  lois  de  Manou,  du  Ràmâyana,  du  Mahâbliârata, 
fragments  traduits  par  lui  en  hexamètres  latins.  Ce  que 
je  ne  saurais  assez  louer,  c'est  l'ardeur  qu'apporte 
M.  Eichlioff  à  faire  comprendre  la  grandeur,  la  beauté 
de  ce  génie  indien,  même  à  côté  du  génie  hellénique.  Je 
ne  saurais  résister  au  plaisir  de  reproduire  la  page  sui- 
vante : 

«  L'Inde  et  la  Grèce  s'éloignent  dans  les  manifestations 
«  de  leur  génie,  mais  non  dans  cet  élan  généreux,  dans 
«  cette  vive  ardeur  vers  le  beau,  qui  ont  produit  chez 
«  elles  tant  d'œuvres  excellentes.  Que  plus  tard  l'Inde, 
«  inférieure  en  goût,  quoique  supérieure  en  principes, 
«  ait  matérialisé  ses  images  dans  la  poursuite  stérile  de 
«  phénomènes  insaisissables,  pendant  que  la  Grèce  les 
«  idéalisait  sur  le  type  de  la  beauté  humaine,  l'origine 
a  n'en  est  pas  moins  la  même  ;  la  poésie  échappe  à  ce 
«  fâcheux  contraste,  et  ces  deux  grandes  littératures 
«  s'unissent  fraternellement  à  leur  berceau.  Analogues 
«  d'origine,  elles  le  sont  dans  leurs  développements 
«  principaux  ;  jamais  eljes  ne  s'écartent  l'une  de  l'autre 
«  au  point  de  ne  pouvoir  être  comparées  dans  les  limites 
«  de  la  nature  indienne  et  de  la  nature  grecque,  l'une 
«  puissante,  splendide,  gigantesque;  l'autre  tempérée 
«  dans  sa  forme  et  gracieuse  dans  sa  simplicité.  Un  bril- 
«  lant  anthropomorphisme  forme  la  base  de  leurs  my- 
«  thologies  ;  de  riches  et  poétiques  légendes  rap- 
«  prochent  les  divinités  des  deux  peuples  ;  leurs  actes 
«  sont  également  empreints  des  passions  les  plus  vives  et 
«  les  plus  émouvantes ,  alternative  souvent  inexpli- 
«  cable  d'égarement  et  de  noblesse,  toute  différente  de 
«  l'impassible  gravité  des  dieux  de  l'Ég-ypte  et  de  l'As- 
«  syrie.  Les  Grecs  sont  les  frères  des  Indiens  dans  leurs 
«  tendances  comme  dans  leur  langue,  parce  qu'ils  sont 


—  231  — 

«  leurs  frères  en  esprit,  en  sensibilité,  en  enthousiasme, 
«  parce  que  leur  imagination  féconde  eût  inventé  des 
«  types  analogues,  quand  même  la  communauté  de  sé- 
«  jour  n'eût  pas  jadis  uni  les  deux  nations,  à  l'aaroœ  de 
«  leur  existence,  sur  les  hauts  plateaux  de  l'Asie.  » 

A.  HOVELACQUE 


De  Vorigine  des  dénominations  ethniques  dans  la  race 
aryane^  par  M.  Jules  Baissac.  Maisonneuve^  éditeur. 

La  philologie  et  la  mythologie  comparées  sont  si  peu 
cultivées  en  France,  même  par  les  historiens,  qu'il  est 
toujours  agréable  de  voir  une  nouvelle  recrue  de  ces 
sciences  affirmer,  par  une  publication,  son  amour  pour 
de  semblables  études.  Le  champ  est  vaste  et  fécond,  bien 
que  peu  cultivé.  Il  y  a  là  de  quoi  faire  pour  un  travail- 
leur ;  il  y  a  là  de  quoi  découvrir  pour  un  chercheur. 
Aussi  félicité-je  grandement  M.  Jules  Baissac  de  sa  ten- 
tative. La  brochure  que  j'ai  sous  les  yeux  est  remplie 
d'aperçus  originaux,  d'hypothèses  brillantes,  de  combi- 
naisons ingénieuses.   Elle   démontre  une  vive  ardeur 
d'investigation    et  un  violent  désir  de  connaissances 
nouvelles.  Tout  cela  est  fort  louable  ;  mais  il  me  semble 
que  M.  Baissac  eût  pu  être  plus  réservé  dans  ses  étymo- 
logies.  Dans  sa  hâte,  bien  naturelle  du  reste,  d'arriver  à 
une  conclusion,  de  formuler  une  synthèse ,  il  s'est  laissé 
aller  à  un  grand  nombre  d'explications  hasardées.  Il  se- 
rait trop  long  de  citer  toutes  les  erreurs  étymologiques 
de  la  brochure  ;  il  y  a,  par  exemple,  tout  un  système  des 
plus  compliqués  sur  l'origine  des  Phrygiens,  qui  deman- 


—  232  — 
derait  une  réfutation  au  moins  aussi  étendue  que  tout  ce 
que  dit  M.  Baissac  sur  ce  sujet. 

Je  citerai  cependant  l'étymologie  de  slave  :  on  sait 
qu'en  russe  sloww  veut  dire  «  je  parle,  »  et  slawa  sig'ni- 
fie  «  la  gloire.  »  Or,  M.  Baissac,  qui  veut  voir  dans  tou- 
tes les  dénominations  ethniques  de  notre  race  un  sens  de 
lumière  et  d'éclat  et  en  même  temps  de  blancheur,  dit 
que...  «  dans  le  radical  slowo,  le  sens  de  parole  n'est  pas 
le  sens  originel.  De  même  qu'en  sanskrit  et  en  grec,  où 
nous  verrons  plus  loin  l'idée  de  parler,  se  développer  de 
celle  de  hriller  ;  ce  s^ns  est  dérivé  de  splendeur  ou  éclat 
contenu  dans  la  forme  slawa...  Certes,  plusieurs  fois  un 
verbe  au  sens  de  luire  a  pris  un  sens  àQ  parler-,  ainsi  le 
grec  çY][xi  est  pour  un  BHAmi,  aryaque  et  sanskrit  qui  si- 
gnifie «je  brille.  »  Mais,  dans  le  cas  de  slawa,  il  ne  s'est 
rien  passé  de  semblable  ;  il  existe  eu  aryaque  une  racine 
KRU,  skr.  cru,  qui  a  donné  au  skr.,  même  à  l'époque  vé- 
dique, gravas,  la  gloire,  en  grec  xAépoç  ou  xXéoç,  en  latin 
clamor,  et  en  slave  slawa  avec  changemeet  de  g  en  s,  et 
dans  cette  famille  aucun  mot  dans  aucune  branche  des 
langues  indo-européennes  n'a  jamais  représenté  une 
idée  de  lumière.  Je  le  répète,  si  l'espace  ne  me  manquait, 
je  citerais  un  grand  nombre  d'étymologies  aussi  et  même 
plus  hypothétiques  que  celle-ci. 

Ce  qui  manque  à  M.  Baissac,  c'est  le  respect  de  la  pho- 
nétique; ce  qui  l'induit  à  faire  des  étymologies  à  la  Mé- 
nage, c'est  qu'il  ignore  les  lois  qui  empêchent  telle  con- 
sonne radicale  de  se  transformer  en  grec  ou  en  latin  en 
telle  autre  consonne  donnée.  Ainsi  du  bh  aryaque,  qui 
ne  peut  être  en  grec  au  commencement  des  mots  qu'un 
ç,  et  en  latin,  un  h  ou  un/;  ainsi  du  dh  qui  forcément 
devient  un  0  grec,  etc. 

D'autre  part,  la  brochure  contient  une  fausse  théorie 


—  233  — 

du  nom  qui  est  bien  préjudiciable  aux  recherches  philo- 
logiques de  l'auteur.  <  Il  y  a  des  auteurs,  dit-il,  notam- 
ment les  grammairiens  de  l'Inde  et  la  plupart  des  sans- 
kritistes  d'Europe  qui  préfèrent  dériver  le  substantif  du 
verbe;  mais,  s'il  est  vrai,  pour  les  noms  abstraits  ou 
d'action,  qu'ils  sont  généralement  formés  des  verbes 
auxquels  ils  correspondent,  l'action  étant  postérieure  à 
l'initiative  de  l'agent  exprimé  par  le  verbe  proprement 
dit,  c'est  beaucoup  moins  exact  pour  les  mots  concrets, 
qui  sont  les  images,  et  conséquemment,  la  reproduction 
plus  ou  moins  immédiate  des  choses  elles-mêmes.  » 

Les  lecteurs  de  la  Revue,  qui  auront  lu  le  remarquable 
article  de  M.  Abel  Hovelacque  sur  la  dérivation  (voir  plus 
haut,  p.  166),  feront  aisément  justice  d'un  système  qui 
n'est  du  reste  appuyé  sur  aucun  argument  sérieux  dans 
la  brochure  dont  il  s'agit. 

Enfin,  je  ferai  observer  à  M.  Baissac  qu'il  eût  dû  étu- 
dier plus  attentivement  le  Rig-Véda;  s'il  l'eut  possédé 
aussi  bien  qu'il  possède  le  savant  ouvrage  de  Kuhn  sur 
Les  origines  du  feu  et  du  breuvage  céleste,  il  n'aurait  pas 
répété  le  mauvais  jeu  de  mots  qui  fait  venir  l'épithète 
d'Apollon,  7.u-/.£toç,  de  >.uy.Y],  lumière,  tandis  qu'il  vient 
bien  de  }.6y.oç,  loup,  comme  les  anciens  l'avaient  compris. 
Le  Rig-Véda  fait  deux  fois  mention  de  la  transformation 
du  soleil  en  loup  pour  s'unir  à  la  noire  Saranyu^  la  louve 
céleste.  (I,  116,  117.) 

Malgré  toutes  ces  critiques,  la  brochure  de  M.  Baissac 
dénote  un  esprit  curieux  d'études  peu  suivies  en  France, 
et  pourtant  bien  précieuses  pour  la  science  de  l'homme 
et  des  nations  diverses.  Mes  observations  elles-mêmes 
sont  une  preuve  du  cas  que  l'on  doit  faire  de  ce  petit  ou- 
vrage. Il  paraît  si  souvent  des  élucubrations  qui  ne  mé- 
ritent même  pas  la  lecture!  Ce  n'est  certes  pas  le  cas  du 

i6 


—  234  — 

travail  de  M.  Baissac;  le  temps,  l'étude  des  maîtres,  la 
méditation  patiente  des  textes  donneront  à  ses  œuvres 
une  exactitude  qui  ne  nuira  en  aucune  façon  à  leur  ori- 
ginalité. 

Girard  de  Bialle. 


Les  langues  mandêennes..  —  Die  Mande-Neger-Sprachen, 
psychologisch  und phonetisch  betrachtet, von  D''  H.  Stein- 
thal.  Berlin,  Duemmler,  1867. 

C'est  un  rude  piocheur  que  M.  Steinthal.  Philosophe, 
psychologue  et  ling-uiste,  il  est  le  vrai  continuateur  de 
Guillaume  de  Humboldt,  qui,  lui  aussi,  était  philosophe, 
psychologue  et  linguiste.  Comme  son  maître,  il  aime  les 
vastes  synthèses.  Ennemi  du  terre-à-terre  et  du  détail  à 
perpétuité,  il  s'élève  d'ordinaire  assez  haut  pour  voir 
beaucoup  de  choses  à  la  fois.  Sa  Caractéristique  des 
principaux  types  de  structure  du  langage  est  sans  con- 
tredit le  meilleur  ouvrage  que  nous  possédions  sur  le 
classement  des  langues  de  notre  globe  (1) . 

Au  congrès  philologique  de  Meissen,  en  1863, 
M.  Steinthal  avait  prononcé  sur  les  rapports  de  la  psycho- 
logie avec  la  philologie  et  avec  l'histoire  un  discours 
qu'il  développa  et  publia  l'année  suivante  en  une  forte 
brochure  in-8°  (2). 

Or,  le  psychologue  du  discours  de  Meissen  se  retrouve 

(1)  Characterîstik  der  hauptsaechlichsten  Typen  des 
Sprachbaues .  Berlin,  Duemmler,  1860. 

(2)  Philologie,  Geschichte  und  Psychologie  in  ihren 
gegenseitigen  Be!{iehungen ;  Ibid.  i8G4. 


-  235  - 

tout  entier  dans  l'œuvre  que  nous  sommes  heureux  d'an- 
noncer aujourd'hui  à  nos  lecteurs.  Ce  n'est  pas,  en  effet, 
pour  nous  apprendre  à  parler  et  à  écrire  la  langue  des 
nègres  mandéens  que  M.  Steinthal  a  laborieusement 
analysé  cet  organisme  spécial  de  la  pensée  humaine; 
c'est  pour  nous  faire  entrer  profondément  dans  l'âme  de 
cette  variété  de  notre  espèce,  et  l'auteur  a  raison  de  dire 
dans  sa  préface  que  son  livre  s'adresse  autant  aux  psy- 
chologues qu'aux  linguistes  de  profession. 

La  famille  des  langues  mandéennes  comprend  quatre 
dialectes  :  le  mandé,  le  vai,  le  soso  et  le  bambara.  Comme 
il  y  a  peu  d'années  qu'on  les  écrit,  leur  phonétique  était 
difficile  à  établir,  et  pour  l'extraire  des  observations  et 
des  manières  d'orthografier  des  Macbrair,  des  Koelle  (1), 
des  Wilhelm,  des  Dard,  etc.,  il  fallait,  je  le  reconnais 
volontiers,  une  singulière  finesse  d'esprit  et  d'oreille. 

Entre  a  eti  trois  nuances  à'e;  entre  a  et  u  (ou)  trois 
nuances  à'o  ;  plus  trois  voyelles  nasales  (une  moins  que 
nous)  ;  et  ces  variétés  vocaliques  sont  représentées  par 
des  caractères  gravés  tout  exprès  pour  la  chose. 

A  part  le  mandé  qui  n'a  pas  de  g,  les  trois  paires  d'ex- 
plosives (P-B,  T-D,  K-G)  sont  partout  au  complet.  Il  en 
est  de  même  des  trois  nasales  m,  n,  n,  —  des  deux  rou- 
lantes r,  ?,  —  des  semi-voyelles  y,  w  et  des  soufflantes 
^,  s.  Mais  si  le  vai  possède /et  t)  (comme  il  a  5  et  «),  le 
mandé  n'a  que  la  forte/,  tandis  que  le  soso  ne  possède 
ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  deux  soufflantes  des  lèvres. 

Quant  à  la  morphologie,  elle  semble  tout  entière  do- 
minée par  cette  seule  loi  :  En  dehors  des  pronoms  i,  toi, 

(1)  En  dehors  de  sa  Polyglotta  africana^  Koelle  a  écrit  en 
anglais  un  traité  de  la  langue  vai  :  Outlines  of  a  Grammar  of 
the  Vei'language.  Londres,  1854. 


-  236  — 

et  a,  lui,  il,  ce,  toute  syllabe  est  ouverte  avec  une  con- 
sonne d'attaque,  c'est-à-dire  qu'elle  commence  par  une 
consonne  et  finit  par  une  voyelle,  l'assonnance  nasale 
étant  considérée  comme  ne  fermant  pas  la  syllabe  :  la^ 
être  couché;  li  miel;  lo7i,  jour  ;  ba,  fleuve,  et  baba,  mer; 
si,  nuit,  et  sino,  dormir;  ta,  aller  et  a  ta-ia,  il  est  allé  ; 
bula,  laisser;  damuta,  se  taire;  dondola,  guêpe.  Vous  le 
voyez,  les  Mandéens  ont  des  mots  d'une,  de  deux  et  de 
trois  syllabes.  Les  vocables  de  quatre  syllabes,  comme 
kobarasa,  côte,  et  ceux  de  cinq,  comme  munneatinna^ 
pourquoi  {en  mandé),  sont  excessivement  rares. 

De  grammaire  proprement  dite,  point  la  moindre  trace. 
Les  mots  mandéens  sont,  en  effet,  privés  de  ces  formes 
variées  et  transitoires  correspondant  aux  divers  rapports 
qu'ils  soutiennent  souvent  entre  eux.  Un  exemple  :  La 
racine  verbale  entre  toute  nue  dans  la  phrase.  Franche- 
ment aoristique,  elle  est  à  tous  les  temps,  à  tous  les  modes. 
Ainsi  :  ^o,  dire,  formera  a  ho  (lui  dire),  il  dit  ;  a  ko,  il 
disait,  etc.;  fa,  venir,  donnera  a /a  (lui  venir),  il  vient, 
il  vint,  il  venait.  C'est  à  l'ensemble  des  circonstances  de 
préciser  tant  bien  que  mal  s'il  s'agit  du  présent,  du  passé 
ou  du  futur.  C'est  le  moment  d'ajouter  qu'un  certain 
nombre  de  mots  et  de  suffixes  remplace  çà  et  là,  comme 
en  chinois,  quelques-unes  de  nos  admirables  flexions 
indo-européennes.  C'est  que  ce  n'est  pas  le  tout  de  sentir 
et  de  comprendre  en  bloc,  il  faut  encore  que,  dans  leur 
ensemble,  les  facultés  artistiques  soient  assez  puissantes 
et  assez  éclairées  par  les  facultés  d'analyse  pour  mettre 
dans  la  parole  tout  ce  qui  est  dans  la  pensée, pour  donner 
à  chaque  élément  d'une  idée  complexe  un  représentant 
sonore  dans  ce  corps  syllabique  de  l'esprit  que  nous 
appelons  langue.  Et  n'oublions  pas,  je  vous  prie,  qu'il 
s'agit  ici  des  tendances  spontanées  des  besoins  intellec- 


—  237  — 

tuels  et  artistiques  de  notre  tête.  Il  y  a  l'instinct  de  l'in- 
tellig-ence,  comme  il  y  a  l'intelligence  de  l'instinct. 

S'il  n'y  a  pas  de  grammaire  proprement  dite  chez  ces 
bons  nèg-res,  il  y  a,  en  revanche,  une  syntaxe  et  une 
syntaxe  fort  orig-inale,  au  moins  par  son  incroyable  uni- 
formité. Toujours  le  sujet  ouvre  la  phrase,  même  dans 
L'iNTEaROGATioN.  Toujours  l'adjectif  vient  après  le  subs- 
tantif qu'il  qualifie  et  de  même  l'adverbe  suit  toujours  le 
verbe.  Après  le  sujet,  le  verbe  ;  après  le  verbe,  son  com- 
plément. Dans  la  syntaxe  des  propositions,  tout  dépend 
de  la  n.iture  des  conjonctions  employées.  Mais  ici, 
comme  la  plupart  du  temps,  nos  formules  les  plus  exac- 
tes ne  vaudraient  pas  quelques  phrases  empruntées  au 
dialecte  mandé.  Nous  choisissons  les  suivantes  dans 
l'ouvrag-e  du  savant  professeur  berlinois. 

A  ta-ta  minto-W?  Lui  allé-est  où-ce?  où  est-il  allé? 
Le  mut  ta  suffixe  sert  à  marquer  les  intransitifs. 

A  ta-ta  marseo-to.  Lui  allé-est  marché-vers,  Il  est  allé 
au  marché. 

A  kandia-ia-le  kunu.  Cela  chaud-était-ce  hier.  Hier  il 
faisait  chaud. 

A  to  ndil  De-liii  (son)  nom  quel?  Quel  est  son  nom? 

On  voit  que,  selon  la  phrase,  a,  lui,  est  au  nominatif 
ou  au  génitif. 

Si  l'instinct  du  langage  poussa  les  Mandéens,  comme 
il  poussa  Je  Sémites,  à  se  servir  de  M  pour  interroger 
{mu'iï,  en syro-arabe  :  mi,  qui?  wa,  quoi?),  les  deux  races 
furent  loin  de  se  rencontrer  dans  la  création  spontanée 
des  pronoms  de  la  première  et  de  la  seconde  personne  :  i 
qui,  dans  tout  le  sémitisme,  est  le  pronom  de  la  première 
personne  (cfr.  hébr.  an-i.  anôh-i^  je  moi,  el-i,  Dieu  de 


—  238  — 

moi)  (1)  est,  dans  tout  le  mandéisme,  le  pronom  de  la 
seconde  : 

Ilafi-ta  munne-la^  Tu  désires  (désirer)  quoi  ?  Qu'est-ce 
que  tu  désires? 

Iho  dit  Tu  dis  (dire)  quoi  ?  Que  dis-tu? 

J  hontinyo  Jln-ta.  De  toi  clievelure  noire-est.  Ta  che- 
velure est  noire. 

Du  génitif  i  de  toi  rapprochez  le  génitif  {in  peito)  a, 
de  lui. 

Comme  exemple  d'euphonie  (c'est  «  symphonie  a  qu'il 
faudrait  dire),  je  citerai  cette  phrase  familière  : 

Wo  di  n-na.  Cela  donner  à  moi-ce.  Donnez-moi  cela. 
Ici  la  particule  objective  la  organique  devient  na  par 
influence  du  n  du  pronom  la  première  personne. 

Avais-je  raison  de  dire  que  tous  les  psychologues  trou- 
veront à  tirer  du  curieux  volume  de  M.  Steinthal  une 
ample  moisson  de  graves  et  décisives  conséquences? 

H.  Chavée. 


Sur  quelques  formations  du  pluriel  dans  le   verbe  indo- 
germanique, par  Th.  Benfey  (2). 

On  sait  que  le  duel  est  une  simple  variante  du  pluriel. 
Dès  le  début  de  son  étude,  M.  Benfey  nous  remet  en  mé- 

(1)  Dans  mon  mémoire  Les  Langues  et  les  Races  (Paris, 
Chamorot,  1862),  p.  41,  j'ai  expliqué  comment  le  support  anok 
ou  anak  dans  anoki,  anaki,  moi,  était  seul  resté,  sous  les  for- 
mes anah,  ana',  pour  représenter  la  première  personne  dans 
quelques  dialectes. 

(2)  Uebcr  einige  Pluralbildungen  des  indogermanischen  Vcr- 
bum.  — Goetlingen  1807.  (Tiré  du  xiii"  vol.  des  Dissert,  de  la 
Soc.  roy.  des  sciences,  de  Goetlingen.) 


—  239  — 

moire  ce  fait  bien  connu  :  Le  vasi  organique,  première 
pers.  du  duel,  nous  reporte  au  masi  de  la  première  pers. 
du  pluriel  (se  rappeler  S3S  suffixes  mnt  et  mant);  l'élément 
de  la  seconde  personne  est  réductible  au  tvasi  (et  non 
tasi)  de  la  seconde  personne  du  pluriel. 

Les  trois  personnes  du  duel  et  les  deux  premières  du 
pluriel  ne  se  distinguent  de  celles  du  singulier,  ajoute 
M.  Benfey,  que  par  l'annexion  aux  dites  désinences  de 
l'élément  si.  Il  y  a  là  une  grosse  question  tranchée  par 
une  affirmation  gratuite. 

Sans  doute,  ma,  ta  sont  les  types  d'où  proviennent  mi, 
H  ;  mais  il  me  semble  difficile  d'admettre  que  ma  et  ta 
soient,  non  pas  l'origine  radicale,  mais  la  réalité  des 
éléments  personnels  du  singulier.  Ou  il  faut  admettre 
avec  M.  F.  Mûller  (Beitr.  ii  351  ss)  que  les  éléments  du 
singulier  sont  m,  s,  t  et  non  mi,  si,  ti,  et  tenir  simple- 
ment ^^  de  daclhâmi,  vfyr^\i\.  comme  signe  du  présent,  ou 
bien  il  convient  d'accepter  l'opinion  que  mi  est  simple- 
ment la  forme  active  de  ma,  ti  celle  de  ta.  (Voir  ci-des- 
sus mon  art.  sur  les  Eléments  de  la  Dérivation.) 

Je  n'admettrai  pas  davantage  que  la  forme  typique 
toute  première  de  la  troisième  pers.  du  pi.  ait  été  anta. 
Je  restitue  ici  non  pas  anti,  mais  nti.  11  est  évident  que 
si  un  thème  en  a,  par  ex.  bJiara,  le  sk.  eût  eu  à  joindre 
anti,  il  nous  eût  présenté  non  pas  hJiaranti,  mais  hha- 
rânii.  C'est  un  phénomène  sur  lequel  j'ai  eu  l'occasion 
de  ra'expliquer  plus  haut  au  sujet  de  la  prétendue  forme 
at,  ant  des  principes  actifs. 

Si  l'on  m'objecte  que  le  sk.  a  dit  stuvanti  ils  chantent, 
intercalant  précisément  un  v  euphonique,  à  cause  de  Va 
désinentiel,  je  répondrai  qu'ici  à  la  vérité  la  terminaison 
a  bien  été  anti  et  a  nécessité  dès-lors  l'intriuson  du  v  ; 
mais  j'ajouterai  qu'il  n'y  a  là  qu'un  fait  d'analogie  fondé 


—  240  — 

sur  une  méprise.  L'Indou  ne  vit  pas  que  dans  hharanti^ 
il  avait  affaire  à  un  thème  hJiara,  :  il  lui  sembla  que  c'é- 
tait tout  bonnement  à  la  racine  èhr,  bhar  que  s'annexait 
une  terminaison  anti.  On  comprend  comment  voulant 
joindre  cette  fausse  désinence  aux  radicaux  en  u,  malen- 
contreuse tendance  à  l'analogie,  il  dut  recourir  kun  v 
intercalaire  :  *stunti  eût  été  logique,  stiovanti  n'est  qu'un 
pastiche  barbare. 

M.  Benfey  donne  quelques  pages  fort  intéressantes  et 
instructives  à  l'examen  de  la  morphologie  de  son  pré- 
tendu anta.  Est-ce  ou  non  un  composé  dumdva,  c'est-à- 
dire  comprenant  plusieurs  vocables  simplement  juxtapo- 
sés? Si  oui,  M.  Benfey  préfère  à  la  dissection  an-ta  pro- 
posée par  M.  Schleicher,  celle  a-na-ta.  Il  est  manifeste 
que  M.  Schleicher,  tenant  comme  élément  simple  ce  pré- 
tendu an  est  à  côté  de  la  réalité. des  faits.  Il  n'y  a  aucun 
démonstratif  ana  :  les  vocables  sk.  anya^  antara  et  au- 
tres ne  présentent  qu'un  démonstratif  a  dérivé  par  un 
déterminatif  wfl^. 

Ici  commence  le  côté  vraiment  neuf  du  travail  de 
M.  Benfey.  La  désinence  de  la  troisième  pers.  plur.  du 
parfait  redoublé  sanskrit,  îcs,  est  pour  anti^  c'est  là  un 
fait  que  personne  ne  conteste  :  si  donc  hibhidus  ils  ont 
fendu,  est  pour  *bihîiidanii,  pourquoi  hibhidatJms  vous 
avez  fendu  tous  deux,  hihJiidatus  ils  ont  fendu  tous  deux, 
ne  seraient-ils  point  pour  *  bibJiidathanti,  *bibMdatanti  ?.. 
Le  parfait  redoublé  n'est,  au  bout  du  compte,  qu'un  pré- 
sent redoublé.  Or  si  cela  est  vrai,  si  thasi  est  né  de  ihanti, 
tasi  de  tanti,  rien  ne  s'oppose  à  ce  qu'on  assigne  une 
naissance  tout  analogue  à  l'élément  du  pluriel ,  onasi,  à 
celui  du  duel  vasi  :  le  premier  conduirait  à  un  organiquo 
mardi,  le  second  à  aariti.  M.  Benfey  arrive  donc  à  un  élé- 
ment rm^j  caractéristique  du  pluriel  et  du  duel,  sa  va- 


—  241  — 

riante.  C'est  à  la  désinence  propre  à  la  troisième  per- 
sonne du  pluriel  que  l'on  aurait  ainsi  demandé  la  dési- 
gnation générale  de  ce  nombre  et  de  son  provenant  le 
duel.  Et  d'où  vient  un  pareil  choix?  Abstraction  faite, 
dit  M.  Benfey,  des  noms  qui  par  eux-mêmes  dénotent  la 
pluralité,  dans  les  désinences  verbales  aucun  élément 
n'est  plus  apte  que  cette  troisième  pers.  du  plur.  à  carac- 
tériser la  multiplicité.  Comme  quoi  la  personne  en  ques- 
tion est  apte  de  sa  nature  à  déterminer  la  notion  plurale, 
nous  en  voyons  une  preuve  dans  la  façon  dont  est  formée 
en  grec  la  troisième  pers.  du  plur.  de  l'impératif  :  à  la 
personne  correspondante  du  singulier  rj-iéxw  qu'il  frappe 
TiÔîaOw  qu'il  se  pose,  s'annexe  simplement  la  troisième 
pers.  plur.  de  l'imparfait  du  verbe  in,  être  :  -'j--£xw-aav, 
TtÔ£cO(i)-(7av,  qu'ils  frappent,  qu'ils  se  posent. 

Je  ferai  remarquer  seulement  que  M.  Benfey,  en  ad- 
mettant encore  anti  et  non  nti  retombe  de  rechef  dans  la 
conception  inadmissible  d'un  a  élidé.  Supposons  que  la 
première  personne  du  sing.  de  l'aryaque  as  être,  soit 
asma,  si  l'élément  du  pluriel  est  anûi  devenant  asi,  j'au- 
rai à  la  première  pers.  du  plur.  asma-\-anii^=usmânti^ 
puis  asinâsi,  ce  qui  est  absolument  faux  :  nous  avons  tout 
bonnement  asmasi.  Au.  surplus,  cette  prétendue  élision 
m'a  déjà  occupé  tout  à  l'heure  et  je  n'insiste  pas. 

Avec  cette  forte  dose  de  conscience  qui  distingue  le 
moindre  de  ses  écrits,  M.  Benfey  consacre  à  l'étai  de 
divers  points  de  vue  secondaires,  auxquels  il  avait  dii  se 
placer  dans  l'exposé  de  sa  théorie,  la  dernière  partie  du 
traité  en  question.  A  l'égard  de  la  théorie  elle-même, 
est-elle  appelée  à  s'affirmer  par  des  faits  concluants, 
n'arrive-t-elle  qu'à  être  tenue  pour  un  ingénieux  para- 
doxe? Voilà  ce  que  je  n'ose  décider.  En  tout  cas,  passant 
sous  le  couvert  d'un  nom  aussi  considérablement  auto- 


—  242  — 

risé ,  elle  réclame  le  plus  sérieux,   le  plus  scrupuleux 
examen. 

A.    HOVELACQUE. 


Dans  le  nombre  des  ouvrages  de  philologie  récemment 
publiés,  nous  devons  recommander  spécialement  à  l'at- 
tention de  nos  lecteurs  une  monographie  de  M.  Ed. 
Lùbbert  sur  ces  formes  secondaires  faxim^  dederîm,  de- 
dero,  capso  et  autres  analogues.  Futur  et  passé,  conjonc- 
tif  et  optatif  passent  en  latin  de  ces  compromis  étran- 
ges qu'il  est  à  la  fois  indispensable  et  intéressant  d'étu- 
dier d'un  peu  près. 

(Grammatische  Studien.  —  P»"  Theil.  Der  Conjunctiv 
Perfecti  und  das  Futurum  exactum  in  aelteren  Latein. 
1867.  F.  Hirt,  in  Breslau.  A.  H. 


Dictionnaire  des  Racines  indo  européennes.  —  Wiir^el- 
Woerterbuch  der  indo  - germanischen  Sprachen ,  von 
Aug.  Friedr.  Pott.  2  vol.  in- 8";  Detmold,  Meyer,  1867. 

Qui  n'aime  les  encyclopédies?  Quel  est  l'esprit  labo- 
rieux qui  ne  voudrait  avoir  là  sous  la  main  tout  ce  qui 
a  été  cherché,  trouvé,  pensé,  discuté,  infirmé  ou  con- 
firmé sur  chacun  des  vastes  domaines  soumis  depuis 
des  siècles  aux  investigations  de  la  grande  curiosité? 
N'est-ce  pas  ce  besoin  général  des  grands  ensembles, 
des  Corpora  {Corpus  Juris)^  etc.),  des  Somfnes.,  etc., 
qui  explique  le  succès  de  tant  de  dictionnaires  univer- 


-  243  — 

sels  d'histoire,  de  géographie,  de  médecine,  etc.,  etc.  ? 

Quel  est  le  linguiste  qui  n'ait  rêvé  d'un  dictionnaire 
universel  et  comparatif  de  toutes  les  langues  indo- 
européennes?  Et  tenez,  en  songeant  à  tous  les  prodiges 
opérés  chaque  jour  par  le  parallèle  intégral  de  toutes 
ces  langues  sœurs,  sous  les  rigueurs  d'un  code  phoné- 
tique de  plus  en  plus  complet,  ne  vous  êtes-vous  pas 
mis  vous-même  à  faire  le  plan  d'un  registre  aux  actes 
de  naissance" de  tous  les  vocables  de  l'Inde,  de  la  Perse 
et  de  l'Europe?  Pourquoi  ne  mettrait-on  pas  sous  chaque 
racine  aryaque,  soit  verbale,  soit  pronominale,  tous  les 
produits  de  cette  racine  en  sanskrit  et  en  zend,  en  grec 
et  en  latin,  en  gaélique  et  en  kymrique,  en  gothique 
et  en  tudesque,  en  slavon  et  en  lithuanien? 

C'est  vrai!  Pourquoi  pas?  Ainsi  pensa  sans  doute 
M.  Auguste-Frédéric  Pott,  professeur  de  linguistique  à 
l'Université  de  Halle,  lorsqu'il  entreprit  l'œuvre  monu- 
mentale qu'il  a  complètement  refondue  dans  la  nouvelle 
édition  dont  nous  annonçons  aujourd'hui  les  deux  pre- 
miers volumes.  Ces  deux  énormes  fascicules,  compre- 
nant ensemble  1,379  pages,  ne  sont  pour  l'auteur  que 
les  deux  tomes  de  son  premier  «  Baiid  »  ayant  exclusi- 
vement pour  objet  les  racines  terminées  par  une  voyelle 
(a,  i,  u,  û,  v). 

L'érudition  de  M.  Pott  m'effraye.  Cet  homme  a  tout 
lu,  tout  compulsé,  la  plume  à  la  main,  non  pas  seule- 
ment pour  résumer  les  données  essentielles,  mais  encore 
et  surtout  pour  ramasser  des  détails  curieux  ou  piquants, 
un  mot  de  Girault-Duvivier  comme  un  mot  de  Cicéron. 
Comme  dirait  Maître  François,  le  professeur  de  Halle 
n'est  pas  uniquement  un  despumateur  de  vocables  et  un 
extracteur  de  quintessence,  c'est  encore  un  grand  ama- 
teur d'anecdotes  philologiques;  c'est  le  plus   amusant 


~  244  — 

des  linguistes,  je  parle  des  linguistes  qui  sont  amu- 
sants. 

Oui,  comme  répertoire,  je  ne  sache  rien  de  plus  pré- 
cieux que  ce  Wurzel-Woerieo'buch  de  M.  Pott.  Pour  ne 
parler  ici  qu'au  seul  point  de  vue  des  indianistes,  vous 
trouvez  là  très  habilement  combinés  et  Winlkins,  et 
Eosen,  et  Westergaard,  et  Bopp,  et  les  divers  glossaires 
de  Benfey,  et  le  grand  dictionnaire  sanskrit  de  Saint- 
Pétersbourg,  cités  en  anglais,  en  latin,  en  allemand,  etc. 

Mais  au  point  de  vue  de  la  critique,  ce  vaste  Thésaurus 
paraissant  en  1867,  est-il  bien  tout  ce  qu'il  pouvait 
être  ?  Je  suis  loin  de  le  penser.  Qu'y  manque-t-il  donc  ? 
Une  seule  chose,  l'unité  aryaque.  Ce  n'est  pas  sous  leur 
forme  sanskritique,  parfois  si  profondément  gâtée,  qu'il 
fallait  citer  et  coordonner  les  racines  indo-européennes, 
c'était  sous  leur  forme  commune,  originelle,  primitive, 
organique;  enfin,  sous  la  forme  invinciblement  affirmée 
par  le  parallèle  rigoureux  des  idiomes  congénères.  Dans 
un  dictionnaire  de  la  vieille  langue  des  Brahmes,  j'aime 
à  voir  citer  telle  quelle  une  prétendue  racine  jnâ,  con- 
naître ;  mais  en  tète  de  toute  la  famille  dont  le  vrai  père 
est  le  verbe  simple  GA,  fléchir,  d'où  rompre,  diviser^ 
tuer,  et,  par  image,  distinguer,  discerner^  connaître 
(voir  plus  haut,  p.  157,  §  10),  mettre  la  forme  contractée 
jnâ,  du  verbe  noiauvài  jânâ-mi,  cela  n'est  plus  sérieux. 
L'aryaque  GAna,  fléchi,  recourbé  (cfr.  latin  GEna,  la 
recourbée,  l'arquée),  frère  passif  de  l'actif  GAnu,  le  flé- 
chissant (cfr.  lat.  GEnu),  est  un  thème  nominal,  un 
dérivé  du  simple  GA  (de  la  tribu  de  GHA,  GHH,  GU, 
GR,  courber,  fléchir)  par  le  pronom  na,  un  simple  parti- 
cipe parfait  passif.  Quand  il  se  conjugue  en  GAna-mi,  il 
signifie  forcément  je  fais  des  GAna,  je  Distingue,  je 
Discerne,  je  coGnoi5,  je  sais,  cfr.  les  prétendues  racines 


—  S45  - 

md,  savoir,  et  vidh^  diviser,  le  lat.  putarej  couper  et 
penser,  etc. 

J'ai  pris  cet  exemple  entre  cent  pour  montrer  com- 
ment M.  Pott  ne  distingue  pas  entre  un  verbe  simple  ou 
monosyllabe  verbal  irréductible,  et  cet  être  de  raison 
que  les  grammairiens  appellent  racine.  Cette  confusion 
entre  corps  simples  et  composés  dans  la  chimie  de  la 
parole  ôte  au  Dictionnaire  du  célèbre  linguiste  ce  cachet 
de  profondeur  analytique  qu'on  était  en  droit  d'attendre 
de  l'un  des  plus  hardis  fondateurs  de  la  science  nou- 
velle. 

J'ai  pour  la  distribution  des  vocables  par  série  alpha- 
bétique tout  le  respect  qu'elle  mérite  ;  mais  il  me  semble 
que  des  classes,  des  ordres  et  des  tribus  naturels  des 
verbes  simples  aryaques  était  un  genre  de  classement 
digne  de  tenter  Tintelligence  et  le  courage  d'un  homme 
tel  que  M.  Pott. 

Souvent  deux,  trois,  quatre,  cinq  racines  ne  sont 
que  le  même  verbe  aryaque  à  différents  états.  Voici, 
par  exemple,  DHU,  souffler,  venter,  remuer  fortement, 
qui,  par  son  guné  dJiamâmi ,  donne ,  avec  m  =  v  ^ 
dhamâmi.  Ce  dhamâmi^  qui  est  aryaque  et  sanskrit, 
contracte  souvent  son  dhamâ  en  dhmâ.  Et  ces  bons 
grammairiens  hindous  de  traiter  ce  dhmà  comme  une 
racine  nouvelle,  ce  qui  est  pardonnable  ;  et  M.  Pott 
de  traiter  d'abord  (p.  185)  la  forme  dérivée  et  altérée 
dlimCi^  parce  qu'elle  se  termine  en  «,  pour  rejeter  à 
882  pages  de  distance  l'étude  de  la  forme  fondamentale 
DHU,  skr.  dliû,  ce  qui  n'est  pas  pardonnable  du  tout, 
parce  qu'elle  finit  en  î^  !!  Pour  Dieu  !  quod  natura  con- 
junxit  homo  non  separet.  Toujours  impitoyable  pour  les 
attractions  naturelles  des  vocables  entre  eux,  M.  Pott 
dispersera  aux  quatre  coins  de  son  dictionnaire  dw  et 


—  246  — 

dam,  yu  et  yam,  yu  et  yuj,  qui,  vous  le  savez  (et  M.  Pott 
le  sait  aussi  bien  que  nous),  sont  tous  de  très  proches 
parents  on  ne  peut  plus  désireux  de  la  vie  de  famille,  en 
dehors  de  laquelle  il  est  parfois  difficile  de  bien  appré- 
cier tous  leurs  mérites,  toute  leur  valeur  significative. 
Les  nuances,  M.  Pott,  les  nuances  ! 

Malg-ré  ces  réserves,  il  m'est  impossible  de  ne  pas 
applaudir,  et  de  tout  cœur,  à  la  vaste  entreprise  d'un 
savant  que  j'ai  volé  tant  de  fois,  et  que  je  me  propose  de 
dévaliser  encore  en  maintes  circonstances,  le  tout  sans 
vergogne  aucune,  mais  non  sans  une  profonde  et  sincère 
reconnaissance. 

H.  Chavée. 


Le  Gérant^ 
MAISONNEUVE. 


TABLE 


Pages 
Aryaque  et  Sanskrit,  par  M.  Michel  Bréal.  J2S 

Le?  Variations  du  V  aryaque,  par  M.  Jules  Oppert.  128 

Idéologie  positive.  —  Familles  naturelles  des  idées 
verbales  dans  la  parole  indo-européenne,  par  M.  H. 
Chavée.  138 

Les  Éléments  de  la  Dérivation,  par  M.  Abel  Hovelacque.        166 
Sur  la  Déclinaison  indo-européenne  et  sur  la  Décli- 
naison des  langues  classiques  en   particulier,    par 
M.  A.  de  Caix  de  Saint- Aymour  204 

Études  védiques,  par  M.  Girard  de  Rialle.  215 

Étymologie  aryo-romane.  —  Regret,  Regretter,  par 

M.  H.  Chavée.  223 

Bibliographie.  227 


ERRATA 


Page  ]  32,  ligne  20,  au  lieu  du  gr.  ZtS  (îo),  lisez  gr. 
piS  (îâ). 

Page  148,  ligne  25,  au  lieu  de  «  presses,  »  lisez 
«  presser.  » 

Page  152,  dernière  ligne,  au  lieu  de  bXpoç,  oXFottjT, 
lisez  oXpoç,  oXpoxïjT. 


Paris,  —  Typ.  Alcan-Lévy,  boul.  de  Clichy,  62 


REVUE 


LINGUISTIQUE 


PHILOLOGIE  COMPAREE 


PARIS.— TYP.     ALC  VN-I.ÉVY,  BOUL.  DE   CLICHY,  62. 


REVUE 


DE 


LINGUISTIQUE 

ET   DE 

PHILOLOGIE  COMPARÉE 

Recueil  trimestriel 

DK     DOCUMENTS     POUR     SERVIR     A     LA     SCIENCE     POSITIVE 

DES    LANGUES,    A    l' ETHNOLOGIE, 

A     LA    MYTHOLOGIE     ET     A     l'hISTOIRE 


TOME  PREMIER 
IIP  Fascicule  —  Janvier  jS68. 


■'^=^5^^^- 


PA  R  I  S 
MAISONNEUVE  ET  O»,    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

1 5  ,  QUAI     VOLTAIR'i    ' 


IDÉOLOGIE  POSITIVE 


FAMILLES  NATURELLES 


DES 


IDEES    VERBALES 

DANS     LA 

PAROLE  INDO-EUROPÉENNE 
2'»''  article 


En  ouvrant  cette  dissertation  sur  le  classement  des  idées 
verbales  indo-européennes,  j'ai  dit  comment  j'avais  été  con- 
duit à  la  découverte  de  la  seconde  des  deux  lois  qui  présidè- 
rent à  la  création,  d'ailleurs  toute  spontanée,  des  monosylla- 
bes verbaux  de  l'aryaque  ou  indo-européen  primordial. 

Remettre  en  sensation  l'idée  d'une  action  bruyante  ou 
sonore,  à  l'aide  d'une  syllable  imitative  du  bruit  ou  du  son 
qui  caractérise  ou  traduit  cette  action,  telle  est  la  loi  de  créa- 
tion d'à  peu  près  un  sixième  (une  cinquantaine  environ)  des 
verbes  simples  dans  la  parole  organique  et  commune  de  la 
plus  belle  des  races  blanches.  Cette  loi,  —  tout  le  monde  le 


—  254  — 

sait,  —  est  connue  depuis  longtemps  sous  le  nom  d'onoma- 
topée (1). 

Rappeler  une  action  muette  [comme  presser,  Jléchir,  ten- 
dre, étendre)  par  une  imitation  orale  de  l'effort  causatif  du 
mouvement  observé,  telle  est  la  loi  de  création  des  cinq  autres 
sixièmes  des  syllabes  verbales  simples  de  ce  même  parler 
aryaque. 

Par  l'inévitable  association  des  impressions  tactiles  et  vi- 
suelles perçues  au  moment  de  la  création  première  de  telle  syl- 
labe verbale,  l'idée  de  la  direction  du  mouvement  à  rappeler, 
c'est-à-dire  ici  la  notion  de  son  mode  spécial  de  convergence 
ou  de  divergence,  de  compression  ou  d'expansion,  ne  pouvait 
ne  pas  rester  inhérente  à  ce  geste  oral  destiné  désormais  à 
remettre  en  sensation  non-seulement  l'effort  plus  ou  moins 
énergique,  plus  ou  moins  prolongé,  senti  et  conçu  tout  à  la 
fois  comme  cause  de  ce  mouvement,  mais  encore  les  effets 
visibles  qui  en  sont  les  conséquences  nécessaires. 

Qu'il  soit  pJionomime  (mimant  ou  reproduisant  une  sensa- 
tion auditive),  c'est-à-dire  qu'il  naisse  selon  la  loi  de  l'ono- 
matopée proprement  dite,  ou  qu'il  soit  procréé  suivant  la  loi 
de  l'onomatopée  dynamomimique  (2),  le  monosyllabe  verbal 

(i)  Par  soi,  ce  mot  grec  composé  ne  signifie  que  facture  ou 
création  du  nom;  l'usage  lui  a  donné  le  sens  de  mot  né  d'une  ou 
plusieurs  syllabesjD/îo«omime50uimitatives  d'une  action  bruyante. 
Je  reprendrai  parfois  le  sens  étymologique. 

(2)  Qu'on  veuille  bien  me  pardonner  de  forger  ici  ces  mots 
nouveaux  pour  représenter  des  idées  nouvelles.  A  vrai  dire,  le 
terme  «  onomatopée  »  n'expose  que  le  but,  la  création  du  mot  ; 
tandis  que  la  phonomimique  et  la  dynamomimique  (qui  mime  la 
force  active  en  tant  que  sentie),  sont  les  deux  procédés  d'art  ins- 
tinctif, les  deux  moyens  d'imitation,  le  double  comment^  la  dou- 
ble loi  de  cette  création.  On  voit  que,  par  «  loi,  »  j'entends  le 
mode  d'action  déterminé  et  constant  d'une  cause  connue  ou  in- 
connue. 


—  255  — 

est  le  produit  spontané  d'une  même  cause  intellectuelle  ;  cette 
cause,  essentiellement  humaine,  est  le  besoin  de  reconnaître 
et  de  se  constater  à  soi-même  qu'on  sait  qu'on  perçoit  tel 
mouvement,  telle  action.  Ce  besoin  et  la  faculté  de  création 
qui  lui  est  proportionnelle  ne  disparaissent  jamais  entière- 
ment, môme  aux  époques  de  tradition  pure  et  simple  d'un 
langage  tout  fait.  Qui  de  nous,  à  certains  moments  de  surex- 
citation sensitive,  n'a  créé  soudain  quelque  syllabe,  soit  pho- 
nomimique pour  constater  ou  rappeler  la  perception  de  quel- 
que bruit  étrange,  soit  dynamomimique  pour  constater  ou 
rappeler  la  sensation  causée  par  quelque  étreinte  trop  vive, 
par  quelque  spasme  insolite,  etc.,-  etc? 

Mais  le  moment  n'est  pas  encore  venu  de  donner  aux  ques- 
tions d'art  instinctif  ou  spontané  que  je  soulève  ici  tous  les 
développements  qu'elles  comportent.  Qu'il  me  soit  seulement 
permis  d'accentuer  quelque  peu  l'expression  de  ma  pensée  au 
moyen  d'un  exemple.  Dans  le  groupe  d'orbservateurs  aryens 
où,  pendant  qu'on  faisait  des  STRAta  de  terre  ou  des  STRA- 
mina  de  feuilles  sèches,  fut  produit  pour  la  première  fois  le 
monosyllabe  verbal  dynamomimique  STP  (STAR  ou  STRA), 
étendre  (1),  ces  Aryas  créateurs  avaient-ils  ou  n'avaient-ils 
pas  conscience  d'une  dépense  de  force  (2)  plus  considérable  et 
plus  prolongée  que  celle  qu'ils  rendirent  tout  simplement  par 
TA,  tendre,  étendre ,  et  d'où ,  par  les  thèmes  nominaux 
TAnu,  étendant,  et  TAna,  étendu,  naquit  la  racine  secon- 
daire TAn,  TENdre,  éTENdre?  Aux  artistes  de  sentir,  de  com- 
parer et  de  répondre.  Mais  revenons  à  la  science  positive. 

(0  D'où  skr.  Slrnômi  et  strnâmi  l  gr.  orcpeu),  aiopvui^ , 
oxpwvv'jw;  \at,  sternere,  stravi,  stratum;  goth.  straujan,  ail. 
streuen,  angl.  to  strew. 

(2)  Tout  effort  est  une  application  et  une  dépense  de  la  force 
incessamment  reconstituée  par  le  système  nerveux  sous  Texcita- 
tion  du  système  circulatoire. 


—  256  — 

En  fait,  il  n'y  a  dans  le  langage  indo-européen  aucune  re- 
présentation directe,  soit  des  fonctions  du  goûter,  soit  de  cel- 
les du  flairer,  soit,  enfin,  de  celles  de  la  vue. 

Seules,  les  fonctions  de  l'ouïe  et  celles  du  tact  y  possèdent 
leurs  expressions  orales  propres. 

En  rapprochant  ces  faits  décisifs  de  la  double  loi  que  je 
viens  de  rappeler,  je  répéterai  donc  : 

Au  domaine  de  la  phonomimique  constituant  la  classe 
BRUIRE  se  réfèrent  les  imitations  orales  des  cris,  des  souf- 
fl.es,  des  râclements,  des  déchirements,  des  craquements,  des 
grattements,  etc. ,  etc.  C'est  là  que  l'oreille  commande  en  sou- 
veraine et  que  les  couleurs  de  la  voix  jouent  un  rôle  si  impor- 
tant, surtout  dans  la  reproduction  des  cris  des  animaux. 

Au  règne  beaucoup  plus  étendu  des  verbes  dynamomimes 
se  rapportent  toutes  les  imitations  d'efforts  qui  s'adressent  à 
la  sensibilité  tactile  générale  par  l'intermédiaire  de  l'ouïe. 
Tels  sont  d'abord  les  monosyllabes  verbaux  peignant  quelque 
mode  d'action  de  l'effort  compressif,  comme  presser  sur,  po- 
ser \Jiécliir^  tordre  ;  serrer,  condenser.  Telles  sont  ensuite  les 
syllabes  verbales  représentant  une  manifestation  de  l'effort 
expansif,  comme  tendre  vers,  aller;  étendre,  croître  ;  ré- 
pandre, semer,  couler. 

Dans  un  premier  article  (1),  j'ai  dit  quelles  furent  dans  le 
monde  des  verbes  indo-européens  les  individualisations  diver- 
ses subies  par  les  idées  verbales  génériques  Poser,  Fléchir, 
Serrer,  composant  à  elles  trois  la  classe  PRESSER  ou  la 
classe  des  idées  à  base  d'effort  compressif. 

A  ces  trois  idées  mères  constituant  la  classe  PRESSER 
sont  de  tous  points  opposées  les  trois  idées  génériques  résu- 
mant la  classe  TENDRE  ou  la  classe  d'idées  à  base  d'effort 

(i)  Voir  le  2«  fascicule  de  la  Revue  de  Linguistique,  p.  i38  et 
suiv. 


—  257  — 

expansif  :  ce  sont  tendre  vers  -aller  contrastant  avec  poser- 
établir  :  étendre  opposé  diJlécJiir,  répandre  opposé  à  serrer- 
condenser. 

Je  voudrais  bien  dire  avec  quelque  clarté  comment  se  font 
les  individualisations  dans  l'intérieur  de  la  classe  TENDRE. 
Permettez-moi  d'essayer. 

*  Classe  TENDRE. 

{ .  —  Genre  Tenre  vers  —  Aller. 


Quels  sont  les  éléments  logiques  contenus  dans  ce  terme 
aller  "f. 

Il  y  a  là  : 

1°  Effort  ou  application  de  la  force  ; 

2"  Obstacle,  mais  obstacle  vaincu; 

3"  Changement  de  place. 

Chez  les  êtres  vivants,  l'effort  et  l'obstacle  sont  dans  le 
sujet  qui  va  :  à  chaque  pas,  à  chaque  bond,  l'obstacle  se  re- 
présente pour  être  surmonté  de  nouveau. 

Souvent  l'obstacle  est  extérieur  au  sujet  dépensant  quelque 
chose  de  sa  force  pour  donner  l'impulsion  :  de  Va/aire  aller, 
individualisation  que  nous  trouvons  représentée  d'ordinaire 
par  mettre,  jeter,  envoyer  (mettre  en  voie),  comme  dans  I, 
skr.  î,  1"  aller,  2°  lancer  ;  I),  skr.  r,  \°  aller,  2"  faire  aller, 
mettre  en  mouvement,  émouvoir,  exciter;  Is,  skr.  is,  1° al- 
ler, 2°  envoyer,  lancer,  d'où  im,  javelot  [lAculum).  Qui  ne 
sait  que  jeter=jecter=jactare  est  un  verbe  dénominatif  issu 
àejacta  {jactus,  a,  tim),  participe  passif  de  lÂ-c-io,  je  fais 
aller,  je  jette,  de  YA,  aller,  l'une  des  trois  formes  revêtues 
par  I,  aller,  skr.  i,  lat.  ire,  etc.,  dans  la  conjugaison  mul- 


—  258  — 

tiple  à  laquelle  il  fut  soumis(l).  Vg,  qui  devient  Ag  et  RAg, 
lat.  Aoere  MBoere,  skr.  rj,  aj,  s'individualise  souvent  en 
diRloer,  conduire. 

De  tous  les  verbes  indo-européens  I  ou  YA  et  ses  substituts 
habituels  G  A,  GAM  et  1}  sont  ceux  qui  présentent  le  plus 
grand  nombre  d'individualisations  de  sens,  et  cela  s'explique 
par  le  seul  fait  qu'ils  possèdent  la  signification  la  plus  large, 
la  plus  vague,  la  moins  déterminée,  enfin.  Parmi  ces  parti- 
cularisations  de  sens,  il  en  est  une  vingtaine  qui  s'opèrent  à 
l'aide  d'une  ou  de  plusieurs  prépositions  (a^-ire ,  ab-ire, 
trans-ire,  sub'ire,co-ire,  etc.);  mais  ce  n'est  pas  de  celles-là 
qu'il  s'agit  dans  ce  travail.  Les  autres  individualisations, 
celles  qui  naissent  du  mouvement  successif  de  la  pensée,  sans 
changement  essentiel  dans  le  corps  du  vocable,  proviennent 
toutes  ici  de  Ja  prédominance  plus  ou  moins  exclusive,  dans 
l'esprit  du  parleur,  de  l'une  des  trois  idées  corrélatives  conte- 
nues dans  les  verbes  simples  I,  GA,  GAM  (r=rGAW=GU), 
R ,  aller.  Ces  trois  idées  sont  celles  des  deux  termes  extrêmes 
du  mouvement  exécuté  et  celle  du  milieu  ou  du  chemin  qui 
sépare  le  point  de  départ  du  but  ou  du  point  d'arrivée.  En  re- 
présentant par  D  le  point  de  départ,  par  A  le  point  d'arrivée, 
et  par  G  le  chemin  parcouru  de  l'un  à  l'autre,  nous  aurons 
la  figure 

D G A 

Quand  la  notion  figurée  par  D  préoccupera  la  pensée  au 
point  d'effacer  en  quelque  sorte  les  autres  rapports  accessoi- 
res représentés  par  G  et  par  A,  I,  GA,  P,  etc.,  signifieront 
1°  s'en  aller,  partir  et,  par  euphémisme,  mourir  ;  2"  quit- 

(i)  Fléchi,  d'après  les  procédés  de  la  l''^  conjugaison,  1  donne 
ar,  et  skr.  ayâmi  (lat.  eo=  eiomi)^  je  vais;  d'après  la  deuxième, 
il  devient  AImi,  sk.  êmi,  gr.  £T[j,t,  je  vais;  et  d'après  la  sixième, 
ar.  et  skr.  yâmi,  je  vais. 


—  259  — 

ter,  laisser,  abandonner.  A  côté  de  skr.  yâmi,  je  vais,  et 
de  yâmi^  je  pars,  il  faut  placer  les  participes  passifs  skr.  ita 
et  gâta ^  mort,  perdu.  Tous  les  indianistes  se  rappelleront  ici 
ce  beau  distique  du  Râmâyana  (VI,  92,  61)  : 

Gatâsur  gatavêgo  '  sau  ralsasêndrô  gatadyuWi 
Papàta  lyandanâd  Ihûrnav,  vrérô  vajrahaiô  yathâ. 

Sans  vie,  sans  vigueur,  sans  éclat,  lui,  ce  roi  des  Raksasas, 
tomba  précipité  (de  son  char)  sur  le  sol,  comme  Vrtra  frappé 
de  la  foudre. 

Si  je  mentionne  sk.  êta  (ar.  AIta),  gunéde  ita,  trépassé, 
c'est  uniquement  pour  en  rapprocher  êtana,  la  mort,  le  dé- 
part de  cette  vie.  On  se  souviendra  sans  doute  ici  du  êsêaxsv 
des  Grecs,  du  sono  ito  (je  suis  un  homme  mort)  des  Italiens, 
du  he  is  gone  des  Anglais,  etc. ,  etc. 

Quand  s'en  aller,  qui  est  subjectif,  s'adjoint  un  rapport 
d'activité  avec  le  point  de  départ,  il  devient  objectif  et,  de  la 
sorte,  s'individualise  en  quitter,  laisser.  Voici,  par  exemple, 
F,  aller,  s'en  aller,  qui,  par  un  thème  nominal  Pka,  parti, 
donne  la  racine  secondaire  RIk,  quitter,  abandonner,  skr. 
rie,  lat.  lie,  liq,  linq-uere,  goth.  lif-nan,  gr.  \vk,  XetTu-eiv, 
lith.  liek-mi,  je  laisse.  Voici  encore  un  })arent  collatéral  de 
GA,  aller,  le  verbe  simple  GHA,  qu'on  retrouvera  plus  loin 
avec  le  sens  cY étendre  et  cV ouvrir,  et  qui,  dans  le  genre  al- 
ler, signifie  s  en  aller,  laisser,  délaisser.  Par  une  loi  pa- 
thologique bien  connue,  l'explosive  femelle  G  tombe  devant 
la  sifflante  H  dans  sk.  M  pour  ghâ,  d'où,  jahâti  (cfr.  dadâmi, 
S(5o)[j.t,  etc.,  S*-"  conjug.)  il  s'en  va,  il  laisse,  h/tna,  l'abandon, 
hâni  et  apahûni,  la  perte,  la  disparition,  le  manque. 

Lorsque  G  l'emporte  sur  D  et  sur  A,  lorsqu'il  s'agit,  en 
partant  de  n'importe  où,  de  parcourir  telle  voie  déterminée 
pour  arriver  à  n'importe  quel  but,  le  langage  nous  montre  la 


—  260  - 

poursuite,  la  c/iasse,  la  recherche  et,  par  une  assimilation 
d'idées  qu'il  opère  à  l'aide  de  l'esprit  de  causalité,  le  besoin, 
le  désir.  A  côté  de  son  î,  aller,  le  sanskrit  présente  son  î, 
poursuivre,  désirer,  implorer  {tmm  î-maM,  nous  te  recher- 
chons, nous  t'implorons,  disent  à  leurs  dieux  les  chantres  vé- 
diques). C'est  principalement  sous  la  forme  inchoative  Isk 
que  le  verbe  I,  aller,  signifie  poursuivre,  chercher  à  attein- 
dre, désirer,  skr.  ich  (1),  et,  dans  le  skr.  classique,  icch  ; 
lithuan.  ïeszhau,  je  poursuis,  je  recherche,  russ.  iszczu  ; 
tud.  eiscôn,  rechercher,  interroger,  demander,  anglo-sax. 
(Bscjan,  angl.  to  ash;  gaël.  aisk,  requête,  demande,  prière. 
On  a  démontré  que  le  verbe  Isk  ou  ich  déterminé  par  le  pré- 
fixe pra  dans  le  composé  praisk,  praikh,  Y>^is  pr  ace  h  ou 
prch  est  représenté  dans  la  langue  latine  et  par  praecor  ou 
precor,  et  ])Sir  poscere  pour  porscere  {\xi(\./orscân^  ail.  /or- 
schen),  et,  enfin,  par  rogare  pour  progare  (cfr.  redi  pour 
predi  r^prati).  Soit  dit  pour  faire  apercevoir  de  loin  le  vaste 
domaine  des  individualisations  de  I,  aller. 

L'inchoatif  Isk,  skr.  ich,  que  nous  venons  de  voir,  com- 
plète ses  temps  à  l'aide  du  désidératif  Is,  skr.  is,  lo  aller, 
2°  poursuivre,  désirer,  d'où  isti,  le  désir.  Enfin,  dans  sa 
forme  secondaire  yâc  (thème  YAka),  le  verbe  yâ  n'a  que  le 
sens  de  poursuivre,  rechercher,  désirer. 

Viennent  en  troisième  lieu  les  individualisations  non  moins 
nombreuses  amenées  par  l'exclusive  préoccupation  du  but  ou 
du  point  A.  De  là  les  particularisations  jo^Jî^ewir,  arriver,  at- 
teindre, obtenir,  trouver,  comme  dans  I,  skr.  i  eiî,  attein- 
dre, obtenir,  gagner,   trouver  {suhham  êtum,  obtenir  la 


(0  SK  se  change  d'abord  en  KS,  qui  devient,  par  la  substitution 
de  la  sifflante  gutturale  à  la  sifflante  dentale,  KH—  KS,  et  ce  KH 
est  souvent  représente  en  skr.  par  ch^  comme  K  l'est  par  c. 


—  261  — 

félicité,  trouver  le  bonheur  (l).GAM,  aller,  suit  le  même  res- 
serrement d'idées  quand  il  signifie,  sans  l'addition  d'aucun 
préfixe,  gagner,  atteindre,  obtenir.  Mais  de  ces  verbes  au 
sens  d'aller,  c'est  J\  ou  AR  qui  revêt  le  plus  souvent  le  signe 
du  but  auquel  on  touche  :  skr.  artum,  aller,  et  artum,  at- 
teindre, obtenir. 

Quand  ce  but  à  atteindre  est  le  parleur  lui-nlême  ou  quel- 
que point  du  lieu  qu'il  habite,  aller  s'individualise  en  venir, 
et  c'est  ainsi  que  l'aryaque  GAM,  aller,  n'a  plus  que  le  sens 
de  venir  dans  l'allem.  hommen,  dans  l'angl.  to  corne,  etc. 

Enfin,  cette  arrivée  au  terme  de  Vallée  ou  de  la  venue 
impliquant  souvent  un  nouveau  mode  d'être,  l'entrée  dans 
un  nouvel  état,  aller  s'individualise  en  devenir,  tourner  à, 
se  cJianger  en,  et  cette  particularisation  de  sens  n'appartient 
pas  seulement  aux  langues  anciennes.  On  sait  avec  quelle 
élégance  les  Italiens  forment  leur  verbe  passif  à  l'aide  de 
vendre  prenant  la  signification  de  devenir,  se  changer  en,  et 
du  participe  passé  du  verbe  :  Questa  casa  venue  distrutta 
dai  masnadieri. 

Dans  nos  études  sur  les  assimilations  d'idées,  nous  verrons 
quelques  images  fort  intéressantes  empruntées  aux  verbes  du 
genre  aller  et  de  la  classe  TENDRE.  Ainsi  la  vie,  dont  l'un 
des  caractères  est  le  mouvement  spontané,  sera  rendue  par 
se  mouvoir,  et  GI,  skr,  j/ï,  frère  de  GHI,  aller,  se  mouvoir, 
skr.  Jd,  par  un  thème  GIwa,  plein  de  mouvement,  donnera 
la  racine  secondaire  GIw,  skr.  jîv,  lat.  viv-{  —QVIV),  gr. 
py:-(3tj:oç)  pourj:tp=YFtF,  goth.  qviv-,  litli.  gyw.  Vivre  (2), 


(i)  Rappelez-vous  le  lat.  invenire,  trouver,  qui  n'est  lui-même 
qu'une  individualisation  prépositionnelle  de  venire,  au  sens  di- 
rect de  venir  sur,  rencontrer. 

(2)  Un  jour  viendra  où  les  indianistes  lexicographes,  compre- 
nant mieux  le  mécanisme  de  la  dérivation  et  de  la  conjugaison, 
qui  est  encore  de  la  dérivation,   ne  sépareront  plus  GI,  skr.  ji, 


—  262  — 

être  vivant.  Chose  étrange  !  la  mort  elle-même  trouvera  par- 
fois son  image  dans  un  verbe  de  ce  genre  et  de  cette  classe. 
Est-ce  quejacere,  jacio,  jeter,  enfant  de  YA  ou  I,  aller,  n'a 
pas  produit  jacêre,jaceo,  gésir,  être  jeté  là,  et  le  «  ci  gît  » 
de  nos  tombeaux  ?  Est-ce  que  les  verbes  AS  et  SI,  jeter,  lan- 
cer, n'arrivent  pas,  eux  aussi,  à  représenter  le  repos,  la  po- 
sition, l'immobilité  comme  le  résultat  d'une  projection  par- 
venue à  son  terme? 

Les  images  de  l'assentiment  donné  au  départ  ou  à  la  libre 
activité  d'un  inférieur,  sont  empruntées,  à  leur  tour,  à  des 
individualisations  de  MI,  aller,  faire  aller,  de  SI,  jeter  (faire 
aller), etc.  Rappelez-vous  la  perMIs-sion,  de  Mli-t-ere  ^voir 
plus  haut,  p.  257);  le  congé=conget  (vieux  franc. )=coMJat 
(provenç.)=comJ/"^(/)<ï^-î^s  (lat.)dei/^â;re  ;  \eSIneo'e  (SI 
d'après  la  IX^  cl.)  SIno,  permettre,  des  Romains,  etc,  où 
l'idée  de  l'autorisation  et  de  la  liberté  octroyée  s'incarne  dans 
celle  Refaire  aller  soi-même^  envoyer. 

Je  passe  sous  silence  les  images  ou  jeter,  s'individualisant 
en  jeter  bas^  détruire^  rappelle  l'effroi  jiar  la  destruction  qui 
le  provoque,  comme  dans  lat.  metus,  l'effroi,  la  crainte,  père 
de  metuere  et  fils  de  metere,  abattre,  couper. 

2.  —  Genre  Étendre  —  Grandir. 

Étendre  est  opposé  à  JtécMr-coîirber  comme  aller^  que 
nous  venons  de  voir,  contraste  ayecposer-établir.  Ce  bras 
qui  était  ^écM,  je  V étends  par  un  effort  expansif,  et  mon 


exciter,  animer  (faire  aller,  mouvoir),  qui,  d'après  la  5«  conju- 
gaison, donne  Jinv-âmi  parle  thème  ymM=GlNU,  faisant  aller, 
excitant,  du  verbe  Ghv,  vivre,  lequel  est  ù  Gl  comme  DIw  est  à 
DI,  comme  Plw  est  à  PI,  etc.,  etc. 


—  2m  — 

geste  oral  naîtra  tout  à  la  fois  de  la  conscience  de  cet  effort  et 
de  l'observation  de  ses  effets. 

1.  —  Et  voilà,  tout  ce  qui  est  fléchi,  plissé,  inégal,  rabo- 
teux, ridé  trouvera  l'expression  de  son  contraire  dans  des 
verbes  au  sens  de  tendre-étendre  s'individualisant  ainsi  en 
niveler^  aplanir.  La  plaine=PLAw«  et  le  pré==PRA^ï^m, 
le  jilat  et  le  plateau^  la  place,  la  planche  et  le  plan  sont  au- 
tant de  fils  et  de  filles  du  même  verbe  PH  ou  PRA,  étendre- 
aplanir.  Ici,  la  métaphore  créa  l'interPRÉTAtion  (skr.  pra- 
thayâmi^  manifestumfacio),  cette  sœur  de  VQuplicdXïon  qui 
fait  disparaître  les  plis  pour  simjo^ifier  ce  qui  était  compli- 
qué, et  du  déue^ppement  qui  force  à  sortir  de  ses  voiles  et 
de  ses  enîje/oppes  la  forme  ou  la  vérité  jusque-là  dérobée  au 
grand  jour. 

2.  —  Oui,  ce  qui  était  contenu  dans  le  germe  (ovule  fécon- 
dée) se  développe  et  se  développera  progressivement  par  les 
énergies  inhérentes  à  ce  germe,  sous  l'excitation  et  aux  dé- 
pens des  milieux,  c'est-à-dire  des  autres  êtres  au  sein  des- 
quels il  est  placé  :  il  croîtra,  il  grandira.  Cette  nouvelle  in- 
dividualisation de  l'idée  étendre  se  particularise  aisément 
dans  les  notions  d'élévation,  terme  de  l'accroissement,  et  de 
ligne  droite,  d'où,  par  image  rectitude,  bien,  par  suite  de 
la  direction  habituelle  de  la  pousse  des  arbres.  Le  verbe  sim- 
ple P  ou  AR,  croître,  s'élever,  et  sa  forme  secondaire  ou  dé- 
rivée Pdh,  ARdh  ou  Adh,  RUdh  (skr.  ruh)  se  rencontrent 
aussi  fréquemment  que  ]\  ou  AR,  aller,  diriger,  atteindre. 

3.  —  Tous  les  êtres  vivants  ont  une  double  mission  :  se 
conserver  et  se  développer.  Appliquez  ces  idées  à  l'espèce  et 
vous  aurez  étendre  la  race,  engendrer,  produire,  d'où  naî- 
tre. S'il  y  a  un  GA,  tendre  vers,  aller,  skr.  gâ,  il  y  a  un  GA, 
étendre,  propager,  skr.  gâ  dans  ja-gâ-ti,  il  produit,  il  crée, 
il  propage,  d'où,  par  le  thème  GAna  (participe  passif  du  par- 
fait) la  racine  secondaire  GAn,  skr.  jan,  gr.  -j-sv-  dans  Yévoç, 


-  264  — 

Y£V£Tî^p,  Yt-Y^-o-iJ-ai  pour  -^i-^f^o^Kœ.^  etc.,  lat.  gen-  dans  gemis, 
genitor,  gi-gn-o  pour  gi-gen-o,  etc,  -goth.  £^In-  dans  Mnan 
et  Jiinnan^  produire,  engendrer,  et  hein-  dans  heinan,  ger- 
mer, pulluler,  dont  il  faut  rapprocher  le  Kind  des  Alle- 
mands, en  angl.  cliild,  et,  dans  la  même  langue,  hin  et 
liind,  ce  dernier  traduisant  à  la  fois  genus  et  generosus.  La 
prolongeable  N  a  fait  tomber  le  G  qui  la  précédait  dans  im- 
tus  pour  gnatus  (souvenez-vous  de  co-gna-tus  où  le  préfixe 
empêcha  la  perte  du  G),  nasci^  natura  pour  gnasci,  gna- 
tura  pour  genatus,  genasci,  etc. 

La  même  individualisation  se  retrouve  dans  des  produits 
des  verbes  DUgh,  étendre,  skr.  duli  ;  BIJgh,  étendre,  créer, 
d'où  le  nom  du  créateur  Brahmâ  ;  MA,  étendre,  créer,  skr. 
ma,  d'où  le  beau  nom  de  la  ïahre:=imater,  skr.  mâtr,  créa- 
teur et  créatrice,  comme  nous  le  montrent  les  védas  ;  TA  ou 
TAn,  étendre,  créer,  procréer,  akr.  tan,  d'où  tanya,  fils,  etc. 
Nous  verrons  plus  tard  comment  l'idée  (ïêtre  puissant  s'as- 
simile parfois,  surtout  dans  les  dérivés  de  GAn  et  de  DUgh,  à 
celle  d'engendrer. 

4.  —  Tirer,  traire,  traîner  sont  des  particularisations 
de  tendre,  étendre,  que  reproduisent  partout,  dans  le  sys- 
tème indo-européen,  les  formes  dérivées  de  DU  ou  DHU, 
étendre ,  tirer ,  DUgh  et  DUk  ,  skr.  duh  dans  dog-dU 
(=DAUg-tih),  il  tire, il  extrait,  il  tr&it  {eïicere^  mu!  gère), -lat. 
duc,  dans  ducere,  dux  pour  ducs,  etc.  ;  c'est  le  DUk,  lat. 
dite,  que  reproduit  le  goth.  dans  son  tiuhan,  ail.  ziehen, 
mais  c'est  DHUk  frère  de  DHUg,  d'où  le  gr.  OuYa-rr^p,  qui  lui 
a  donné  son  dauhtar,  fille,  allem.  Tochter,  angl.  daughter, 
la  proDUctrice,  la  nouvelle  mater  (voir  plus  haut,  p.  264), 
cfr.  pitr,  père,  et  IJiràtr^  frère,  defà  et  de  bhr^  protéger, 
nourrir  (1). 

(0  Je  ne  rejette  pas  comme  impossible,  mais  je  regarde  comme 


—  265  - 

5.  —  Etendre  une  substance  sur  une  surface  en  combi- 
nant un  effort  de  pression  relativement  faible  avec  l'effort  ex- 
tensif  de  traction,  c'est  tantôt  enDUIre  (IN+DUcere), 
oindre^  tacher,  tantôt,  à  force  de  varier  la  surface  frottante, 
c'est  essuyer,  purifier,  nettoyer.  Et  comme  la  condition  sme 
quâ  non  de  l'extension  d'une  substance  est  le  peu  de  cohésion 
de  ses  molécules,  être  mou  et  amollir  sont  encore  des  indivi- 
dualisations d'étendre  se  référant  à  la  même  catégorie.  SMI, 
SMFI  et  Mlj,  MAR,  MRA  avec  leurs  formes  secondaires 
MI'd,  MRAd  et  Ml] G,  MARg,  MRAg  et  (avec  A=R  et 
U=î])  MAg,  MUg  sont  les  verbes  arj'aques  les  plus  impor- 
tants au  sens  d'enduire.,  frotter,  amollir.  Yoici,  pour  ne 
citer  que  des  représentants  latins,  quelques  variations  de  ces 
mots  organiques  :  mergere,  mulgere.,  mulcere,  mungere., 
mollis,  {m)laxus,  {m)lenis,  marcere,  malus,  dont  le  sensdi- 
rect  e&i.enduit,  taché,  skr.  malas,  «,  am. 

6.  —  Une  huile  quelconque,  de  la  graisse,  une  couleur, 
tel  était  tout  à  l'heure  l'élément  d'individualisation.  Une  peau 
d'animal,  de  la  paille,  un  tapis,  une  toile,  tel  est  le  nouvel 
instrument  individualisateur  de  notre  idée  générique  étendre. 
Là,  on  arrivait  à  peindre  par  enduire,  témoin  l'allem. 
mahlen  ;  ici,  on  aboutit  à  coîivrir  par  tapisser.  Il  me  suf- 
fira, pour  être  bien  compris,  de  rappeler  STJjl  ou  STAR,  skr. 
str,  étendre  et  couvrir;  gr.  cToplo),  crépvjjjii,  cTopévvu[ji.'. , 
arpwvvLiw;  lat.  sternere  (cfr.  skr.  strnâti)  ;  avec  storea, 
stratum,  stramen,  etc.,  goth.  straujan,  ail.  streuen,  dont 
il  faut  rapprocher  et  streu.,  litière,  et  i<troh,  paille,  angl. 
strew  qui  appelle  straw. 

L'idée  que  ce  qui  couvre  maintenant  le  sol  était  naguère 
debout,  donna  l'individualisé  coucher,  ahattre.,   renverser. 


très  douteuse  l'interprétation  du  skr.  duhitr  et  de  ses  correspon- 
dants par  celle  qui  trait  les  vaches  et  les  chèvres. 


i8 


—  266  — 

se  pro^TEY^ner.  La  Mort  y  trouva  l'une  de  ses  images,  et  par 
l'effroi  quelle  cause  eut  alors  dans  co')iii'YER7iaiion  l'un  de 
ses  signes  les  plus  expressifs. 

Le  verbe  par  excellence  de  la  classe  TENDRE  et  du  genre 
Étendre  est  le  monosyllabe  verbal  TA,  tendre,  étendre,  père 
des  deux  formes  dérivées  TAn  et  TAp.  TAn  nous  a  donné 
par  lat.  TEN-Dere,  s'individualisant  en  couvrir  notre  ten^^ 
(forme  du  participe  passif)  et  nos  i:Kstures  (participe  futur, 
cfr.  peinture,  sculpture^  etc.);  puis,  par  gr.  -i-r^z,  nos 
TAPW,  nos  tapisseries  avec  les  tapissiers  qui  tapissent. 
L'idée  à'humhle  et  de  bas  est  fort  bien  rendue  par  TaTreivc;, 
un  parent  de  xaTTY;;. 

On  le  voit,  dans  la  classe  des  monosyllabes  qui  peignent 
les  actions  à  base  d'effort  expansif,  TA,  d'où  TAn,  revient 
souvent  avec  des  particularisations  diverses  de  valeur  signi- 
ficative. Tout  à  l'iieure,  TA  ou  TAn  arrivait  à  couvrir  en 
passant  par  étendre  ;  eli  bien,  k  un  troisième  degré  d'indivi- 
dualisation, il  parvient  à  TE'sir,  conTEmr,  envelopper 
(couvrir  tout  autour).  L'organique /«wâjy^mii,  je  fais  ou  je 
rends  couvert  ou  tendu  tout  autour,  devint  en  latin  teneo 
pour  teneiômi. 

7.  —  A  force  d'étendre  et  d'étendre  encore  sous  le  mar- 
teau cette  lame  de  métal,  vous  la  rendrez  déplus  en  plus 
mince,  de  })lus  en  plus  TÉNue.  Et  voilà  comment  atténuer, 
anmicir^  forger^  sont  deux  espèces  nouvelles  dans  le  genre 
Étendre  et  dans  la  classe  TENDRE.  Cette  façon  de  tra- 
vailler en  les  éTENdant  les  cor})s  Ductiles  (DUc,  étendre, 
tirer,  §  4)  a  été  fort  bien  rendue  par  les  monosyllabes  verbaux 
SML  d'où  SMId,  SMî^,  gotb.  smeitan^  tud.  smîzan,  ail. 
schmeiszen,  angl.  to  5Ȕi^e.  L'effort  pour  donner  le  coup  qui 
aMIncit  et  le  coup  (Schmisz)  lui-même  sont  encore  aujour- 
d'bui  sous-entendus  dans  ces  beaux  mots  germaniques  au- 
près desquels  il  faut  placer  les  enfants  du  tbème  SMIta,  gotb. 


—  207  — 

s?>ieiihan,  travailler  en  étendant  au  marteau,  forger,  ail. 
scJimieden^  d'où  aplanir,  adoucir,  to  smooth  et  to  smoothen. 
L'étroite  affinité  qui  rapproche  l'espèce  qui  nous  occujje  des 
espèces  oindre  et  couvrir  dans  l'unité  du  genre  Etendre  ne 
saurait  ici  échapper  à  personne.  Le  smairan  ou  smairvan 
gothique,  ail.  schmieren,  to  smear,  frotter,  oindre  et  cou- 
vrir, barbouiller,  comme  le  streihan  de  la  même  langue, 
ail.  streic/ien,  io  strike^  lat.  strig-  ou  string-  {strigilis, 
sirigmentum)  de  STRIg,  forme  secondaire  de  STR  (voir  plus 
haut  p.  205),  étendre  sur,  frotter,  étendre  en  battant,  carder, 
battre,  sont  en  quelque  sorte  aux  confins  des  espèces  5,  G  et 
7.  Mais  revenons  à  SMI,  amincir,  atténuer. 

Un  thème  SMIka,  atténué,  rapetissé  ou  amaigri,  comme 
dit  le  smâhi  gothique,  se  retrouve  principalement  dans  le  gr. 
c[j.'.-/.pcç,  beaucoup  plus  connu  sous  sa  forme  ix'.y.pé;,  petit. 
Cette  chute  de  s  devant  m  n'affecta  ni  le  goth.  smali  mince, 
petit,  tud.  smal,  angl.  small^  ni  le  lith.  smailus,  qui  va  en 
s'amincissant  toujours,  pointu,  l'un  et  l'autre  dérivés  de 
SMAR  cité  plus  haut  et  proche  voisin  de  SML 

8.  —  Enétendanl  un  objet  sur  un  autre,  nous  nous  aper- 
cevons aussit()t  de  leurs  proportions  relatives.  Etendre  l'un 
sur  l'autre  devient  ici  le  moyen  d'apprécier  la  mesure  et  de 
là  l'individualisation  d'étendre  en  onesurer  (1).  MA,  éten- 
dre, skr.  ma,  que  nous  avons  déjà  vu  plus  haut  (p.  204)  avec 
le  sens  particularisé  de  propager,  créer^  s'individualise])rin- 
cipalement  en  mesurer,  sens  qui,  à  son  tour,  s'individualise 
souvent  en  imiter,  mesurer  ses  actes  ou  ses  gestes  sur  ceux 
d'un  autre,  faire  semblable  ou  sur  les  mêmes  mesures.  Sou- 
vent ma  se  redouble  et  devient  mima,  d'où  skr.  mimitê,  il 
mesure,  il  proportioinie,  si  bien  que  le  lat.  imitari,  wô  du 

{\) Mesurer^  de  mesure  pour  mensure=me«5i<ra,véritablepar- 
ticipc  futur  actif  de  metiri,  nietior,  viensus  sinn. 


—  268  — 

participe  passif  du  présent  ar.  et  skr.  miMIta  est  pour  miini- 
tari  comme  imago  est  pour  mima  g  on.  Tout  le  monde  se 
rappellera  [xtfjLo;  et  \)j.\}Ào\)m,  les  mimes  et  la  mimique. 

L'individualisation  de  mesîirer,  proportionner  en  échan- 
ger, sert  en  quelque  sorte  de  pendant  à  celle  que  nous  étudions 
ici.  C'est  principalement  sous  la  forme  mê='MAl,  gunée  de 
mi^=mâ,  que  le  sanskrit  représente  les  idées  iïécJianger  et 
d'acquérir  en  échange.  Le  participe  passif  MAIta,  gr. 
[).oXxo(;  (6),  lat.  mutu-s  pour  moetus=moiius  (cfr.  poena  et 
punire,  moenia  et  munire)  est  reproduit  daus  le  lat.  mutare 
faire  des  muta,  comme  son  dérivé  mutuu-s  l'est  dans  mu- 
tuare. 

Trois  formes  secondaires  de  MA,  skr.  ma,  mesurer, 
jouent  un  grand  rôle  dans  les  langues  indo-européennes  :  je 
veux  parler  de  M  Ad,  de  MAdh  et  de  M  An. 

Pour  ce  qui  est  de  MAd,  mesurer,  proportionner  (par  ex  : 
le  remède  au  mal),  je  n'insisterai  ni  sur  les  dérivés  grecs 
\xélo\).ai,  \>.rpoq,  etc.,  ni  sur  les  dérivés  latins  medeor,  medicus, 
remedium,  modus,  modius  et  modes=MADas,  d'où  mode- 
rare  (1)  ;  mais  j'appuie  sur  ce  fait  que,  dans  les  langues  ger- 
maniques, la  racine  MAd  a  remplacé  partout  le  verbe  sim- 
ple MA,  mesurer  :  gotli.  mitan,  angl.  to  mete,  tud.  mëzan 
Qimëzzan,  ail.  messen.  On  sait  que  le  D  aryaque  est  inva- 
riablement représenté  en  gothique,  en  anglais,  en  flamand, 
en  hollandais  et  dans  les  autres  dialectes  bas-allemands  par 
un  T  ;  tandis  que  le  haut-allemand  réagissant  sur  ce  T  en  fît 

(i)  Comparez  quelques  autres  participes  actifs  du  présent  ser- 
vant de  base  à  des  verbes  dénominatifs  :  GAwat  ou  ganas,  lat. 
genus,  génit.  genesis^  d'où  generis,  produisant  genero  pour  ge- 
neso,  pour  organique  ganasyâmi ;  apai  ou  apas^  opus.  donnant 
operari^  notre  ouvrer  et  notre  opérer;  tapât  ou  tapas,  tempus, 
amenant  temperare  ;  vanat  ou  vanas,  venus,  enfantant  venerari 
etc.,  etc. 


—  269  — 

un  TS  ou  Z,  lequel,  à  la  fin  des  mots,  s'adoucit  le  plus  sou- 
vent en  SZ,  SS,  voire  en  même  un  simple  S  dur. 

Ce  n'est  pas  le  moment  de  faire  ici  l'iiistoire  des  racines 
dérivées  MAdh,  mesurer,  penser,  savoir  :  gr.  [jiaO,  etc.,  et 
MAn,  mesurer,  penser,  skr.  man.gr.  [asv-,  lat.  men-,man-, 
mon-^  etc.,  où  la  logique  est  si  bien  représentée  comme  la 
géométrie  des  idées.  Quand,  à  l'aide  du  compas  de  la  raison, 
nous  jugeons  de  la  convenance  ou  de  la  proportionnalité  de 
deux  faits  d'ordre  physique  ou  d'ordre  moral,  est-ce  que 
nous  ne  sommes  pas  de  vrais  mesureurs  ?  A  côté  des  mesures, 
il  y  a  les  poids,  et,  vous  le  savez,  les  Romains  faisaient  par- 
fois du  penseur  un  pe^eur,  car  leur  verbe  pensare,  notre 
penser  et  notre  peser  signifiaient  à  la  fois  peser  et  penser. 

9.  —  Lorsque,  dans  les  accès  soudains  d'une  horreur  pro- 
fonde ou  d'une  joie  extrême,  une  énorme  quantité  d'électri- 
cité vitale  jaillit  des  centres  nerveux,  chaque  poil,  chaque 
cheveu,  de  son  bulbe  à  sa  pointe,  s'étend  en  se  tendant,  il 
se  hérisse.  Non- seulement  les  Aryas  observèrent  ce  curieux 
phénomène,  mais  ils  lui  empruntèrent  encore  de  fort  belles 
images  qui  sont  parvenues  jusqu'à  nous  et  qu'il  nous  plaît  de 
remettre  à  neuf  dans  de  prochaines  études.  Pour  le  moment, 
ne  voyons  que  les  poils  hérissés  de  la  BROSse,  ail.  BORSte 
(cfr.  skr.  hhrsti)  et  de  la  BARee,  latin  barba,  lith.  barzda, 
tud.  bart,  —  les  replis  tendus  ou  les  saillies  qui  constituent 
le  BORd,  anglo-sax.  bord,  tud.  port^  —  la  Rloidité  des 
membres  saisis  par  le  Y'RO\à{-^-froigd=frigidus,  ital. 
freddo,  do  FRIgus,  frère  de  FRIoere),  pour  remonter 
ensemble  à  l'aryaque  BHPks  ou  BHRIks,  skr.  bhrês  dans 
bhrêsati,  il  est  stupéfait,  il  est  effrayé  (ses  cheveux  se  hé- 
rissent), et  hrs  dans  hrsyati,  il  se  réjouit,  dans  harsa.,  la 
joie,  et  dans  hrsta,  tendu,  roide,  hérissé  [hrstarôma,  arrec- 
tis  pilis);  gr.  çpfeaw,  se  roidir,  se  hérisser;  \sit.frigêre,  être 
roidi   par  le  froid,  être  transi  de  froid;  lat.  horrêre  pour 


—  270  — 

Jiorsère  avec  Jiorror  pour  Jiorsor  {—bhorsor),  hirtus  pour 
Jdrctus,  hirsutus,  etc.  Le  nom  lat.  du  bouc,  HIRcu-s  ou 
Hrcus,  reproduit  fidèlement  le  thème  aryaque  BHHka,  d'où 
est  sorti  le  désidératif  BHPks. 

Cette  manière  d'arriver, par  l'extension  continue  au  tendu, 
au  Toide  ou  au  rigide  (1)  appartient  encore  à  TAn  et  à  T;g, 
d'où  lat.  ALg  dans  algcre,  algor,  al gidus ,  eic. ,  etRIadans 
rigêre,  rigor,  rigidiis,  etc.  On  sait  que  le  nom  latin  du 
hérisson,  ericius,  a  donné  aux  langues  romanes  non-seule- 
ment vieux  fr.  eriçon,  heriçon,  iriçon^  ital.  riccio,  esp. 
erizo,  port,  ericio,  prov.  erisson,  mais  encore  le  verbe  Jié- 
Hsseo\  es'^.erizar,  ital.  arricciare  (composé  avec  a;^),  etc. 

10.  —  Tous  les  humanistes  ont  remarqué,  au  moins  dans 
VXTêre,  FATe-facere,  ar.  et  skr.  PAt,  le  passage  d'éten- 
dre à  oîwrir.  -^^e?Z(5?re  fortement  les  lèvres  en  ouvrant  gran- 
dement la  bouche,  c'est  bâiller,  d'où  être  héant,  c'est  faii-e 
une  b/'C,  comme  disaient  nos  pères,  un  hiatus,  comme 
parlaient  les  Romains.  Cette  individualisation  de  l'idée  éten- 
dre  s'est  principalement  incarnée  dans  le  verbe  simple  GHA, 
skr.  Iiâ^  que  nous  avons  déjà  vu  (p. 259)  avec  le  sens  de  s'eri 
aller,  partir,  quitter,  etc,  cfr.  GA,  aller,  tendre  vers,  skr. 
gâ. 

Il  vous  souvient  déjà  du  gr.  yâw,  s'ouvrir,  bâiller,  être 
vide,  cfr.  skr.  Mni,  le  manque,  l'absence,  la  perte,  qu'il 
faut  mettre  à  côté  du  gaidra  gotliique  et  du  yr^zoz  grec,  le 
manque,  lai)rivation,  toujours  le  même  vide,  le  même  chaos. 
A  Athènes,  comme  à  Rome,  on  avait  l'inchoatif  de  yâ(o,  iiio 
dans -/âsy.o,  \\\sco.  Si  le  tudesque  possédait  gi-en,  qui  cor- 
respond à  l'arjaque  gM  ou  gJii,  skr.  h'j,  gr.  ya  ;  lat.  M,  il 
avait  aussi  gi-nen  et  gei-non  correspondant  au  gr.  yai-vM. 
Je  ne  dirai  rien  ici  de  la  forme  secondaire  GHAs,  skr.  /las, 
ni  de  GW],  un  collatéral  de  GHA. 

(i)  Roide  esta  rigidus  comme  froid  est  h  frigidus. 


-  271  ~ 

Telles  sont  les  dix  idées  spécifiques  représentées  par  l'idée 
générique  Étendre.  Il  n'est  peut-être  pas  inutile,  en  termi- 
nant l'exquisse  de  leur  histoire  naturelle,  de  les  résumer 
sous  forme  de  tableau  synoptique. 

1.  —  Niveler,  aplanir. 

2.  —  Croître,  grandir. 

3.  —  Produire,  engendrer,  naître. 

4.  —  Tirer,  traire,  mener. 

5.  ■ —  Oindre,  frotter,  amollir. 

6.  —  Couvrir,  envelopper. 

7.  — Atténuer,  amincir,  forger. 

8.  —  Mesurer,  imiter,  échanger. 

9.  —  Hérisser,  se  roidir. 

10.  —  Ouvrir,  être  béant,  vider. 


3.  —  Genre  Répandre. 

Dans  les  actions  variées ,  qui  sont  autant  d'espèces  du 
genre  Étendre,  l'action  de  la  force  expansive  change  les 
limites  du  corps  étendu,  modifie  plus  ou  moins  les  lignes 
de  sa  figure  extérieure,  mais  elle  n'amène  jamais  de  solution 
de  continuité  entre  ses  éléments  constitutifs  :  le  <*crps  reste 
entier. 

Au  contraire,  dans  h^s  trois  espèces  qui  se  résument  dans 
Tunité  du  genre  Répandre,  la  masse  do,  la  substance  qui 
subit  l'action  de  l'effort  expansif  est  de  nature  à  permettre 
la  séparation,  la  diffusion  des  molécules,  des  grains,  des 
parcelles  ou  des  fragments  qui  la  conqiosent. 

En  })l()ngeant  la  main  dans  ce  sac,  vous  y  avez  saisi  une 
poignée  de  grains  de  blé  (effort  compressif  que  rappellera 
quelque  forme  secondaire,  soit  de  KA,  KU,  KI,^  soit  de  GA, 


970 


GU,  GP,  p.  151).  Imprimant  ensuite  à  la  matière  empoignée 
un  mouvement  plus  ou  moins  intense  de  projection,  vous  o'é- 
pandez  en  les  séparant,  en  les  éparpillant,  tous  ces  grains  qui 
faisaient  masse,  vous  les  semez.  Semer  est  la  première  es- 
pèce du  genre  Répandre.  Au  lieu  du  blé,  mettez  du  sable, 
de  la  terre,  des  galets,  une  poussière  quelconque,  toujours 
l'effort  expansif  agissant  sur  la  masse  amènera  la  diffusion 
de  ses  étoffes  ;  vous  sèmerez,  vous  disséminerez,  vous  répan- 
drez des  éléments  solides  qui  naguère  faisaient  amas,  tas, 
monceau. 

Si  c'est  une  masse  liquide  qui  subit  l'action  de  la  force 
expansive,  répandre  se  caractérise  alors  par  couler,  pieu- 
voir,    arroser.  Couler    est  la  seconde  espèce   du  genre 

RÉPANDRE. 

Comme  Indra  verse  la  pluie  à  la  terre  altérée,  le  soleil 
répand  sur  elle  les  Jlots  de  sa  lumière  pour  la  rendre  fé- 
conde. Oui,  dès  les  premières  manifestations  de  la  parole 
aryaque,  la  lumière  est  considérée  comme  un  fluide  [Jluere, 
couler),  et  les  verbes  simples  au  sens  de  répandre  les  plus  ri- 
ches en  dérivations,  les  verbes  GB,  skr.  gr,  et  GHl},  skr. 
ghr  signifient  aussi  bien  luire  que  couler.  Lvire  est  la  troi- 
sième espèce  du  genre  Répandre. 

1.  —  C'est  PAn,  un  parent  de  PAt,  étendre,  ouvrir,  qui, 
par  le  latin  PAN-Dere  (cfr.  TEN-Dgre,  FEN-Dcre,  de  TAn, 
DHAn,  skr.  Jian,  gr.  Oav~),  nous  a  donné  notre  espandre, 
épandre  pour  expandere,  et  c'est  espandre  qui  nous  valut  le 
surcomposé  répandre  {==.re — ex — pandere).  Vous  voyez 
d'ici  comment  nous  avons  fait  passer  pandere  et  expandere 
du  genre  précédent,  lO''  espèce,  à  deux  espèces  du  genre  ré- 
pandre. —  SPI),  frère  de  SPA,  père  de  SPAn,  tendre,  éten- 
dre, est  l'un  des  principaux  verbes  au  sens  de  répandre,  se- 
mer, disPERser,  to  spread,  et  c'est  par  ses  formes  grecques 
que  nous  avons  spERme,  spoRades,  spoRadique,  etc;  mais  il 


—  273  — 

faut  surtout  remarquer  sa  forme  secondaire  SPî]ks,  skr. pr.s, 
lat.  SPARG^ri?,  servant,  comme  lat,  expandere  devenant 
espandre^  de  transition  non  moins  curieuse  entre  la  dixième 
espèce  du  genre  Étendre  (1)  et  les  deux  premières  du  genre 
RÉPANDRE,  semer  et  couler. 

C'est  au  verbe  aryaque  SA  ou  AS,  skr.  as,  jeter,  semer, 
disséminer,  que  les  Latins  durent  leur  ISEMere  pour 
SESere  et  leur  SEmen,  tud.  sâmo,  ail.  Samen,  d'où  le 
verbe  àénomiwsdii  seminare,  cfr.  goth.  saianei  saijan.,  ail. 
sden,  angl,  to  sow,  lith.  seïu,  etc. 

2.  —  Les  variétés  les  plus  obvies  de  l'espèce  couler  sont 
pleuvoir,  arroser,  mouiller^  laver,  nager,  verser,  fondre, 
coler^  colorier,  teindre,  peindre,  écrire.  Lorsque  nous 
voyons  l'onde  qui  se  meut  ou  qui  va  en  ^'étendant  pour  se 
répandre  ensuite  çà  et  là,  nous  parlons  volontiers  de  son  cou- 
rant, de  sa  nappe,  etc.  Kous  ne  devons  donc  pas  nous  éton- 
ner le  moindrement  de  trouver  dans  les  dictionnaires,. et  tout 
particulièrement  dans  les  vocabulaires  sanskrits,  le  même 
verbe  signifiant  aller  et  couler.,  aller  et  teindre,  étendre  et 
répandre,  etc.  Je  dirai  plus  tard  les  curieuses  images  qui  se 
rattachent  à  fondre.,  à  teindre,  tacher,  à  mouiller,  arro- 
ser; mais  parmi  celles  que  nous  devons  à  arroser.,  il  en  est 
une  tellement  répandue  que,  si  je  ne  la  citais  pas  ici,  mon 
esquisse  des  principaux  verbes  au  sens  de  répandre,  coulsr 
ne  saurait  être  comprise  de  mes  lecteurs.  Les  créateurs  de  la 
parole  aryenne  ont  assimilé  l'idée  de  féconder  à  celle  iVar- 
roser,  frappés  qu'ils  furent  du  principal  caractère  de  la  fonc- 
tion du  mâle  dans  l'acte  reproducteur  de  l'espèce.  Est-il  né- 
cessaire d'ajouter  que  la  notion  de  puissance  vient  s'annexer 
à  celle  de  fécondation^  et  que  le  mâle,  chez  certains  ani- 
maux, a  dû  à  l'idée  tVarroseur  par  excellence  une  dénomi- 

(i)  Qu'on  se  souvienne  ici  du  spargere  manum  des  Romains, 


—  274  — 
nation  qui  peignait  quelque  chose  de  plus  que  son  sexe? 

Voici  dabord  la  série  GHU,  GHI,  GH'J.  GT},  répandre, 
arroser, 

GHU,  skr.  lm\  gr.  /u  dans  xu;xb;,  xu[j,a,  /Os'.;,  /jJTbç,  etc., 
guné  en  /su  dans  yép:-  o),  fut.  ysu-co);  lat.  Im  (1)  dans  humor^ 
Jiumidus,  humeo,  eXfii  dan^  fitiis,  guné  en  /au,  dans/dn^, 
au  nom.  fons  \)Our  fonts  =:GHAWant-s,  la  répandante,  la 
source,  la  FONTaine.  Le  dérivé  aryaque  GHUman,  littérale- 
ment doué  du,  pouroir  d'arroser,  de  féconder,  est  représenté 
en  goth.  \mv  guma,  homme  {vh%  en  tud.  i>ar  komo,  en  li- 
thuan.  par  z'muoi  et  en  lat.  par  Jiomon,  homin,  au  nomin. 
liomo^  avec  Jiuman-us,  etc;  mais  ce  n'est  pas  le  lieu  d'expo- 
ser les  développements  et  les  variations  de  sens  de  homon 
pour  GHOmon. 

GHUd,  répandre,  verser,  faire  couler,  ft)ndi'e,  forme  se- 
condaire de  GHU,  est  représentée  en  grec  par  yuc  dans/;jor,v, 
avec  proFUsion,  aboNDamment  ;  en  lat.  par/w^  dans  fund- 
ere^,  fûdi^  fûsum=fiissum=ft(,stum=fiidium\  en  goth. 
par  guu  dans  gmtan,  ail.  gieszen  a\ec  der  Gusz-,  le  jet, 
la  fonte,  la  giboulée. 

GHI  :  GHU  :  :  GHId  :  GHUd.  Or  l'aryaqueGHI,  skr.  /li 
dans  Mta,  répandu,  versé,  M7na,  neige,  d'où  Jiima-laya, 
hêwa,  la  saison  des  pluies  et  de  la  neige.  Hiver,  etc.,  est  re- 
présenté en  grec  })ar  y;.,  et  par  sa  forme  gunée  yv.  dans 
yîîixa,  etc.,  en  lat.  par  Jd  dans  Jiiems^  etc.;  en  slav.  par  z'i 
dans  zHma,  hiver,  lith,  zHema,  russe  et  polon.  zima.  D'au- 
tre part,  GHIi),  arroser,  féconder,  nous  est  parvenu  et  dans 
le  yîo  de  yjixapo;  pour  yio[j.ccpoq,  et  dans  le  germanique  com- 

(i)  BH,  DH  et  GH  aryaques,  au  commencement  des  mots, 
perdent  en  latin  leur  explosive  d'attaque  devant  H,  et  cet  H, 
soufflante  du  gosier,  se  change  fréquemment  en  ¥,  soufflante  de 
la.  lèvre  inférieure  et  de  l'arcade  dentaire  supérieure. 


mun  git,  d'où  gotli.  gaiis,  bouc,  allem.  gei.'iz,  et  dans  le  lat. 
haed  ou  /laid  gimé  de  hid=^ghid,  d'où  le  nom  Jiaedus= 
ghaidiis,  cfr.  goih.  gaits  eX  gaitei.  Inutile  d'insister  sur 
l'extraordinaire  lubricité  du  mâle  dans  la  race  caprine  :  on 
sait  que  caper  et  capra  signifient  le  luxurieux,  la  luxu- 
rieuse (1). 

Si,  dans  la  langue  des  bralimes,  ghar-a-ii  et  ji-ghar-ii 
signifient  aussi  ])ien  il  arrose  que  il  luit  (il  répand  de  la  lu- 
mière), c'est  surtout  son  parent  G^\,  skr.  grta,  arrosé  ;  garati, 
il  répand,  il  arrose  ;  jala,  eau;  qui,  sous  les  formes  gunées 
par  i  GLI.  GLIp,  GLIk,  pour  GRI,  GRIp,  GRIk,  aphéré- 
sées  dans  skr.  /i,  lip  ou  limp,  lilili^  a  fourni  à  la  parole 
indo-européenne  les  signes  les  plus  nombreux  des  choses 
LIQuides,  LIMPides,  LISses,  GLISsantes,  Limoneuses,  y 
compris  la  saLIve,  les  Limons  et  les  Libations,  sans  éLImi- 
ner  les  Lignes  et  les  Limites  où  domine,  connue  dans  lat. 
LItera.  la  lettre,  le  sens  de  peindre,  marquer,  inhérent  k 
LI  pour  GLI,  skr.  li,  lat.  li  dans  linere  (9''  conjugaison). 
Yous  retrouverez  partout  les  nombreux  enfants  de  GLI= 
GRI=rGP,  répandre,  arroser,  etc. 

MA,  M  Ad,  mi,  MId,  MIgh,  MIw,  couler,  verser,  fondre, 
amollir,  viennent  ensuite  par  leur  importance  relative.  Ilfaut 
citer  ici  l'individualisation  de  sens  i)ro})re  à  Mlxaere  et  à 
oMIyéo).  celle  de  teindre,  salir  propre  à  iJLtaivw.  J'indiquerai 
anssi  deux  images,  celle  de  lul)ricité  pro}tre  à  MIgii,  skr. 
mih,  '■^v.  1x7  dans  [J-ot/cç  que  le  lat.  transcrit  ^o^c/m5,  d'où 
moechari,  et  celle  à' ivresse  par  suite  de  tro})  nond3reuses  li- 
bations propre  à  MAi),  skr.  mad,  gr.  \jm,  lat.  mad  {madère^ 


(0  Sur  le  verbe  aryaque  KWAp,  désirer  fortement,  être  pas- 
sionné pour,  devenant  en  lat.  cap  et  ciip  {cupere,  cupido,  etc.). 
Voir  A.  de  Caix  de  Saint-Aymour,  la  Langue  latine  étudiée  datt^ 
l'unité  indo-européenne,  p.  341. 


—  276  — 

madidus)  dans  skr.  mandate,  il  est  ivre,  et  mâdayati,  il 
enivre. 

Non  loin  des  verbes  simples  dont  le  geste  principal  est  la 
prolongée  M,  il  faut  placer  SNA,  SNI,  SNU,  répandre,  cou- 
ler, baigner,  NAger;  skr.  snâ,  nahh,  nap ^  sniJi,  snu. 
Quelques  noms,  celui  de  la  NEIge,  SNIghi-s,  goth.  snaivs, 
ail.  achnee,  angl.  snow,  lat.  nix,  nivis,  \)our snigs,  snigvis, 
gr.  vt^aç,  gaël  sneacM,  et  celui  du  NAVire,  j'allais  dire  du 
surNAgeur,  SNAWi-s,  lat.  navis^  skr.  nâu-s,  d'où  naviha, 
pilote,  gr.  vauç  avec  vau^ia,  nausea,  nausée. 

L'idée  du  FLUx  et  de  ce  qui  va  sur  les  FLOts  rendue  aussi 
par  PRU  et  PLU,  skr.  pru  (véd.),  et  plu  se  retrouve  dans 
skr.  pîava-s^  un  autre  nom  de  la  NEF  aussi  bien  que  du 
courant.  Il  vous  souvient  déjà  de  l'angl.  tojlow,  iml.Jlaw- 
jan,  esclav.  plaujon.  Le  goih^iutan,,  aW.^ieszen,  repré- 
sente une  forme  organique  PLUd. 

Je  rappellerai  encore  les  verbes  simples  RI  et  ARd,  arro- 
ser, mouiller;  WA,  WI,  WR,  arroser,  avec  leurs  formes 
secondaires  WAd  ou  Ud  (lat.  udus.,  unda,  etc.),  WAks  ou 
Uks,  skr.  ulis\  SWId  avec  l'individualisation  de  suer  (SUd- 
are),  transpirer,  to  sweat;W^}iS,  skr.  ws,  d'oîi  vrsa,  sur- 
nom de  dieu  de  l'amour;  vrsana,  le  testicule;  varsa,  la  pluie 
(le  simple  est  dans  vari,  eau,  lat.  mare)  vrsan,  le  taureau, 
d'oii  vrsana,  vrsahha,  avec  le  même  sens  et  parfois  simple- 
ment avec  le  sens  de  mtile,  cfr.  gr.  jzipjYjv. 

Enfin,  voici  SU  et  SR  avec  des  formes  gunées  SAR  et 
SRU,  verser,  faire  couler,  arroser.  SU,  skr.  sic,  n'a  pas  seu- 
lement donné  skr.  silma,  la  pluie  ;  sava,  l'eau  :  suta,  arrosé, 
lavé,  purifié  et  le  fameux  soma,  il  a  produit  sillê  et  sûtatê, 
il  procrée,  il  engendre,  5â^M,  génération,  naissance,  5z^^â^, 
sûna,  sûnu,  fils,  sittâ,  fille.  A  côté  de  skr.  sûnu,  au  no- 
min.  Sîtnus,  il  serait  superflu  d'indiquer  le  goth.  sûmes,  fils, 
ail.  so/m,  angl.  son,  et  le  litli.  sunus,   russe  si/n,  fils.  Dans 


sk.  savati,  il  féconde,  il  procrée,  c'est  toujours  le  moyen  (iw- 
fusio  seminis),  qui  est  exprimé  pour  rappeler  le  résultat. 

3.  —  Luire  offre  des  individualisations  se  répétant  avec 
non  moins  de  persistance  que  les  particularisations  propres  à 
l'idée  spécifique  couler.  La  puissance  du  foyer  lumineux 
amène  briller ,  resplendir,  et  comme  la  lumière  résulte  le 
plus  souvent  de  l'ignition,  voici  venir  briller,  être  enjlam- 
mes,  être  ardent,  d'où  cuire,  et,  en  parlant  des  fruits,  mû- 
rir. Ce  n'est  pas  tout  :  de  même  que  retentir  suppose  enten- 
dre {cîr.  KRU,  crier,  et  KRU,  entendre),  luire  suppose  voir. 
Et  comme  le  causatif  de  voir  c'est  montrer,  ce&i-k-dive/aire 
voir,  et  que  dire,  parler  ne  sont  que  des  formes  de  démons- 
tratio7i,  des  manières  de  faire  voir,  vous  trouverez  coup 
sur  coup  cette  marche  de  l'idée  luire  :  1"  luire,  2°  voir, 
3"  montrer,  4"  dire  ou  parler. 

A  tout  seigneur  tout  honneur  :  BHA  et  son  frère  BHR, 
briller,  paraître,  puis  être  ardent,  brûler,  demandent  d'a- 
bord un  moment  d'attention,  BHA,  skr.  bM;  gr.  ça,  ^yj,  (fw; 
lat./o  {fotus,  praefotus),  fa  {fari,  for,  fabula,  fatum).  Et 
ce  curieux  causatif  û^if g  [montrer,  inDIQuer,  faire  voir), 
l'un  des  sens  de  bhâ^=l<^r^=Y^.  (çr^i^i,  fari)  est  surtout  propre 
au  sanskrit  bhûs,  parler,  dire,  d'où  sam-bhâs-ana,  le  col- 
loque, et  blmsâ,  la  langue,  l'idiome. 

Par  le  thème  ^/m?« -(9*' conjug.),  l'aryaque  et  sk.  Mr, 
sous  la  forme  secondaire  blirri,  skr.  bJirnati,  il  brûle,  est 
très  répandu  dans  les  langues  germaniques.  Souvenez-vous 
de  to  burn,  ail.  brenne7i,  et  de  brand,  d'où  notre  brandon. 
Mais  c'est  surtout  sous  sa  forme  secondaire  BHRg,  tantôt  se 
gunant,  soitenBHURa,  lai.fulg  [fui gère. fulgus,  fulgor), 
ou  BHRUg,  gr.  9p!JY,  soit  en  BHRAg  ou  BHARg,  skr. 
bliarj,  il  brille,  il  brûle,  gr.  çXeY  et  9X07,  lat  flag  {flagrare, 
flamma=flagma,  flagitium)  ;  tantôt  changeant  sa  demi- 
voyelle  r  en  a  dans  BHAg,  skr.  bhaj,  gr.   çwy,  passant  de 


—  278  — 

l'idée  briller ^Jlamher  à  celle  de  rôtir,  cuire.  Tous  les  ger- 
manistes retrouveront  ce  BHAg  dans  to  ôake,  ail.   hachen. 

Dans  le  voisinage  de  1)HAR,  briller,  flamber,  cuire,  il 
faut  mettre  GHAR,  briller,  flamber  et  2°  colorer  brillam- 
ment, soit  en  jaune,  soit  en  vert  ;  gr,  Oep  pour  ysp  dans 
esptxo-ç=skr.  gharma-s,  eic.\\dX.  fer ,  for {fornus ,  fornax, 
fervor  ^OHARwx^,  fervêre)',  esclav.  gorion,  cliauff'er; 
anc.irland.  (gaëliqae)  gor-aim,  je  cliaufîe,  le  même  que  skr. 
ghar-âmi  et  le  parent  de  gor,  feu.  Quant  au  jaune  et  au  vert 
brillant,  il  serait  trop  long  de  faire  ici  l'histoire  des  noms  de 
l'or  (-/puaoç,  gold^  etc.),  du.  fel  (fel),  ail.  galle,  et  des  lé- 
gumes {holus,folus  et  olus),  Jiolera^^ gholesa  de  GHARas 
frère  de  GHRUna  ou  GHRAna  conservé  dans  angl.  green, 
ail.  griln  (cfr.  skr.  g/irna,  et  gJirnii  rayon  solaire),  et  du 
goth.  grasa,  le  gazon,  ail.  gras.  En  skr.,  hari  pour  GHARi 
signifie  à  la  ioh  jaune  et  vert. 

DeGH'],  briller,  à  Gl),  briller,  il  n'y  a  pasloin.  On  trouve 
surtout  ce  dernier  sous  les  formes  gunées  GLA  pour  GRA  et 
GLU  pour  GRU  ;  mais  que  de  fois  la  malheureuse  explosive 
faible  G  est  ici  tombée  devant  la  ])rolongeable  L  !  Vous  avez 
bien  en  skr.  glâu,  la  LUne  ;  mais,  en  latin,  avez-vous  en- 
core gluoia.,  de  GLU,  pour  GRU?  Si  le  grec  a  YXaj/.cç,  bril- 
lant, azuré,  du  même  GLU  guné  en  GLAU,  n'a-t-il  pas  aussi 
l'éclopé  Xs'jy.c;  (pour  7).£U7,b;),  brillant,  clair,  blanc,  d'où,  au 
moral,  serein,  gai?  Et,  dites-moi,  sans  le  bienheureux  com- 
posé lat.  %e-^/i^-ôr«,  ne  pas  voir,  ne  pas  distinguer,  ne  pas 
choisir,  saurions-nous  que  le  simple  légère,  skr.,  iahs  est 
pour  glegere,  ar.  GLAg,  d'où  glalis,  lahs  ?  Qu'il  me  soit 
permis  de  rappeler  simplement  ici  la  loi  de  progression  res- 
treignante :  i"  briller, 2^ paraître,  'Savoir,  observer,  d'où 
la  bifurcation  '.faire  voir,  montrer,  direÇkiyu),  k6-(o;),  et 
d'autre  part,  distinguer.,  choisir.,  lire  (lat.  légère). 

Un  dernier  verbe  .simple  à  base  d'ex})losive   failjle,  1)1, 


—  279  - 

briller,  resplendir,  skr.  avec  redoubl.  didî  et  dîdi,  a  produit 
par  un  thème  DIwa,  d'où  la  racine  DIw,  skr.  div^  un  nom- 
bre fort  considérable  de  dérivés  (1).  Citons,  pour  les  particu- 
larisations  du  sens  de  lumière,  les  formes  sanskrites  diva, 
jour,  à  côté  de  dina,  jour,  cfr.lat.  dies  ;  dêva,  resplendissant, 
divin,  lat.  divus,  deus;  dii\  dyu  et  dyau-s,  ciel  (Zsuç),  lat. 
sub  dio:  diva  et  divam,  de  jour,  lat.  diu,  etc.,  etc.  Le  cau- 
satif  dîp  signifie  embraser,  enflammer.  Comme  le  jour  est  la 
pi"incii)ale  unité  de  temps,  on  comprend  l'individualisation  de 
sens  que  nous  offre  le  germanique  commun  tida  ou  taida, 
bas-allem.  tijd,  angl.  tide,  ail.  uit,  issu  de  la  racine  DIdh, 
skr.  didh,  gotb.  tind  dcimiindan,  être  ardent,  être  en  flam- 
mes. Il  n'est  pas  inutile  de  rappeler  que  la  même  particulari- 
sation  de  sens  a  permis  à  TAp,  briller,  brûler,  skr.  fap,  de 
donner  au  latin  son  te7/ipus,  en  skr.  tapas,  chaleur,  sans 
nasalisation  de  la  syllabe,  tempus,  auquel  nous  devons  notre 
temps,  et  bien  d'autres  mots  encore. 

]]  est  le  dernier  des  grands  verbes  aryens  au  sens  de  bril- 
ler, brûler.  On  le  trouve  tel  quel  dans  skr.  r-ta,  éclairé,  illu- 
miné; mais  il  est  guné  dans  skr.  ar-mia  et  ar-usa,  brillant 
et  couleur  de  feu.  Un  thème  nominal  I,'ka  produisit  les  raci- 
nes ARk,  skr.  arc,  RUk,  skr.  rue,  lat.  hic  {lucere,  luci- 
dus,  etc.),  gotb.  liuh,  et  RUks  dans  zend  raoks-na,  bril- 
lant, et  raoJis-nu,  splendeur,  lat.  lus  pour  lues  dans  «7- 
lus-tris^  anglo-sax.  liox-an^  luire;  mais  la  semi-voyelle 
vibrante  constitutive  du  verbe  simple  fut,  (-onnae  si  souvent 


(i)  DI,  par  DIwA,  resplendissant,  a  donné  la  forme  DIw,  skr., 
div,  gr.  5'j:,  etc.,  comme  GI,  aller,  se  mouvoir,  frère  de  GA,  a 
donné,  par  GIwa,  se  mouvant,  agissant,  la  forme  secondaire 
Glw,  skr.  jÎD,  s'agiter,  vivre  (voir  plus  haut,  p.  266),  comme 
SAR,  fléchir,  entourer,  par  son  thème  S.VRwa,  skr.  sarva.  garde, 
intègre,  entier,  a  produit  la  racine  SARw,  en  zend  hattrv^  lat. 
salv  et  serv,  garder,  conSERVer. 


—  280  — 

d'iùlleurs,  changée  en  a  dans  ak  pour  fli,  voir,  d'où  aks, 
voir,  avec  les  principaux  noms  de  l'œil.  Non  moins  riches  en 
dérivés  sont  les  deux  formes  secondaires  par  g  :  1°  ARg,  skr. 
arj,  resplendir,  flamber,  s'individualisant  en  rôtir  dans  skr. 
rn'jatê,  et  en  éclairer,  rendre  clair  àsm^  lat.  ar guère, 
mais  la  notion  d'éclat  et  de  blancheur  reste  dans  àp^upoç , 
(ipY^îç,  etc.,lat.«r^(?w^w^,  zend,  erezata  {=rgata)\  2»  RAg, 
autre  renforcement  de  rg,  skr.  raj  allant  à  l'idée  de  blan- 
cheur par  Véclat  et  à  celle  de  roîcgeur  par  la  Jlamme,  car 
s'il  y  a  skr.  rajata,  blanc,  avec  rajata-m,  argent,  il  y  a 
aussi  rakta,  rouge,  dont  il  faut  rapprocher  râga,  le  rouge, 
Vardeur  de  l'amour,  la  passion,  souvent  suppléé  par  le  neu- 
tre rajas  qui  a  les  mômes  significations.  Quant  à  la  forme 
secondaire  RUdh,  skr.  rudh,  gr.  pyô  et  pe-jO,  lat.  rub  et  roh, 
{ruber,  rohigo  avec  b=dh,  comme  dans  verbum  pour  ver- 
dum,  cfr.  goth.  vaurd,  angl.  word,  et  comme  dans  barba 
pour  barda,  ainsi  que  le  démontrent  les  formes  slaves  et  ger- 
maniques), lith.  rudirudis,  rouille,  raudonas,  rouge), on  y 
retrouve  toujours  l'individualisation  par  la  couleur  du  feu,  et 
de  là  les  dénominations  du  sang,  comme  skr.  rudliira-m, 
gr.  XuOpov,  les  noms  de  la  ROUille,  de  l'é-RYSi-pèle,  de  la 
ROUgeur  du  front  dans  la  honte  et  la  pudeur,  comme  goth. 
ga-riud-jon. 

Un  mot  encore  pour  terminer  cette  rapide  esquisse  du  ta- 
bleau des  individualisations  de  répandre — luire.  Si,  comme 
on  vient  de  le  voir,  le  langage  indo-européen  particularise 
aisément  briller  en  enfiammer.,  briller,  il  individualise 
non  moins  volontiers  ^«m^é'r,  Hre  ardent  en  briller,  res- 
plendir quand  il  opère  sur  des  verbes  au  sens  de  souffler, 
venter,  amenant  comme  première  individualisation  allumer, 
faire  briller.  Un  seul  exemple  :  le  verbe  onomatopéique 
AW  ou  WA,  souffler,  soit  par  lui-même,  soit  par  ses  descen- 
dants, arrive  souvent  à  la  notion  de  brûler,  d'où  il  passe  en- 


—  281  — 

suite,  en  limitant  encore  son  idée,  à  la  notion  d'éclat  et  de 
blancheur  (A.  de  Caix,  ouvrage  cité,  p.  354  et  suiv.). 

Résumons.  On  vient  de  voir  comment  les  espèces  semer, 
couler  et  luire  constituent  le  genre  Répandre.  On  a  vu  de 
même  comment  les  genres  Aller.  Étendre,  Répandre 
composent  la  classe  TENDRE,  qui,  dans  son  ensemble 
comme  dans  ses  détails,  est  en  perpétuel  contraste  avec  la 
classe  PRESSER  et  les  trois  genres  Poser,  Fléchir, 
Serrer. 

Le  moment  est  venu  de  montrer  comment  les  hautes  fa- 
cultés de  l'intelligence,  réagissant  à  leur  tour  sur  tous  ces 
produits  plus  ou  moins  individualisés  des  facultés  d'observa- 
tion et  d'expression  spontanée,  créèrent  ces  milliers  d'images 
toutes  plus  hardies  et  plus  brillantes  les  unes  que  les  autres, 
et  dans  lesquelles  nous  aimons  tant  à  reconnaître  l'incarna- 
tion de  notre  pensée.  L'étude  de  l'assimilation  des  idées  suc- 
cédera donc  à  celle  de  leur  individualisation. 

H.  Chavée. 


19 


CONSIDERATIONS  DIVERSES 


ASPIRÉES  ORGANIQUES 


Les  explosives  aspirées  organiques.  Délicatesse  de  leur  arti- 
culation. —  La  Lautverschiebimg  de  Grimm.  Progression 
et  non  circulation.  —  Deux  formes  principales  dans  le 
haut-allemand.  —  Gotique  et  gothique.  —  Nature  et  pro- 
nonciation de  9,  6,  X.  —  Passage  des  aspirées  organiques 
aux  langues  éraniennes.  —  Origine  des  h  ety  du  latin.  — 
Les  étymologies  par  à-peu-près.  — Restitution  des  racines 
BHAdh,  BHIdh,  serrer,  lier;  BHAgh,  BHUgh,  courher, 
fléchir;  BHUg,  fuir;  GHUdh,  couvrir;  BHUdh,  savoir; 
SKI>,  SKI^BH,  creu-ser  ;  DHRUgh,  combattre  ;  DHIgh, 
toucher,  frotter  ;  DHUgh,  traire  ;  DHAgh,  briller. 


C'est  un  volume  tout  entier  que  réclamerait  la  complète 
étude  des  aspirées  organiques  indo-européennes,  bh,  dh,  gh. 
L'histoire  de  leurs  évolutions  diverses  dans  les  divers  ra- 
meaux de  la  grande  famille,  l'exposition  détaillée  de  leurs 
mésaventures  sans  fin,  tel  serait  le  sujet  éminemment  inté- 


—  283  — 

ressant  d'une  monographie  dont  je  laisse  l'entreprise  à  plus 
autorisé,  à  plus  hardi. 

Je  me  propose  d'envisager  simplement  sous  une  ou  deux 
de  ses  faces  cette  grosse  question. 

Tout  à  l'heure,  parlant  des  variations  des  bh,  dh,  gh,  j'ai 
employé  le  terme  de  «  mésaventures.  »  Le  devenir  de  ces 
consonnes  n'est,  en  effet,  qu'une  série  d'accidents  :  accidents 
dont  l'analyste  se  rend  compte  à  la  vérité,  dont  il  constate  les 
sources,  dont  il  reconnaît  la  raison  d'évolution;  mais,  au 
bout  du  compte,  simples  accidents.  Je  ne  vois  guère  que  les 
idiomes  germaniques,  ces  rigoureux  et  logiques  traitants, 
qui  enveloppent  en  un  seul  mode  de  progression  et  les  explo- 
sives simples,  p,t,k  —  b,d,g,  et  les  explosives  aspirées.  Le 
latin  lui-même,  si  correct  pour  l'ordinaire,  tergiverse  sur  ce 
terrain-ci,  et,  comme  nous  le  verrons  plus  bas,  se  refuse, 
soit  à  toujours  renforcer  franchement,  soit  même  à  maintenir 
intégralement  lesdites  explosives. 

C'est  là,  en  effet,  des  articulations  éminemment  délicates. 
La  nature  de  l'explosive  lui  impose  une  émission  en  quelque 
soi'te  brutale,  et  à  coup  sûr  fort  dégagée.  Je  sais  bien  que 
B,D,G  souffrent  à  la  rigueur  un  certain  prolongement  auquel 
se  refusent  invinciblement  leurs  fortes  correspondantes  p,t,k; 
mais,  en  réalité,  les  unes  comme  les  autres  déchirent  énergi- 
quement,  et  pour  tout  dire,  explosivement,  le  milieu  sonore. 

Eh  bien  !  voici  une  série  d'explosives,  bh,dh,gii  qui,  après, 
et  immédiatement  après  cet  acte  énergique,  admettent  ce  tem- 
pérament par  excellence,  l'aspiration,  ou  pour  parler  sensé- 
ment, l'expiration Cet  élément  h,  que  nous  voyons  dans 

les  explosives  aspirées,  demande  à  ne  pas  être  confondu  avec 
cet  autre  élément  h,  un  sifflement  celui-ci,  que  nous  re- 
trouvons par  exemple  dans  les  idiomes  germaniques,  étant  à 
K  ce  ({ue  V  est  k  P,  ce  que  th  sifflé  est  à  T. 

Evidemment,  c'est  faute  d'avoir  bien  saisi  la  nature  de  ces 


—  284  — 

BH,DH,GH  primitifs  que  Grimm  formula  sa  loi  de  circulation 
phonétique,  Lautverschiebung .  Cette  prétendue  loi ,  dont 
r Allemagne  philologue  tout  entière,  dont  la  presque  unani- 
mité des  linguistes  français,  anglais,  italiens  et  autres,  pro- 
clament journellement  le  sens  merveilleux,  est  la  plus  pro- 
digieuse mystification  qu'il  soit  possible  d'imaginer. 

Tout  d'abord,  et  sans  commentaires,  en  voici  l'exposition 
la  plus  brève  possible  : 

Il  existe  une  circulation  phonétique  entre  l'aryaque,  le 
germanisme  commun  (représenté  à  peu  près  purement  par  le 
gotique)  et  le  tudesque;  cette  circulation  est  figurée  de  la 
sorte  : 

Ar gh dh bh 

Germ...g d b 

Tud k t p 

Xv g d b 

Germ...^ t p 

Tud lh....tJi ph 

Ar Il t p 

Germ...M....^/i ph 

Tud g d h 

« 

Voilà  en  douze  lignes  toute  la  loi  de  Grimm.  On  ne  peut 
nier  qu'elle  off're  à  l'œil  une  certaine  satisfaction  de  régu- 
larité typographique.  Elle  n'a  malheureusement  pas  d'autre 
mérite. 

En  premier  lieu,  je  ferai  remarquer  qu'on  nous  introduit 
ici  des  éléments  hh,  th,  ph,  s'opposant,  même  à  la  vue,  à 
cette  prétendue  circulation  ;  nous  avons  afiaire  à  gh,  dh,  bh, 
nullement  aux  aspirées  fortes. 

En  second  lieu,  j'établirai  le  tableau  réel  de  la  progres- 
sion de  l'aryaque  au  tudesque  : 


—  285  — 

Ar gh dh bh 

Germ...^ d h 

Tud h t p 

Ar g d b 

Germ...^ t p 

Tud....cA......2 ./ 

Ar l t .p 

Germ...A M(l)..../ 

Tud h d ./ 


Comme  on  le  constate  au  premier  coup  d'œil,  ce  tableau 
s'écarte  considérablement  de  celui  de  Grimm.  Et  pourtant  le 
célèbre  philologue  devait  avant  tout  partir  de  ce  second  pa- 
radigme, puisque  celui-là  seul  est  l'exposé  des  faits. 

Je  vais  essayer  d'en  donner  l'explication. 

Avant  tout,  j'écarte  pour  l'instant  le  tudesque,  et  je  me 
demande  dans  quel  rapport  se  trouve  le  germanisme  commun 
à  l'aryaque. 

Évidemment  dans  un  rapport  d'insistance  :  l"  les  explosi- 
ves aspirées  deviennent  faibles  par  la  chute  de  leur  aspira- 
tion ;  2''  les  faibles  deviennent  fortes  en  montant  simplement 
d'un  degré  ;  3°  les  fortes  progressent  en  se  sifflant.  Là,  dans 
ce  3",  est  le  point  important  ;  là  fut  pour  Grimm  et  pour  bien 
d'autres,  à  sa  suite,  la  pierre  d'achoppement  :  ils  confon- 
dirent LKS  ASPIRÉES  AVEC  LES  SIFFLANTES.  La  preuve,  la 
voici  trois  fois  à  quinze  pages  de  distance  dans  les  Nouvelles 
Leçons  de  M.  Max  Mûller  :  «  Les  Goths durent  em- 
ployer les  aspirations  rudes  corre.spondantes  7i,  tîi,f»,  une 
fois  :  «  ils  durent  adopter  les  aspirations  ch.....f»,  deux  fois  : 

(i)  Non  pas  explosif,  mais  sifflant,  le  th  dur  anglais. 


—  286  — 

«  qui  commencent  en  anglais  ou  en  gothique  par  des  aspi- 
rées, ou  plus  proprement  parlant,  par  des  sifflantes  »,  trois 
fois.  Il  est  évident  que  ce  «  plus  proprement  parlant  »  ne  peut 
disculper  M.  M,  Miiller.  De  deux  choses  l'une,  ou  le  savant 
professeur  savait  que  ces  h,  /A, /"étaient,  non  des  aspirées, 
mais  des  soufflantes,  et  alors  il  a  raisonné  à  côté,  et  cela  à 
bon  escient,  durant  les  trente  pages  de  son  examen  de  la 
loi  de  Grinnn  ;  ou  cette  restriction,  ce  retrait,  ce  remords 
sont  dénués  de  sens. 

Exemples  de  la  progression  insistante  de  laryaque  au  go- 
tique, type  à  peu  près  pur  du  germanisme  commun  : 

1°  (Chute  de  l'aspiration),  rac.  WAgh,  sk.  naliâmi,  gr. 
poxoç,  j:oy£0[jLa'.,  donnant  au  got.  mg-8  le  chemin  ; 

2"  (Faible  devient  forte),  rac,  GAn,  ^.janâmi,  gr.  ^évoç, 
donnant  au  got.  heinan,  pousser  des  germes. 

J'aurais  pu  citer  des  dh  devenant  d,  bii  b,  cela  eût  été  su- 
perflu :  pour  la  troisième  progression,  je  serai  plus  complet; 
3°  (Sifflement  de  la  forte),  dans  le  got.  foth-s,  maître,  re- 
présentant l'aryaque  tati-s  [Hk.pati-s,  gr.  r.éa'.-q)  nous  avons 
le  sifflement  du  v  en/:  le  primitif  waikas,  maison,  est  en 
sk.  vêças,  en  gr.  jroty.oç,  en  got.  veihs. 

J'arrive  au  tudesque.  Quel  est  son  principe  et  son  but? 
Encore  le  renforcement.  Il  va  donc  y  avoir  une  seconde  in- 
sistance, une  insistance  sur  la  forme  déjà  insistante.  Comme 
il  est  aisé  de  le  constater  d'après  le  paradigme  que  j'ai  tracé 
plus  haut,  tout  se  passa  le  plus  simplement  jx)ssible  dès  la 
première  partie  :  Gn  donne  germ.  g,  tud.  Ji,  un  germ.  d, 
tud.  t,  BH  germ.  d,  tud.  p. 

La  seconde  part  marcha  encore  régulièrement  ;  mais  nous 
voyons  apparaître  deux  consonnes  nouvelles,  l'une  ch,  l'au- 
tre z.  G  devient  germ.  k,  tud.  cà  (ou  lili),  d  germ.  t,  tud.  z, 
B  germ.  p,  tud./,  {oiip/=pk  tous  deux  également  sifflants) . 


—  287  — 

La  dernière  partie  ne  se  prêtait  malheureusement  pas  à 
une  progressioii  toujours  ascendante.  Qu'arriva-t-il  ?  Du  k 
devenu  h  en  germanique  commun,  du  p  devenu/*,  le  tudes- 
que  ne  put  rien  tirer  davantage,  force  lui  fut  d'en  demeurer 
à  A  et  y.  Le  T  avait  donné  la  sifflante  ih  :  dans  ses  eff'orts 
pour  la  faire  encore  monter,  le  tudesque  échoua  misérable- 
ment ;  non-seulement  il  ne  put  se  maintenir  au  même  rang 
de  sifflement,  comme  il  l'avait  fait  pour  Ji  et/",  mais  il  tomba 
à  un  simple  et  piètre  ^  ! 

Encore  un  coup,  dans  tout  cela  où  rencontre-t-on,  je  ne  dis 
point  la  trace,  mais  la  possibilité  de  ce  cercle  théorique  de  la 
L  aictverschiehwng ,  de  cette  prétendue  rotation  des  explo- 
sives ? 

Il  est  indispensable  d'introduire  ici  une  ou  deux  observa- 
tions sans  lesquelles  le  tableau  ci-dessus  formulé  pourrait  à 
l'examen  sembler  inexact. 

En  premier  lieu,  je  rappellerai  cette  règle  secondaire, 
mais  excessivement  grave,  d'après  laquelle,  en  gotique,  devant 
une  dentale  explosive  ou  sifflante  (d,  t,  th)  les  h,  g,  t,  d,  p,  b 
se  permutent  les  premiers  en  h,  les  seconds  en  s,  les  derniers 
eA\f,  la  dentale  qu'ils  précédaient  (d,  t,  th),  devenant  inva- 
riablement t  (Gompend.  p.  325  et  335).  Ainsi,  nak-ti-s,  la 
nuit,  est  en  latin  nox  pour  noctis  (d'après  un  principe  très 
usuel),  en  sansk.  nahlis,  en  got.  naht-s  et  non  nahth-s. 

Je  rappellerai  encore  ce  fait,  qu'après  s  il  \\y  a  pas  pour 
les  explosives  de  progression  possible  :  ainsi  la  rac.  STIgh, 
monter,  marcher,  doinie  au  grec  axs'/w,  au  got.  steiga  :  le  gh 
a  progressé,  le  t  ne  l'a  pu  faire. 

En  gotique,  il  y  a  fort  peu  de  règles  phonétiques  telles  que 
les  deux  que  je  viens  de  citer  ;  mais  ces  rares  principes  sont 
de  la  dernière  importance.  Voir  au  Comp.  p.  335-40. 

A  l'égard  du  tudesque,  je  dois  avertir  que  mon  paradigme 
n'est  admissible  que  pour  le  vrai  tudesque,  le  haut  allemand 


—  288  — 

rigoureux,  je  veux  dire  l'idiome  logique  et  exact  des  Ala- 
mans.  Dans  les  autres  dialectes,  la  progression  ne  se  réalisa 
ni  pour  le  k,  ni  pour  le  g,  ni  pour  le  b  du  germanisme  com- 
mun, lesquels  demeurèrent  Ji,  g,  b.  Il  y  a  là  une  tolérance 
éminemment  regrettable.  La  langue  allemande  actuelle  souf- 
fre à  chaque  instant  de  ce  manque  de  vigueur;  à  la  place  de 
gieszen  il  lui  faudrait  un  Heszen,  à  celle  de  kennen  un  Jien- 
nen,  à  celle  de  bauen  un  pauen  :  là  serait  la  vérité,  car  ces 
g,  h,  b  appartiennent  à  la  période  de  première  insistance  ; 
voyez  le  gotique  giuta,  kunnan,  battan,  ils  choquent  dans 
l'âge  de  la  seconde  insistance.  —  Au  surplus,  il  est  intéres- 
sant de  rechercher  dans  le  tudesque,  ou,  pour  mieux  dire, 
dans  ses  différents  dialectes,  la  coexistence  des  deux  formes, 
la  forme  rigoureuse  et  la  forme  indulgente.  A  côté  du  goti- 
que giban,  donner,  il  est  bon  de  voir  en  tudesque  l'immobile 
geban  et  le  logique  kepan;  à  côté  du  got.  graban,  creuser, 
graban  et  Tirapan  ;  à  côté  du  got.  kalbô,  génisse,  kalba  et 
chalpa;3icàiéàu.  got.  harlara,  cachot,  harkari etcharchari; 
à  côté  du  got.  bagms,  arbre,  bmim  et  paum  ;  à  côté  du  got. 
biugan,  plier,  ûédnr,  piucan  et  ga-biugan;  comme  on  le 
voit  dans  ces  différents  exemples,  c'est  à  la  forme  illogique 
qu'est  dû  l'allemand  moderne,  geben,  graben,Kalb  (veau), 
Kerler,  Baum,  biegen. 

Un  mot  en  passant  sur  cette  transcription  vicieuse  «  les 
Goths,  gothique»,  communément  usitée,  mais  que  je  me 
garde  bien  d'adopter.  ]\I.  Lottner,  dans  la  Zeitschrift,  V— 153, 
a  posé  et  résolu  la  question  d'une  manière  décisive.  Les  Gots 
nous  ont  laissé  leur  nom  deux  fois  répété  dans  un  fragment 
de  calendrier  :  Gut-thiuda  le  peuple  des  Gots,  et  non  Oiolh- 
thiuda.  Il  est  impossible  d'admettre  ici  une  erreur  graplii- 
que  :  si  les  Latins,  en  effet,  qui  transcrivaient  Goti,  gotious 
avaient  entendu  Guth  et  non  Gut,  il  est  de  toute  évidence 
qu'ils  n'auraient  point  transcrit  le  vocable  en  question  avec 


h 


—  289  — 

l'explosive  t.  Et  pourquoi  ?  Pour  une  raison  bien  simple  :  le 
t  chez  les  Gots  était  explosive,  le  th  sifflante.  C'est  aux  Grecs 
qui  nous  ont  transmis  Té-v^oi,  puis  ré6o'.,  que  nous  sommes  re- 
devables de  la  méprise  en  question.  En  somme,  il  y  a  tout 
autant  de  raison  à  écrire  Goth  et  gothique  qu'à  transformer 
l'anglais  to  tattle  en  «  tlio  thaththle.  » 

Des  langues  germaniques  je  me  tourne  vers  le  grec.  Dès 
le  premier  moment  on  constate  sans  hésitation  que  ?,0,x  (c'est- 
à-dire  r.h,  iJi,  yÀ),  malgré  leur  élément  fort  (x,  x,  x),  procè- 
dent directement  des  bh,  dh,  gh  aryaques,  formés,  eux,  d'a- 
près l'élément  faible.  Ainsi,  partout  où  le  latin,  le  sanskrit, 
les  langues  slaves,  germaniques,  celtiques  nous  donnent  un 
BH  commun,  je  trouve  ç  en  grec  ;  là  où  sont  reconstitués  dh, 
GH,  apparaissent  6,  y. 

Exemples  :  9épw,  je  porte,  ^oi.baira,  sk.  dkarâmi;  è-puO-péç, 
rouge,  got.  raud'S,  sk.  riidh-{i)-ras  ;  axe  (y/ w,  je  vais,  got. 
steig-a,  sk.  stigh-nômi. 

Cette  évolution  du  faible  au  fort  dans  l'élément  fondamen- 
tal de  l'explosive  aspirée  a  été  expliquée  d'une  façon  toute 
satisfaisante  par  M.  Arendt  dans  les  Beitrœge  (1).  L'émission 
de  Vh  étant  beaucoup  plus  proche  de  celle  des  t:,  t,  x  que  des 
ê  S  Y,  les  Grecs,  uniquement  conduits  pas  cette  raison  de  faci- 
litation,  échangèrent  îh,  oh,  -[h  pour  T,h,  ih,  yJi,  graphique- 
ment o,  6,  X  :  il  y  £1  là. un  fait  d'attraction  et  d'assimilation 
millement  étonnant  dans  cet  idiome  hellénique  si  recherché, 
si  délicat  sous  le  rapport  euphonique. 

J'arrive  à  un  sujet  fort  grave,  la  prononciation  des  <p,  0,  /. 

11  importe  en  premier  lieu  de  bien  admettre  ce  principe, 
que  la  prononciation  des  Grecs  modernes  n'assure  en  aucune 
façon  celle  de  leurs  ancêtres.  A  l'égard  des  voyelles,   par 


(i)  Voir  ses  «  Phonetischc  Bemerkungcn,  »  2  art.;  u  283  ss  cX 
424  55,  spécialement  p.  29 1. 


—  290  — 

exemple,  il  n'est  pas  rare  de  renc(>ntrer  des  hellénistes  se  pi- 
quant de  prononcer  Tr)  des  anciens  Grecs  à  la  façon  actuelle. 
Volney,  dans  sa  très  intéressante  étude  sur  l'application  de 
l'alphabet  européen  aux  langues  orientales,  a  depuis  long- 
temps fait  justice  de  cette  inintelligente  affectation  :  «  A  l'oc- 
casion du  grec,  dit- il,  j'observe  que,  selon  nos  classiques,  sa 
voyelle  êta  est  identique  k  notre  ê  français  :  les  Grecs  moder- 
nes nient  cela,  par  la  raison  qu'ils  prononcent  i  sur  êta,  et 
qu'à  titre  de  descendants,  ils  prétendent  mieux  représenter 
les  anciens  :  à  ce  titre  les  paysans  d'Italie  nous  retraceraient 
les  vieux  Latins  :  dans  cette  hypothèse  grecque,  ce  vers  du 
poète  KratinoSy  contemporain  d'Hérodote  : 

0  Comme  une  brebis  qui  va  criant  bê,bê  » 

de\Ta  se  lire,  qui  va  criant  vi,  m;  car  nos  Grecs  actuels 

prononcent  Vé  sur  le  Bé Par  suite  de  cela,  les  chèvres 

égyptiennes  du  roi  Psammétichus  n'auront  point  crié  bêh, 
bêk,  comme  le  dit  Hérodote,  mais  viK,  vih.  » 

Assurément  il  y  a  des  raisons  autrement  scientifiques  con- 
cluant à  la  saine  prononciation  de  r,  ;  mais  celle-ci  doit  suf- 
fire :  que  lui  pourrait-on  objecter? 

On  sait  que  ç,  0,  x  »e  sont  plus  dans  la  langue  hellénique 
actuelle  des  aspirées,  mais  bien  des  sifflantes  :  ç  est/ sifflante 
labiale,  6  th  anglais  dur,  sifflante  dentale,  •/  ck  allemand 
doux,  sifflante  palatale.  A  quelle  époque  cette  évolution  d'as- 
pirées à  sifflantes  se  produisit-elle?  voilà  qui  nous  importe 
peu. 

Mais  ce  qu'il  est  essentiel  de  démontrer,  c'est  que  9,  0,  x 
chez  les  anciens  Grecs  étaient  de  véritables  aspirées,  comme 
telles  prononcées  r.h,  \h,  vJi,  absolument  comme  les  ph,  t/i^  lih 
sanskrits. 

M.    Gurtius,    dans  la  seconde  édition  des    Grundzilge. 


—  291    - 

a  épuisé  cette  question.  Je  n'ai  doue  qu'à  exposer  ses  argu- 
ments. 

On  sait  que  l'une  des  règles  du  redoublement  en  sanskrit 
est  celle-ci  :  on  ne  redouble  pas  une  aspirée,  à  sa  place  ar- 
rive l'explosive  correspondante.  Ainsi  àTiâ,  placer,  donne  àd' 
^^^«-wi,  je  place  ;  dhr,  tenir,  dadMir  a,  ^dXi^wVi  ;  hhid,  fendre, 
bihhêda,  j'ai  fendu,  et  ainsi  de  suite.  Le  grec,  lui  aussi,  déta- 
che de  l'explosive  l'aspiration  et  prononce  dans  le  redouble- 
ment l'explosive  simple  et  pure  ;  il  ne  dit  pas  G(ÔY;sxt,  je  place, 
c'est-à-dire  ~Jl[--hr^\).'.,  mais  bien  T{-Or,[xi,  c'est-à-dire  -:(-t^y)[xi. 
Est-il  besoin  de  rappeler  T,eT,hô6rtY.a,  j'ai  effrayé,  pour 
T.hzTih66T,y.a.;  y.éxy^avBa,  j'ai  saisi,  pour  vMyÀciLv^a.'^. 

Cette  même  mobilité,  cette  personnalité  distincte  de  l'aspi- 
ration apparaît  encore  d'une  façon  frappante  dans  les  formes 
coexistantes  /j.twv  et  x-.Owv,  èvTsîjôôv  et  èvOsuTev,  èvTauOaetèvOauTa. 
Transcrivez  le  ô  par  -zk  pour  rendre  le  fait  plus  sensible. 

Ne  pas  perdre  de  vue  la  manière  dont  les  barbares  nous 
sont  représentés  parlant  le  grec:  dans  Aristophane,  un  Scythe, 
un  Triballe,  ne  sentant  pas  la  nuance  d'aspiration  qui  af- 
fecte l'explosive,  prononcent  non  l'aspirée,  mais  l'explosive  : 
témoins  leurs  termes  d'a'!T(/^)p(av,  7:(//)'jAâ^t,  op^r.{h)o. 

D'autre  part,  les  Latins  ne  rendent-ils  pas  sur  leurs  monu- 
ments par  un  simple  t  le  th  ou  0  des  Grecs?  Dans  tesaurus, 
tiasus,  Corinius,  il  ne. manque  que  la  nuance  d'aspiration 
suivant  en  grec  l'explosive.  Et  le  ^  ou  kà,  comment  se  trouve- 
t-il  remplacé?  Par  la  simple  explosive  :  calw=-yÔLki^,  Nico- 
macus,  Aciles.  Il  en  est  absolument  de  même  en  ce  qui  tou- 
che le  (f=7:h.  Ainsi  xop^upa  est  représenté  purpura^  NixT^cpipot; 
Nicepor,  'I»tA-^ixwv  Pilemo,  etc.  —  Si  même  les  Latins  figu- 
rent Vh  après  le  o,  ils  ne  lui  donnent  en  aucun  cas  la  pro- 
nonciation de  la  sifflante  :  c'est  ce  que  prouve  surabondam- 
ment la  transcription  Philippus  ;  il  leur  était  si  simple  de 
mettre  Filippus  ! 


—  292  — 

Ulfilas,  au  iv^  siècle,  rend  par  k  le  ^  grec,  et  cependant  il 
avait  sous  sa  main  un  souffle  Ti  qui  eût  serré  de  bien  plus 
près  la  prétendue  sifflante  : 

Vas  namin  Malhus,  ■^v  oe  ovoiJ.a  MiXyo;,  J,  10;  in  îanda 
AAcfjê,  èv  ToTç  y.Ai[j.ar.v  ifi^  'A-/aiaç,  2  Cor.  11  ;  -5j^M=Xou!^à. 
En  ce  qui  concerne  les  noms  communs  :  kvinô  drahmans 
habandei  tailiun,  y'jvyj  cpa/jxàç  iyouax  Béxa,  L.  14  ;  ffêrôdês 
sa  taiirarkês,  'HpwSr,?  b  xz-pipytfq,  L.  3. 

Autre  argument  :  Le  grec  moderne  a  remplacé  plus  d'une 
aspirée  typique  par  l'explosive  simple.  M.  Gurtius  donne  ici 
plusieurs  exemples.  «  La  plupart  du  temps,  ajoute  le  savant 
linguiste,  or  remplace  l'ancien  aô  (èvvwptar/jv,  Ypa^dixacre).  J'en 
ai  déjà  conclu  que  cet  état  de  choses  ne  s'explique  que  par  la 
présence  auditible  dans  6  d'un  élément  explosif.  » 

Voilà,  me  semble-t-il,  plus  de  preuves  qu'il  n'en  faut  : 
une  seule  d'entre  elles  résolvait  la  question.  En  somme,  la 
prononciation  érasmienne  que  nous  suivons  est  rigoureuse 
pour  le  6  et  le  y,  fausse  pour  le  ç. 

Le  jour  où  les  Grecs,  perdant  la  délicatesse  de  l'aspiration 
après  l'explosive,  amenèrent  les  aspirées  à  l'état  de  sifflan- 
tes, le  jour  où  ils  firent  de  r.h  nu/,  de  ih  un  ih  dur^anglais, 
du  vÀ  un  ck  doux  allemand,  ils  purent  donner  la  main  à  ces 
Gots  qu'ils  appelaient  barbares,  lesquels  du  p  avaient  fait  y, 
^  de  K,  et  t7i  (sifflé)  de  t. 

Rien  de  plus  faux,  nous  l'avons  vu  tout  à  l'heure,  que  la 
loi  de  Grimm.  Comme  j'ai  eu  soin  de  le  mettre  au  jour,  il 
y  a  sur  le  terrain  consonnantique  germanique  non  point  cir- 
culation, mais  progression  constante:  M,  d/i,  gh  progressent 
en  perdant  leur  aspiration,  3,  d,  g  en  passant  à  leurs  paral- 
lèles forts,  p,  t,  k  en  se  sifflant.  Le  dernier  degré,  /,  (h  (sif- 
flé), h  ne  pouvait  être  porté  à  un  plus  haut  renforcement  :  ce 
ne  fut  pas  la  faute  du  génie  germanique  s'il  ne  put  réaliser 
ime  dernière  insistance.  Il  se  brisa  (îontre  /et  h  qui  demeu- 


—  293  — 

rèrent  inflexibles  ;  puis  à  force  de  travailler  tJi,  ce  souffle  si 
logique,  n'en  pouvant  mais,  incapable  par  sa  nature  d'at- 
teindre une  plus  haute  expression,  se  disloqua  en  quelque 
sorte.  L'acharnement  n'avait  abouti  qu'à  ruiner  la  régu- 
larité. 

Comment  les  langues  éraniennes  traitèrent-elles  à  leur 
tour  les  aspirées  organiques? 

Le  zend  les  comiut,  mais  chercha,  sans  réussir  complète- 
ment, à  s'en  débarrasser.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux,  c'est 
qu'en  les  repoussant  ainsi,  il  dégagea  d'autre  part  des  explo- 
sives fortes  la  série  des  M,  th,  ph\  A  vrai  dire,  ce  dernier 
manque  et  est  remplacé  par  un  /.  Voici  évidemment  ce  qui 
arriva  :  k  organique  donna  naissance  à  M  zend,  t  à  ^A,  p  à 
pli  ;  mais  de  ces  trois  aspirées,  la  seconde,  la  troisième,  à  un 
moment  donné,  progressèrent,  c'est-à-dire  furent  sifflées. 
C'est  absolument,  pour  \eph,  la  même  chose  qu'en  grec,  le  ç 
ou  -Tzh  j)rononcé  f.  Ainsi  de  l'arjaque  pra,  devant,  provint 
en  premier  lieu  un  pra,  zend  :  suivit  un  jiJira  dont  l'aspira- 
tion ne  put  se  maintenir  et  qui  devint /"/«.  —  Comment  sa- 
vons-nous d'autre  part  que  le  th  d'aspirée  devint  sifflante?... 
Par  uir  fait  bien  simple  :  c'est  que  là  où  l'on  attendait  légiti- 
mement une  sifflante  ç,  apparaît  en  plusieurs  cas  un  th;  ainsi 
la  racine  sru,  couler,  sk.  srii  (sravàmi),  gr.p  ('p£j:o)),*est  en 
zend,  tliru,  thraota,  c()urant,  flux.  Cette  démonstration  est 
inéluctable  par  elle-même  ;  pour  comble  d'assurance,  nous 
trouvons  encore  sa  contre-partie  :  th  en  cei'tains  cas  fait  place 
à  une  sifflante.  Le  nom  jjropre  Thrita  est  Çrit  en  pthhi 
(huzvâresh),  on  C(jnnaît  le  rapprochement  de  Thraetaona 
avec  Frédûn. 

Je  mentionnerai  encore  ceux  du  zend  açengô  avec  le  v. 
perse  athangaina^  de  pierre,  fait  avec  des  pierres,  —  et  de 
thnavare  avec  le  sk.  snâyu-s,  nuiscle,  tendon. 

«  On  sait,  dit  M.  Spiegel,  que  dans  les  meilleurs  manus- 


—  294  — 

crits  ih  et  ç  du  vieux  backtrien  permuttent  entre  eux,  cfr. 
nithma  et  niçma,  jathaiti  et  jaçaiii.  —  Beitr.  iv,  308.  — 
L'iiaspirée  hh  fut-elle  également  sifflée,  c'est  assurément  ce 
qu'il  est  judicieux  de  présumer. 

Le  perse  suivit  la  même  voie  que  son  congénère  intime  le 
zend.  A  l'époque  où  nous  le  connaissons,  c'est-à-dire  sous  le 
règne  des  rois  Achéménides,  il  ne  nous  offre  plus  aucune  des 
aspirées  primitives  bh,  dh,  gh.  Ainsi  la  racine  grbh,  entourer, 
contenir,  saisir,  d'où  le  sk.  garbha-s,  matrice  et  fœtus,  d'où 
le  grec  ,Ppé<fo-ç,  n'apparaît  plus  ici  que  sous  la  forme  «  garb  » 
avec  renforcement  de  l'aspirée  :  Bâhirum  agarbûyat,  il  prit 
Babylone...  LeDHA,  poser, établir, d'où -(-ôvix'.jsk,  da-dJia- 
mi,  n'a  plus  que  la  forme  «  dâ  »  Dârayavum  khsdyathiyam 
ada-dâ'.  il  a  établi  Darius  pourvoi,  cfr.  £t(-Oy;. 

Mais  tout  en  repoussant  de  la  sorte  les  aspirées  primitives, 
le  perse  fit  éclore,  comme  le  zend,  les  aspirées  factices  j»A,  th, 
kh.  La  i)remière  eut  absolument  le  même  sort  que  chez  son 
congénère,  c'est-à-dire  fut  sifflée  en  /;  c'est  sous  cette  forme 
seule  que  nous  la  retrouvons  :  le  p  du  thème  aryaque  «  pra- 
tama  »,  par  l'intermédiaire  de  l'état  aspiré ^^,  arriva  au  sif- 
flement f,  à'oh/raiama,  premier.  Dans  la  série  dentale,  par- 
tant d'un  T,  on  ne  s'en  tint  pas  à  la  forme  aspirée  M,  onpousssa 
là  aussi  jusqu'à  la  sifflante,  le  tk  gotique,  anglais,  grec  mo- 
derne. La  preuve  de  ceci  est  en  ce  que  ce  t/i  apparaît  à  cer- 
tains endroits  où  l'on  attendrait  une  sifflante  ç.  L'on  sait  que 
le  K  aryaque,  dans  les  idiomes  sanskrit  et  éraniens,  a  la  possi- 
bilité de  se  changer  en  sa  sifflante  correspondante,  c'est-à-dire 
en  ç  (sk.  çaiam,  z.  çatem,  1.  cenium,  gr.  £-/.a-:év)  :  Eh  bien 
M.  Spiegel  (1)  nous  cite  plusieurs  vocables  perses  où  ^/i  cor- 
respond à  ç  zend  et  sanskrit.  Qu'est-il  arrivé  ?  Ceci  :  le  perse 
a  d'abord  sifflé  le  k  en  ç,  puis  à  la  place  du  p  a  mis  par  con  - 

(i)  Die  ahpers.  Keilinschr.  p.  i35. 


—  295  — 

fusion  la  sifflante  dentale  ^A. — D'autre  part,  dans  les  langues 
éraniennes  le  ç  n'est  pas  toujours  le  produit  de  k;  il  peut  l'être 
encore  de  g  par  l'intermédiaire  de  z  (1).  Ainsi  de  la  racine 
MAg,  pouvoir,  le  zend  a  fait  maz  d'où  mac  :  en  face  du  grec 
IJLéYiTJo,  très  grand,  il  possède,  à  la  vérité,  mazista  ;  mais  rien 
ne  l'eût  pu  empêcher  de  pousser  à  maçista.  Or  il  est  évident 
que  le  perse  a  passé  par  cette  forme  maçista  avant  d'aboutir 
k  son  mathista.  Toujours  la  confusion  de  sifflante.  Quant  au 
M,  il  faut  probablement  penser  de  lui  la  même  chose  que  du 
M  zend.  Voir  ci-dessus. 

En  tout  cas,  l'étude  des  aspirées  me  semble  éminemment 
favorable  à  l'opinion  qui  sépare  profondément  les  Hellènes 
du  groupe  italiote.  Combien  trouvons-nous  d'autres  abîmes 
entre  les  Grecs  et  les  Latins  sous  le  rapport  linguistique! 
C'est  là  une  question  qui  à  elle  seule  réclamerait  un  article 
considérable  ;  je  ne  la  puis  entamer  à  présent  d'une  façon  se- 
condaire. Ma  plus  intime  conviction  est  que,  s'il  faut  à  toute 
force  établir  un  système  de  rapprochements  comparés  entre 
les  divers  idiomes  aryens,  un  groupe  bien  distinct  doit  être 
formé  par  les  dialectes  italiotes,  celtiques,  germaniques,  sla- 
ves, en  face  desquels  se  tiendraient  le  sanskrit  et  les  langues 
éraniennes,  dont  on  pourrait  à  la  rigueur  rapprocher  le 
grec. 

Maintenant  j'ai  à  dire  quelques  mots  du  passage  des  aspi- 
rées organiques  gh,  dh,  bh  sur  le  domaine  latin. 

Cette  marche  est  énoncée  par  le  seul  mot  de  renforcement. 
Cela  ne  doit  pas  nous  étonner.  La  vocalisation  correcte,  la 
contraction  des  sons  doubles,  le  maintien  des  explosives  ordi- 
naires dans  tout  leur  rigorisme,  en  un  mot,  l'entière  appa- 
rence phonétique  de  la  langue  latine  laissait  pressentir  une 
médiocre  indulgence  pour  ces  explosives  à  délicates  nuances. 

(i)  Schleicher,  Gomp.  p.  191. 


—  296  — 

Rigoureux,  âpre  et  tranchant,  le  latin  ne  pouvait  maintenir 
cette  espèce  de  consonnes  molles  et  doucereuses. 

Deux  voies  de  renforcement  lui  étaient  ouvertes  ;  il  s'en-* 
gagea  dans  l'une  et  dans  l'autre. 

La  première  est  l'insistance  vulgaire,  l'insistance  germa- 
nique et  irlandaise,  la  progression  de  bh  à  b,  de  du  à  d,  de 
GH  à  G.  En  latin  nous  la  rencontrons  effectuée  dans  le  corps 
du  mot;  j'en  donnerai  quelques  exemples  : 

Sk.  nabh-as,  nuage,  gr.  vé^-oç,  clr.  nubes,  nebula; 

Sk.  ubhâu,  deux,  gr.  à[X9a),  lat.  ambo\ 

Sk.  abJii,  autour,  gr.  à[j,9t,  lat.  amh-  ; 

Sk.  a{g)Ms,  serpent,  gr.  ly\.q,  lat.  angvis; 

Sk.  mêhâmi,  je  verse,  j'urine,  gr.  o-i^r/sco,  lat.  mi-n-go; 

Sk.  dîrgJia-s,  long,  gr.  BoXr/6-ç,  cfr.  in-dulg-ere,  donner 
du  temps  :  «  indulge  hospitio.  »  En.  iv,  51  (1). 

Le  second  mode  de  renforcement,  celui  que  le  latin  appli- 
que aux  aspirées  initiales,  aboutit  à  une  sifflante.  Je  dis 
«  aboutit  »,  car  ce  ne  fut  pas  du  premier  coup  et  directement 
que  l'aryaque  «  dliuma-s  »  fumée,  par  exemple,  passa  à  la 
forme  latine  famu-s. 

Voici  comment  cette  évolution  s'accomplit.  Il  arrive  que 
dans  l'émission  des  bh,  ijh,  gh  l'élément  d'aspiration  atteint 
un  degré  exagéré  de  dominance  :  l'élément  explosif  effacé 
sombre  tout  à  fait.  Une  fois  dans  cette  route,  le  latin,  logi- 
que, poussa  jusqu'au  bout  :  il  siffla  l'aspiration,  seul  reste  de 
l'aspirée  primordiale.  C'est  ainsi  que  l'aryaque  «  bharanti  » 


(i)  On  cite  jusqu'à  deux  exceptions  à  ce  mode  de  renforcement 
à  l'intérieur  du  mot.  De  l'aryaque  waghami,  je  véhicule,  sk.  va- 
hâmi  gr,  royz.i6z, ,  provient  non  vego^  mais  veho.  De  mabhyam,  à 
moi,  naît  non  pas  mibi  (cfr.  si-bi^  ti-bi),  mais  mihi.  On  explique 
ces  deux  faits  par  une  dissimulation,  d'après  la  présence  des  la- 
biales V  et  m.  Mais  vobis Le  maintien  de  l'explosive  serait-il 

dû  ici  à  la  nature  labiale  de  la  voyelle? 


I 


—  297  — 

ils  portent,  devint  successivement  «  lierunti,  »  puis  «  lierunt,  » 
puis  «  ferunt,  »  tbrnie  définitive.  Toutefois,  un  certain  nom- 
bre de  vocables  ne  connurent  point  le  dernier  degré  de  cette 
progression.  Ainsi  l'aryaque  «  ghyas  »  hier,  sk.  liyas  (1\ 
s'est  arrêté  en  latin  à  la  foi"me  lies-i  d'où  heri  (2).  Au  sur- 
plus, je  rappellerai  quelques  cas  de  cette  progression  : 

Rac,  GHU  couler,  verser,  gr.  /ip-w,  '/tj-\).x.  xû-c.;,  got. 
giutan  verser,  àowne  humor ,  humidus,  humecto,  mais  aussi 
avec  sifflement  de  l'aspirée, yow(^)5,  ec-futio,  ftitilis; 

Rac.  GHi  verser,  sk.  îiimas  neige,  gr.ytwv,  escl.  lith.  zima, 
lat.  hiems: 

Rac.  GHii  briller,  luire,  sk.  haris  vert,  Itarinas  blanc- 
jaunàtre,  gr.  yXàoq,  lat.  heluSy  helvus. 

Est-il  besoin  maintenant  de  rapprocher /ra^er  de  hhralr, 
:fpi-r,p,  got.  Irôthar,  — fj,n,  parler,  de  f^[;-';, — fero  de  cpépo), 
sk.  bharûmi,  got.  haira,  — femina  (la  nourrice)  de  dhûlH 
et  OviaOx'.,  — fumus  de  dklmas  et  Ou[j.é;,  — fr'iare  de  xpîoj  et 
gliarami% 

En  résumé,  il  n'y  a  donc  rien  que  de  très  naturel  à  l'exis- 
tence sinmltanée  de  ces  formes  ^œAW^hircuseiflrcusJiabaei 
faba,  hostia  et/oslla,hordeum  et/ordeicmjiœdus  et/œdus. 

Tandis  que  la  progression  s'opérait  chez  les  uns,  on  en  res- 
fait  chez  les  autres  à  la  forme  de  transition. 

Cette  évolution  eut  lieu  à' coup  sûr  dès  une  très  haute  anti- 
quité. La  })reuve  en  est  en  ce  que  les  anciens  érudits  don- 
naient généralement  la  forme  avec  /'comme  primitive  :  «/œ- 
^/z^m  antiqui  dicebant  pro  hœdo,/olus  \n'o  olere,/b5^g7»  pro 

(i)  Tout  à  l'heure,  nous  avons  déjà  vu  ahis  serpent,  pour  aghis 
et  mêhâmi  pour  mêghâmi.  Le  sk.  perd  volontiers  le  ^'"  du  gh  or- 
ganique; de  même  le  d  de  dh  et  le  b  de  bh  :  liita-s  placé  est  pour 
dliitas,  cfr.  Oîtî-çî  la  racine  classique  grah  saisir,  est  grabh  en 
védique. 

(2)  Avec  j  locatif  et  r  pour  5  comme  d'habitude. 

20 


—  298  — 

lioste,  /osiiam  pro  liostia.  »  Paul.  pg.  84;  «  illi  (antiqui 
fordeum  dicebant,  nos  hordeum.  »  Scaurus,  p.  2,249] 
«  guem 'diûiqui ^rcum  nos  Mrcum...  appellamus.  «  Varr. 
De  L.  L.  IV,  19. 

Le  témoignage  suivant,  pour  être  isolé,  n'en  est  pas  moins 
le  seul  exact  :  «  Nam  posteritas  inmultis  nominibus  F  pro  h 
posuit.  »  Serv.  ad  ^n.;  vu,  695. 

Je  rappellerai  ici  un  fait  de  choc  en  retour,  un  fait  du  re- 
monte de  la  série,  qui  ne  demeure  pas  au  surplus  sans  avoir 
son  analogue  en  d'autres  matières  (1).  Ce  recul  est,  au  bout 
du  compte,  fort  justifiable  :  arrivé  au  terme  du  parcours  pos- 
sible, si  l'on  veut  se  mouvoir  encore,  force  est  bien  de  re- 
brousser chemin. 

Nous  avons  vu  le  latin  n'arriver  à  la  sifflante  F  que  par 
l'entremise  d'un  h  débris  d'une  aspirée.  Eh  bien ,  il  arriva 
que  certains  dialectes  novo-latins,  prétendant  renforcer  cet  F, 
n'aboutirei.t  qu'à  se  faire  rejeter  à  I'h.  Voici,  par  exemple, 
l'aryaque  dharmavansas  (nom.  sing.  masc.)  doué  de  forme, 
c'est-à-dire  beau,  par  la  succession  /larmavansas,  Itarma 
t>)ansas,  harmânsas^  Jiormônsos,  Jiormônsus.formônsus  le 
latin  arrive  à  formôsus  :  les  idiomes  ibériques  veulent  encore 
faire  progresser  I'f,  et  se  brisant  contre  l'impossibilité  physi- 
que, sont  rejetés  à  h,  témoin  J/ermoso:  témoin  encore  cette 
série  de  formes  doubles,  ancien  /Ijo  et  moderne  MJo  iîls,  an- 
cien/rtS^io  et  moderne  hasHo  (fastidium). 

(i)  Le  ch  du  français  «  chambre,  mèche,  chaperon,  hache,  ar- 
cher »  est  le  cinquième  terme  d'une  série  dont  le  premier  est  A", 
le  second  /fj,  le  troisième  /i,  le  quatrième  é  :  Eh  bien,  l'italien, 
empruntant  au  français  les  mots  que  je  viens  de  citer,  fait  du 
cinquième  terme  le  quatrième  :  «  ciambra,  ciapperone,  miccia, 
accia,  arciere.  >•  L'anglais,  toujours  en  nous  empruntant,  fait  ab- 
solument le  même  recul  avec  «  chamber,  charme,  charge.  »  Il 
suffit,  pour  bien  saisir  le  fait,  de  s'en  rapporter  uniquement  à 
l'oreille. 


—  2t)9    - 

Dans  les  pages  qui  précèdent,  je  viens  de  parcourir  un  cer- 
tain nombre  de  faits  généraux,  fondamentaux,  et  dont  la  con- 
naissance est  la  base  même  des  études  de  linguistique.  Autant 
la  phonétique  importe  peu  au  faiseur  d'étymologies  à  la  Mé- 
nage, autant  sa  connaissance  approfondie  est  indispensable  à 
celui  qui  étudie  les  langues  scientifiquement.  La  reconnais- 
sance d'un  vocable  n'est  après  tout  que  l'analyse  de  ses  élé- 
ments phonétiques.  Le  linguiste  doit  avant  toutes  choses  faire 
abstraction  des  rapprochements  que  l'oreille  se  plaît  à  admet- 
tre, mais  qu'aucune  analogie  n'autorise.  C'est  avec  ce  sys- 
tème d'à-peu  près,  c'est  avec  ce  procédé  d'assonnances  qu'on 
arrive  à  comparer  aux  langues  indo-européennes  l'arabe, 
l'hébreu,  le  syriaque.  Il  n'est  pas  rare  de  tomber  sur  quel- 
qu'un de  ces  étranges  faiseurs  :  en  telle  occurence,  la  discus- 
sion n'est  qu"un  anachronisme,  La  seule  réponse  possible  à  ces 
retardataires  fantaisistes  est  celle-ci  :  présentez-nous  un  ta- 
bleau des  variations  phonétiques  d'un  idiome  syro-arabe  au 
système  indo-européen,  ou  réciproquement.  Encore  un  coup, 
ces  rapprochements  d'à-})eu  i)rès  sont  traîtres  au  possible. 
Ainsi,  une  revue  allemande  (Beitr.  ii,  391)  s'est  amusé  à 
relever  quelques  faits  fort  curieux  en  ce  genre.  Tandis,  par 
exemple,  que  le  vieux-bohém.  dci  (prononcez  Isi]  représente 
l'allemand  Tochter^We,  tandis  que  l'ossète  e/io  égale  Schwes- 
ter  sœur,  l'allemand  ahnlich,  pareil,  analogue,  n'a  aucun 
rapport  avec  àvâXo^o?.  Il  est  bon  de  noter  tous  les  faits  de 
cette  sorte  et  de  les  i)ublier.  Grâce  à  eux,  les  «  il  me  semble  » 
en  matière!  pliilologique  iront  plutôt  rejoindre,  même  pour  le 
j)ublic  indifférent,  les  conceptions  supra-naturalistes  de  l'al- 
chimie et  de  l'astrologie. 

Je  ne  terminerai  pas  ces  quelques  notes  sur  les  aspirées 
organiques  sans  me  tourner  vers  un  fait  particulier,  qui  peut 
avoir  son  intérêt,  mais  qui  possède  à  coup  sûr  une  grosse  im- 
portance. 


—  300  — 

En  face  du  sk.  ilaMmi  je  brûle  (=daghàmi),  dagdlias 
brûlé  (=dagbtas),  en  face  de  badJinâmi  je  lie,  laddhas  lié 
(=badlitas) ,  les  deux  vocables  gotiques  dags  le  jour,  hindan 
lier,  semblent  résister,  dans  leur  consonne  initiale,  au  fait 
constant  de  progression  :  ar.  bh,  dh,  GH=got.  b,  d,  g. 

Je  ne  pense  point  que  la  faute  soit  ici  imputable  au  go 
tique. 

Il  est  manifeste  que  soit  une  racine  BHAdh,  soit  sa  sœur 
BHIdh  apparaissent  dans  le  \^û\\fœdus^  fldo,fascis,fessus, 
dans  le  gotique  hinda  je  lie,  bidja  je  prie  (cf.  pour  l'image 
«  serrer-prier  »  precor,  preces^  sk.  proc/iâmi  yhiterroge,  je 
prie,  got./raihnan,  provenant  de  la  même  racine  que  jo^^c- 
tere,  plicare,  TrXéy.w,  likoA-i].  Le  zend,  le  perse  avec  leur  b  et 
leur  d  admettent  également  bh  et  dh. 

A  l'égard  de  DHAgh,  je  l'avoue,  il  y  a  disette  de  congé- 
nères ;  mais  il  n'y  a  point  de  congénères  non  plus  autorisant, 
d'après  le  sanskrit  dahâmi,  une  racine  DAgh. 

Si  donc  j'arrive  k  constater  par  des  faits  indéniables  qu'en 
plusieurs  cas  le  sanskrit  fait  de  l'aspirée  initiale  organique 
une  explosive  faible,  j'aurai  parfaitement  le  droit  de  voir  dans 
daMmi  un  de  ces  pliénomènes. 

G'estàunDHWAR,  DHUR  que  nous  conduisent  66pa porte, 
\dX.  fores,  got.  daûr  :  le  sansk.  a  dvâr  et  dur.  Je  n'hésite 
pas  à  attribuer  au  souffle  labial  suivant  l'explosive,  la  perte 
de  l'aspiration  ;  mais  ce  n'est  point  cela  qui  nous  doit  occuper. 

Il  existe  une  série  de  mots  sanskrits  où  nous  constatons  la 
chute  de  l'aspirée  initiale  à  l'explosive  faible,  lorsque  la  con- 
sonne précédant  ou  ouvrant  la  seconde  syllabe  du  mot  est  elle 
aussi  une  aspirée. 

Il  y  a  là  à  coup  sûr  un  procédé  i)arallèle  à  celui  qui  dan^ 
le  redoublement  donne  dadliâti  et  non  *dhadh(Ui  -Mr^':K, 
TcsçiXYjxa  id  est  z£7:h(>.r(7,a  et  non  ^TàitiàiiXr^/a.  C'est  ce  que 
constate  M.  Schleicher  au  Gomp.  p.  175. 


—  301   — 

Le  grec  dans  cette  chute  de  l'aspirée  suit  exactement  la 
même  marche  que  le  sanskrit.  Seulement,  comme  son  aspirée 
est  devenue,  à  la  suite  d'un  fait  d'assimilation,  xli,  xh,  y,b,  là 
où  le  sanskrit  aura  b,  d,  g,  i\  nous  présentera  t.,  -:,  y.;  mais 
l'un  et  l'autre  représenteront  bh,  dh,  gh. 

Voici  d'abord  le  sk.  biVms  le  bras  et  le  grec -KTjy'j;  :  du  mo- 
ment qu'on  les  restitue  à  leur  forme  *bM{g)Jms,  *(^rf/uz  id  est 
*7:hY)y'jç.  ils  prennent  place  d'eux-mêmes  à  côté  du  gotique 
biugan,  du  iuàe^^e  piîican  courl)er,  et  ramènent  à  bhagh, 

BHUGH. 

Il  faut  à  toute  force  admettre  cette  dérivation  pai'  -gh  à 
côté  de  celle  par  -g,  d'oii  BHUg  donnant  906710,  fugio,  sk. 
hhujâmi.  M.  Curtius,  en  plaçant  biuga  à  côté  de  ces  der- 
niers (Grundz.  p.  172),  tombe  dans  une  méprise  (1).  La  racine 
première,  la  vraie  racine,  est  évidemment  BHA,  BHU  :  il 
est  curieux  de  voir  le  sanskrit  et  le  grec  amener  son  bh  à  ^ 
ou  ::,  où  le  conserver,  ^h  o,  selon  que  l'élément  annexé 
sera  ou  non  aspiré. 

Du  grec  y.sjOa)  je  cache,  je  renferme,  aor.  2,  lxu6ov,  et  de 
son  correspondant  sanskrit  gudhydmi  je  couvre,  avec  guJiâ 
cacliette,  se  dégagerait  également ini  verbe aryaque  GHUdh, 

Le  got.  ana-biuda  j'ordonne,  je  fais  savoir,  indique  un 
HHUdh.  a  celui-ci  nous  rattacherons  sans  peine  le  ^sk. 
bôdhâmi  je  sais,  budJias  savant,  budliitas  connu,  et  le  grec 
7:jv6ivo[;.a'.,  7:î60o[J.at. 

J'ai  déjà  rapproché  de  binda^eVie  le  sk.  badhnàmi  :  ajou- 


(i)  Au  dernier  fascicule  de  la  Revue  de  Ling.,  p.  iqS,  j'ai  ab- 
solument, comme  M.  Curtius,  placé  osûvio  et  biuga  sous  une 
seule  et  même  rubrique.  Je  ne  puis  me  rendre  compte  de  ce  lap- 
sus, si  contraire  îl  mon  intime  conviction,  que  par  l'habitude 
d'entendre  émettre  constamment  ledit  rapprochement.  Je  prie  le 
lecteur  de  rétablir  le  passage  que  j'indique,  d'après  la  théorie  que 
)c  formule  en  ce  moment. 


—  302  - 
tons  T:£v9£pé;  beau-frère,  allié,  T:£t(5[j.a  pour  *i:îv9[;,a lien,  corde, 
et  nous  voici  à  un  RHAdh. 

Le  sk.  hudhnas  racine,  partie  inférieure,  le  grec  7:j0i;.y)v 
base,  terrain,  s'accordent  donc  eux  aussi  avec  le  ]aïm/iindus 
pour  la  restitution  d'un  BHUdh  (1). 

Je  ne  dis  rien  de  yaû^w  que  je  renvoie  avec  sculpo  à  un 
SKPp,  comme  ypaçw  et  scribo  à  un  SKPbh.  (Léo  Meyer, 
vergl.  Gr.  i,  45;  A.  Fick,  Or.  und  Occ.  m,  294;  Walter, 
Zeits.  XII,  381).  Pour  repousser  cette  o^^inion,  il  faudrait 
prouver  que  le  g  aryaque,  lorsqu'il  est  suivi  d'un  r,  peut  être 
maintenu  par  celui-ci  contre  la  progression  germanique,  ce 
qui  n'est  pas  inadmissible. 

Je  passe  sur  7:c(0o)  je  persuade,  que  l'on  rattachera  facile- 
ment Si\ec  Jldes,  flàus  à  un  BHIdh  (1). 

J'arrive  à  druhyâmi  ]e  hais,  fZro//rt5  offense,  pour  les  rap- 
procher du  gotique  driugan  combattre  «  ei  driugais...  thata 
gôdô  drauhtivitôth  »  ha.  a-pa-îUYi...':Y)v  y.aAî|V  c-:paTi(av,  1  Tim. 
1,  18. 

A  propos  de  dêJimi  je  frotte,  comparé  à  flngo,  o\)\\i^Jlctile, 
got.  deiga  je  pétris,  la  difficulté  pour  la  restitution  de  DHIgh 
est  simplement  dans  le  grec  OiYi^-a  contact,  Oiv^avo)  je  touche. 

Pourquoi  ôiyet  non  t-.-/  d'après  Or/? En  elle-même  et  par 

elle-même  la  question  est  fort  délicate.  Mais  advienne  une 
analogie  quelconque  et  tout  s'explique.  Cette  analogie  je  la 
rencontre  dans  OuY^'^ip  tîlle.  La  proposition  suivante  est  en 
effet  incontestable ,  quant  à  la  partie  radicale  fyjyà.-r,p  : 
daiihtar  dic  gotique  :  :  fK^ixa  :  deiga  du  gotique.  Ces  deux 
exemples  s'étayent  invinciblement  :  hétéroclites  dissociés,  as- 
sociés ils  concluent.  Que  s'est-il  donc  produit?.....  Ceci  :  le 
transport  de  l'aspiration.  Mieux  eut  valu  cent  fois  *':'jyd-:r,p 

(I)  P'JSGi;  etàê'jacoq  n'ont  rien  à  faire  ici,  pas  plus  que  JîyOi;. 
VoirCurtius,  Grundz.,  p.  416. 

(i)  Ainsi  TÂ-zzib-T.  je  me  fie,  est  pour  *ç£5O'.0a  id  est  *T.hi-ho'Mx. 


—  303  - 

et  *Tix[Aa,  correspondant  au  sk.  duîiitr  pour  *dîm{g)hitr  et 
dèhmi  pour  *dhê{g)hmi. 

Une  observation  essentielle  au  sujet  de  daûJitar.  Celui-ci 
est  pour  *daugtar.  Une  loi  rigoureuse  de  la  langue  gotique 
veut  le  changement  de  gt  en  li^  :  cette  loi,  dont  j'ai  parlé  ci- 
dessus,  p.  .387,  trouve  ici  son  application.  De  même  de  la  ra- 
cine MAgh  être  grand,  grandir,  proviennent  sk.  maJiâmi 
j'augmente,  mahat  grand,  gr.  ij-yj/o;  moyen  de  secours,  litli. 
magoju  ]Si\àe,  puis  en  got.  non  pas *»tff^^5  la  puissance,  mais 
mahts,  de  MIgh,  arroser,  mouiller,  le  ii\i.mêhâMi  j'arrose, 
j'urine,  rniha-s  \A\\\e,  le  gr. 3-1x7 Iw,  j'urine,  le  lat.  mingo  et 
meio  ;  mais  en  got.  non  pas  *migstus  engrais,  mais  bien 
maihstus.  =  Ainsi  daûhtar,  dtihitr  et  6'JYarf,p  nous  amè- 
nent d'un  commun  accord  à  une  racine  DHUgh.  Ce  DHU  est 
frère  de  DHA,  DHI  traire,  allaiter,  d'où  Ofj^Oat  traire,  sk. 
d/iâtrî  nourrice ,  lat.  Jllius  nourrisson,  femina  celle  qui 
allaite,  got.  daddja]3i\\dMe.  Le  nom  de  la  tîlle  lui  était  ainsi 
donné  de  son  office  auprès  des  vaches.  C'est  un  fait  })ien 
connu. 

En  résumé,  de  ces  faits,  (|ui  sans  doute  encore  peuvent 
rencontrer  des  analogues,  un  i)hénomène  doit  être  constaté  : 
une  explosive  faible  peut  en  sanskrit  remplacer  une  explosive 
aspirée,  lorsque  la  consonne  précédant  ou  bien  ouvrant  la 
seconde  syllabe  est  elle  aussi  une  aspirée. 

Ainsi  donc,  dag^  et  dahâmi  se  trouvant  l'un  et  l'autre  en 
présence,  sans  appui  de  ("ongénères  détachant  le  premier  de  la 
progression  constante  germanique,  le  second,  par  raison 
fl'analogie  doit  tenir  lieu  et  place  d'un  ^dliahâmi  pour 
^dhaghâmi. 

A  côté  de  BHAdh,  BHIdh  serrer,  lier,  et  autres,  il  faut 
reconnaitre  un  DHAgh,  briller,  brûler. 

A.    IIOVELACQUE. 


ÉTUDES   VÉDIUUES 


CHRONOLOGIE 

En  parlant  de  la  date,  en  apparence  si  reculée,  qu'il 
assignait  au  commencement  de  la  période  védique,  notre 
collaborateur  et  ami,  M.  Girard  de  Rialle,  disait  (p.  71  de 
notre  i"  fascicule)  :  «  On  reviendra,  du  reste,  un  jour  dans 
ce  recueil ,  sur  cette  question  d'une  importance  considé- 
rable à  tous  les  points  de  vue.»  Il  appartenait  à  M. G.  Rodier, 
dont  les  savantes  recherches  ont  réalisé  un  progrès  si  notable 
dans  l'étude  comparative  des  chronologies  hindoue,  iranienne, 
égyptienne  et  chaldéenne,  de  résoudre  quelques-uns  des 
problèmes  soulevés  par  notre  jeune  et  courageux  indianiste. 
Aussi  bien  nous  estimons-nous  heureux  de  pouvoir  offrir  à 
nos  lecteurs  le  grave  et  décisif  travail  de  l'éminent  chrono- 
logiste,  sans  rien  changer  à  ses  procédés  de  transcription 
familières  du  sanskrit. 

H.  G. 

A  M.  Girard  de  Rialle. 

Monsieur, 
Dans  un  volume  sur  l'Antiquité  des  races  humaines,  j'ai 
établi,  entre  les  deux  dates  19337  et  13901  avant  J.  G.,  Icg 


—  305  — 

limites  de  l'âge  védique,  de  cet  âge  qui  fait  l'objet  de  vos 
études  actuelles.  Directement  fournis  par  la  chronologie 
des  Jndous  très  plausiblement  interprétée,  ces  deux  chiffres 
n'auraient  pas  une  authenticité  indéniable,  s'ils  n'étaient 
susceptibles  de  vérifications  rigoureuses  par  des  calculs 
astronomiques.  Je  n'ai  pu  indiquer  dans  mon  livre  que  les 
résultats  de  ces  calculs,  et  leurs  types  se  trouvent  dans  un 
manuscrit  qui,  jusqu'à  ce  jour,  n'a  été  communiqué  qu'à 
l'Académie  des  Sciences,  à  celle  des  Inscriptions  et  à  un  petit 
nombre  de  mathématiciens  en  dehors  de  ces  deux  corps* 
Vous  me  demandiez  l'autre  jour  s'il  ne  me  serait  pas  possible 
de  vous  présenter  à  part  les  calculs  relatifs  à  la  vérification 
des  deux  ères  indoues  précitées  ;  je  vous  répondis  affirmati- 
vement, et  c'est  pour  remplir  la  promesse  que  je  vous  fis  que 
je  vous  adresse  d'abord  les  calculs  qui  contrôlent  la  date 
i3qoi.  Mais  je  dois  commencer  par  vous  rappeler  que  les 
diverses  ères  indoues,  égyptiennes,  iraniennes  et  chaldéennes 
dérivent,  chronologiquement  et  astronomiquement,  les  unes 
des  autres,  et  qu'en  conséquence  les  preuves  formelles  que  je 
vais  donner  isolément  de  la  réalité  et  de  la  précision  de  l'une 
d'elles  sont  considérablement  fortifiées,  quand  on  les  rappro- 
che de  ce  que  révèle  la  discussion  des  autres.  Les  grandes 
périodes  qui  jouent  un  si  grand  rôledans  l'histoire  des  peuples 
primitifs  sont  toutes,  au  moins  implicitement,  quelquefois 
explicitement,  mais  toujours  avec  une  évidence  complète, 
liées  aux  mouvements  célestes.  Ce  que  nous  en  connaissons 
maintenant  atteste  que  les  anciens  peuples  pouvaient  échan- 
ger leurs  idées  scientifiques,  et  que,  chez  tous,  les  astronomes 
(prêtres)  suppléaient  à  l'imperfection  de  leurs  instruments 
de  mathématiques  par  de  patienles  observations  prolongées 
pendant  de  longs  siècles  et  enregistrées  à  leur  place  dans  des 
séries  régulières  de  temps.  Je  n'ai  pas  ici  à  développer  ces 
remarques  que  j'ai  tant  de  fois  mises  en  évidence  dans  mon 


—  306  — 

livre,  et  je  me  contenterai  aussi  de  rappeler  simplement  que 
chaque  origine,  chaque  clôture  d'un  grand  cycle  a  dû  émo- 
tionner,  avec  plus  ou  moins  de  force,  le  profane  vulgaire, 
motiver  souvent  une  réforme,  quelquefois  une  révolution 
politique,  religieuse,  scientifique,  presque  toujours  des  trou- 
bles que  l'histoire  a  notés. 

Fondés  sur  les  principes  les  plus  élémentaires  de  l'astro- 
nomie, les  calculs  que  je  vais  faire  sont  bien  simples  et 
peuvent  être  suivis  sans  peine  par  toute  personne  possédant 
les  premières  notions  de  cette  science.  Avant  de  la  présenter 
ici,  il  me  paraît  utile  d'éviter  autant  que  possible,  à  ceux 
qui  liront  cette  note,  l'embarras  de  rechercher,  dans  mon 
ouvrage,  les  points  de  départ  de  la  discussion  ;  il  est  essen- 
tiel aussi  de  bien  faire  remarquer  que  la  date  à  vérifier 
astronomiquement  est  obtenue  d'avance  par  la  simple 
expression  des  chiffres  chronologiques  indous  que  je  me 
permets  seulement  de  débarrasser  du  facteur  conventionnel 
36o,  dont  la  fonction  est  maintenant  bien  connue.  Nous  ne 
violentons  aucun  texte  pour  éloigner,  pour  rapprocher  la 
date,  pour  la  préparer,  pour  la  ployer,  pour  l'adapter  aux 
résultats  d'un  calcul  astronomique.  Voici  les  données  chro- 
nologiques; elles  sont  notoires  et  bien  connues  de  tous  les 
indianistes  s'occupant  de  l'histoire  : 

i"  Les  Indous  placent  le  commencement  de  la  période 
qu'ils  nomment  Kali-Youg  (Petit  Youga)  à  une  date  qui 
correspond  à  l'an  3ioi  avant  J.-C,  et  ils  prétendent  aussi 
(aujourd'hui)  que  ce  cycle  doit  durer  1,200  ans  divins  ;  or, 
comme  ils  prétendent  encore  que  ce  qu'ils  appellent  Vannée 
divine  vaut  3 60  années  humaines,  le  Kali-Youg  ne  serait 
pas  prêt  de  finir,  car  il  vaudrait,  à  ce  compte,  36o  X  1 200  = 
432000  années  humaines.  Supposons  provisoirement,  sauf 
à  rappeler  ou  à  renouveler  plus  loin  tout  ou  partie  de  la 
démonstration  qui  en  a  été  faite  que  le  facteur  36o  a  été 


—  307  — 

introduit  dans  un  but  fort  apparent,  mais  arbitrairement  ; 
donnons  au  Kali-Youg  la  durée,  non  pas  de  1200  années 
divines,  mais  tout  bonnement  celle  de  i  200  de  nos  années  à 
nous,  pauvres  mortels;  il  en  résulterait  que  le  Kali-Youg, 
qui  est  censé  durer  encore  (dans  l'opinion  actuelle  des  Brah- 
manes et  de  leurs  confiants  disciples),  a  pris  réellement  fin 
en  l'an  1901  avant  J.-C.  ;  et  déjà  nous  pouvons,  par  l'histoire 
seule,  commencer  à  entrevoir  que  notre  supposition  n'est  pas 
toute  gratuite,  car  les  chronologies  bien  connues  et  concor- 
dantes de  trois  des  principaux  états  de  l'Inde  s'accordent  à 
placer  la  mort  du  réformateur  religieux  Bouddha  vers  l'an 
1754,  à  quelques  années  près  ;  or,  si  nous  nous  permettons 
de  regarder  ce  chiffre  comme  rigoureusement  exact,  ce  qui 
n'est  pas  une  bien  grande  licence,  nous  verrons  tomber,  pré- 
cisément sur  l'an  1901,  le  commencement  d'une  ère  dite 
ÈRK  d'andjana,  dont  les  Bouddhistes  (les  Bouddhistes  seuls) 
out  conservé  le  souvenir,  en  l'indiquant  à  148  ans  avant  la 
mort  du  Bouddha.  Pourquoi  les  Brahmanes  en  ont-ils  effacé 
la  trace? 

2"  La  période  du  Kali-Youg  commençant,  nous  le  répétons, 
en  dehors  de  toute  discussion,  à  l'an  3ioi,  est  précédée 
de  la  période  dite  Douapar-Youg  {dvapara  yuga,  double 
youg)  dont  la  durée  aurait  été  fixée  à  2  fois  1200  ou  2400 
ans  divins,  soit  864,000  ans  humains.  Effaçons  encore  l'épi- 
thète  divin,  c'est-à-dire  le  facteur  conventionnel  36o,  et 
nous  trouvons,  pour  le  commencement  du  douapar,  3ioi  -f- 
2400  =  la  date  55ot. 

30  En  avant  de  Douapar,  on  trouve  le  Trétà-Youg  (triple 
youg)  avec  la  valeur  de  36oo  ans  divins  ou  1,296,000  ans 
humains.  Disons  encore  simplement  55oi  +  3600  =  9101, 
date  du  commencement  du  Douapar. 

4"  Le  Douapar  est  précédé  du  Satya-Youg  dont  la  valeur 
est  donnée  quadruple  de  celle  du  Kali-Youg,  c'est-à-dire 


—  308  — 

4800  ansdivins  ou  1,728,000  ans  humains. Suivant  toujours 
la  même  règle,  nous  disons  :  9101  +  4800=  iBgoi,  date  de 
l'origine  du  Satya. 

Reprenant  les  durées  partielles  des  Yougs,  nous  trouvons 
1 200  4-  2400  +  36oo  +  4800  =  1 2000  ans  pour  la  durée  du 
cycle  total;  et  c'est  précisément  la  valeur  ronde  que  les  In- 
dous  assignent  à  une  demi-révolution  de  la  précession  des 
équinoxes.  Ce  cycle  de  12000  ans  affecte  donc,  par  son  seul 
contexte,  la  prétention  à  une  physionomie  astronomique,  et 
il  est  déjà  permis  de  supposer  que  c'est  une  période  qu'on 
aurait  inaugurée  en  l'an  iSgoi  pour  enregistrer,  en  leur  lieu 
et  place,  toutes  les  observations  des  phénomènes  célestes  de 
l'avenir,  y  compris  ceux  de  la  précession  des  équinoxes  qu'on 
aurait  dès  alors  connus  fort  approximativement  et  dont  on 
aurait  voulu  suivre  pas  à  pas  les  petites  variations.  Quand 
j'admis  cette  supposition,  je  prévoyais  déjà  presque  à  coup 
sûr  que  j'allais  la  trouver  exacte  par  les  calculs  astronomi- 
ques ;  j'avais,  pour  me  donner  confiance,  la  certitude  com- 
plète de  la  réalité  des  anciennes  ères  des  autres  peuples,  et 
leur  vérification  m'avait  en  outre  fourni  une  méthode  suffi- 
samment approximative  pour  suivre ,  jusqu'à  ces  âges 
reculés,  les  petites  et  très  lentes  variations  de  l'année  tropi- 
que et  du  mouvement  des  équinoxes.  Instruit  déjà  par  de 
nombreuses  expériences,  j'osais  prévoir,  avant  tout  calcul, 
que  l'ère  iSqoi  allait  être  constatée  ère  secondaire,  subor- 
donnée à  une  ère  plus  ancienne;  qu'elle  marquait  une  de  ces 
réformes  astronomiques  pour  lesquelles  les  sacerdoces  anti- 
ques se  sont  tant  de  fois  ingéniés  à  concilier  les  besoins  du 
présent  et  de  l'avenir  avec  un  respect  tout  superstitieux  du 
passé.  Je  voyais  en  avant  du  Satya  la  période  des  Manouan- 
taras,  dont  je  n'avais  pas  encore  la  clef,  mais  qui,  certes,  à 
première  vue,  avait  dû  être  assez  longue  pour  donner  à  une 
série  d'astronomes,  même  dépourvus  d  instruments  de  pré- 


—  -M)  — 

cision,  les  bases  d'une  approximation  de  la  valeur  de  la 
demi-révolution  des  équinoxes  (12000  ans).  De  plus,  avant 
tout  calcul  définitif,  j'entrevoyais  que  l'ère  indoue  de  iSqoi 
n'est  qu'un  calque  de  l'ère  1461 1  des  Égyptiens.  C'est  dans 
ces  dispositions  d'esprit  que  j'abordai  la  vérification  décisive 
dont  je  vais,  Monsieur,  vous  soumettre  les  résultats,  bien 
décidé  toutefois  à  abandonner  mes  suppositions  si,  comme  il 
m'est  arrivé  quelquefois  dans  le  cours  de  mes  recherches, 
le  calcul  détruisait  les  indications  de  l'analogie. 

J'avais  aussi  d'autres  motifs  de  confiance  puisés  dans  des 

considérations  historiques,  et  c'est,  je  crois,  à  ce  point- ci  de 

la  discussion  qu'il  est  plus  naturel  de  les  exposer.   Nous 

avons  remonté  chronologiquement  de  l'ère  chrétienne  à  l'an 

13901  ;  rappelons,  en  sens  contraire,  la  série  des  principales 

traditions  indoues.  Perdues,  sans  liaison,  dans  l'immensité 

des  siècles  que  multipliait  une  fiction,  elles  reprennent  un 

air  de  vérité  dans  le  cadre  plus  restreint  que  nous  avons  fixé. 

Seule,  la  période  du  Satya-Youg  est  à  peu  près  toute  vide 

de  détails  historiques.  Elle  est  censée  occupée  en  entier  par  le 

règne  du  7'-  Manou  (législateur  ou  inaugurateur  de  période  ? 

nommé  Vaivasvata  ou  Satyavrata,  ce  qui  pourrait  signifier 

que  ses  institutions  restèrent  intactes  jusqu'à   l'an  9101. 

«  De  ce  silence  de  l'histoire,   nous  pourrions  inférer  que 

«  l'Inde  d'alors  était  partagée  entre  plusieurs  petits  souve- 

«  rains  régnant  sans  bruit,  sacrés,  maintenus, dépossédés  au 

«  gré  des  Brahmanes  ».  C'est  à  l'âge  de  Satyavrata  que  se 

reporte  le  souvenir  d'un  déluge  qui  ravagea  les  basses  plaines 

de  l'Inde,   et  c'est  à  ce  même  législateur  qu'on  attribue 

l'honneur  d'avoir  sauvé  lks  Vkdas  qu'un  démon  avait  avalés. 

Cette  légende,  dans  sa  forme  bizarre,  tout  en  démontrant 

l'antériorité  des  Védas,  paraît  indiquer  l'époque  où  ils  furent 

rassemblés  et  mis  en  ordre.  Jointe  ù  divers  autres  indices, 

elle  semble  encore  donner   la  date   du  schisme  entre  les 


—  MO  — 
Aryas  indous  et  les  Aryas  iraniens,  entre  les  peuples  du 
dialecte  sanskrit  et  ceux  du  dialecte  zend.  L'époque  védique 
prenait  fin,  l'époque  des  castras  ou  codes  des  devoirs  com- 
mençait, probablement  sous  la  direction  des  Brahmanes 
s'unissant  en  un  seul  corps.  De  tous  les  castras,  on  ne  connaît 
guère  en  Europe  que  celui  attribué  (pseudonymement?)  à 
un  des  Manous  ;  mais  j'oserais  presque  affirmer  qu'il  n'est 
pas  le  plus  ancien,  L'Anglais  Halhed,  dans  la  préface  de  la 
compilation  dite  Code  des  Gentous,  nous  apprend  que  le 
castra  de  Mumnou  porte  la  date  de  l'an  loio  du  Satya-Youg, 
et  le  castra  de  Jugeboulk  celle  de  l'an  95  du  Trétâ-Youg. 
Notons,  en  passant,  que  les  savants  et  poètes  de  l'âge  védique 
prenaient  le  titre  de  Rishis;  ceux  de  l'âge  satya  et  des  sui- 
vants ne  reçoivent  que  le  titre  de  Mounis  (solitaires,  moines). 

L'ouverture  de  l'âge  Trêtâ  en  9101,  donne,  comme  on  le 
constate  le  plus  souvent  partout  au  commencement  des 
grandes  périodes,  le  signal  d'innovations  importantes.  C'est 
la  date  du  traité  d'astronomie,  nommé  Soûrya-Siddhânta, 
que  le  Mouni  Mêya  feignit  d'avoir  écrit  sous  la  dictée  du  dieu 
Soûrya.  Cet  ouvrage  et  ses  commentaires  donnent  la  clef  de 
l'histoire  et  des  procédés  de  1  astronomie  indoue.  C'est 
encore  en  9101,  ou  à  peu  d'intervalle,  que  les  traditions 
placent  l'origine  de  deux  grandes  monarchies:  celle  des  Soù- 
ryas  (rois  solaires),  et  celle  des  Chandras  (rois  lunaires), 
dont  les  premiers  rois  sont  notés  comme  fils  (descendants)  du 
Manou  Satyavrata.  Les  listes  de  leurs  successeurs  des  bran- 
ches f>rincipales  et  collatérales  sont  évidemment  incomplètes; 
mais  il  est  d'autant  plus  permis  d'attribuer  des  lacunes  à  la 
seule  négligence  des  auteurs  qui  ont  dû  se  copier  d'âge  en 
âge,  que  les  divers  pouranas  (livres  des  traditions)  se  sup- 
pléent assez  fréquemment  pour  des  noms  omis  dans  l'un  et 
figurant  dans  l'autre. 

L'an    55oi   ouvre  l'âge   Douapar-Youg  dont  l'approche 


I 


occasionne  aussi  des  troubles  :  Guerres  d'extermination  entre 
les  prêtres  et  les  guerriers,  Brahmanes  et  Kshatriyas.  Le 
célèbre  roi  Ràma,  de  la  dynastie  Soûrya  (dynastie  solaire), 
le  héros  du  poëme  nommé  Râmâyana,  réussit  à  réconcilier 
les  deux  premières  castes,  et  la  série  de  ses  successeurs, 
comme  celle  des  Chandras,  traverse  tout  le  Douapar.  Les 
listes  des  branches  directes  et  collatérales  sont  ici  plus  com- 
plètes; quoiqu'il  y  ait  encore  d'évidentes  lacunes,  on  ne  sait 
trop  à  quelles  places  ;  la  transmission  des  traditions  a  exigé 
bien  moins  d'intermédiaires  que  pour  l'âge  précédent. 

Le  Douapar  se  termine  par  la  terrible  guerre  chantée  dans 
l'épopée  du  Mahâbhârata.  Peuples  et  rois  semblent  frappés 
de  vertige  à  l'approche  de  cette  période  du  Kali-Youg  que 
d'extravagants  thaumaturges  annonçaient  comme  le  dernier 
âge  du  monde.  Effrayé  de  ces  sinistres  prédictions,  le  roi 
chandra  (oude  dynastie  lunaire)  Yoûdhishtya,  abdique  pour 
attendre,  dans  l'exercice  de  la  pénitence,  la  première  année 
du  cycle  néfaste.  Plus  philosophe,  un  de  ses  parents,  le 
prince  Krishna,  propage  certaines  doctrines  religieuses  con- 
solantes, liées  intimement  au  Brahmanisme,  que  nous  ne 
connaissons  sans  doute  plus  en  leur  forme  primitive,  mais 
qui,  sous  le  nom  de  Krishnaïsme,  dominent  encore  aujour- 
d'hui la  meilleure  partie  des  populations  indoues. 

De  l'an  3ioi  à  l'an  1901,  l'âge  Kali  voit  décroître  de  plus 
en  plus,  puis  disparaître  enfin  la  puissance  des  dynasties 
Soùrya  et  Chandra,  La  date  réelle  de  la  clôture  de  cet  âge, 
telle  que  nous  l'avons  retable,  est  précédée  et  suivie  de 
graves  perturbations.  En  repoussant  par  une  fiction,  vers 
un  avenir  éloigné,  la  redoutable  échéance  qu'ils  avaient  eu 
'imprudence  de  prédire,  les  brahmanes  ne  réussirent  évidem- 
ment pas  à  convaincre  tout  le  monde  ;  la  mention  conservée 
de  l'ère  dite  d'Andjana  en  fait  foi.  Ils  ne  i-éussirent  pas  non 
plus  à  calmer  le  trouble  de  toutes  les  consciences  ;  trois  nou- 


veaux  rameaux  se  détachaient  plus  ou  moins  du  vieil  arbre 
du  Brahmanisme,  Les  esprits  sombres  accueillirent  et  propa- 
gèrent les  doctrines  du  Çivaisme.  les  pratiques  féroces  in- 
ventées pour  arrêter  les  colères  du  terrible  Çiva,  dieu  de  la 
destruction.  D'autres  se  trouvèrent  tout  préparés  à  écouter 
les  prédications  de  deux  réformateurs  pacifiques,  de  Boud- 
dha et  de  Djina  ;  mais  tel  était  alors  le  désarroi  des  sentiments 
religieux  que  des  souverains,  notamment  le  roi  de  Kasche- 
mire  Asoca,  n'osant  faire  un  choix  entre  les  nouvelles  doc- 
trines, les  favorisèrent  toutes  trois  ;  ce  qui  prouve  d'ailleurs 
qu'elles  n'étaient  pas,  à  leur  origine,  aussi  nettement  séparées 
qu'elles  le  sont  devenues  plus  tard. 

Tels  sont  les  faits  les  plus  saillants  de  l'histoire  propre- 
ment dite  jusqu'à  Tan  1 901,  et  nous  devons  noter  que,  depuis 
la  guerre  du  Mahabharata  jusqu'à  nos  jours,  les  documents 
connus  en  Europe  suffirent  pour  établir  une  histoire  sans 
lacunes  et  riche  en  événements  intéressants. 

Les  livres  d'astronomie  fournissent  des  notions  historiques 
bien  plus  éparses,  mais,  d'un  autre  côté,  ayant  plus  de  va- 
leur au  point  de  vue  de  la  question  que  nous  étudions  ici. 

Elles  établissent  nettement  les  caractères  astronomiques 
des  principales  dates.  Elles  nous  donnent  d'abord  dans 
l'ordre  suivant  les  noms  des  astronomes  de  l'ère  du  Satya- 
Youg  :  Brâhmah,  Atchârya,  Vasishia,  Caspaya,  et  autres. 

«  De  leur  temps,  dit  Ganéça,  les  grahas  (planètes  et  autres 
«  points  mobiles  du  ciel)  étaient  juste  dans  leurs  lieux  cal- 
ce  culés  d'après  les  règles  qu'ils  donnèrent  ;  mais  ils  différèrent 
»  dans  la  suite  des  temps.  Après  quoi,  a  la  fin  du  Satya, 
«  Soùrya  (le  dieu  du  soleil)  révéla  à  Mcya  un  calcul  de  leurs 

«  lieux  vrais. 

«   Les  règles  reçues  par  Mêya  (en  9101)  remplirent  leur 

«  oh]tX. pendant  les  âges  Trêtd  et  Douapar,  ainsi  que  d'au- 

«  très  règles  tracées  par  le?  Mounis  durant  cette  période. 


—  313  — 

«  Puis,  au  commencement  du  Kali,  le  livre  de  Parasara 
«  remplit  son  objet. 

«  Aryabhattha,  plusieurs  années  après,  ayant  examiné 
«  les  cieux  (vers  1901??)  trouva  quelque  déviation  et  intro- 
a  duisit  un  bija  (terme  collectif  dans  la  formule  générale). 

«  Après  lui,  lorsqu'on  eût  observé  des  déviations  ulté- 
«  rieures,  Dourya-Sinha,  Mihira  et  autres  firent  des  correc- 
«  tions. 

(c  Après  eux  vinrent  le  fils  de  Djistnou  et  Brahma-Goupta 
tt  qui  firent  aussi  des  corrections. 

«  Cesava  détermina  ensuite  les  lieux  de  planètes. 

«  Soixante  ans  après  Cesava,  son  fils  Ganêça  fit  des  cor- 
»  rections.  » 

Remarquons  incidemment  que  Mihira,  ou  mieux  Varaha- 
Mihira,  est  l'astronome  qui  commenta  l'exemplaire  du  Soû- 
rya-Siddhânta  dont  l'astronome  anglais  Davis  avait  entre  les 
mains  une  copie  quand  il  en  publia  d'importants  extraits, 
de  précieux  types  indous  de  calculs,  dans  le  premier  volume 
des  Recherches  asiatiques.  Varaha-Mihira  adapta  son  com- 
mentaire à  la  coïncidence  de  l'équinoxe  du  printemps  et  du 
point  initial  du  zodiaque  indou,  laquelle  eut  lieu  vers  l'an 
499  après  J.-C,  date  qu'il  adopta  pour  la  commodité  de  ses 
formules,  mais  qui  eut  lieu  très-précisément  26  ans  plus 
tard,  en  Tan  526,  comme  l'atteste  l'astronome  Brahma- 
Goupta.  Cette  dernière  remarque  n'est  pas  aussi  étrangère  à 
notre  sujet  qu'elle  le  paraît  d'abord. 

Les  observations  préliminaires  qui  viennent  d'être  faites 
prouvent  que,  dans  l'opinion  même  des  Indous,  l'ère  du 
Satya-Youg  est  astronomique  Si  cette  opinion  est  fondée;  si, 
d'autre  part,  les  chiffres  chronologiques  qu'ils  admettent  sont 
exacts,  après  la  supposition  hypothétique  que  nous  avons 
faite  du  facteur  36o,  nous  devons  nous  attendre  à  trouver, 
par  la  date  de  1  3901 ,  un  état  du  ciel  assez  remarquable  pour 

21 


légitimer  le  choix  qui  aurait  été  fait  du  commencement  de 
cette  année  pour  époque  astronomique.  En  effet,  nous  allons 
trouver  qu'alors  le  solstice  était  non  pas  à  l'origine  de  leur 
double  système  de  divisions  du  zodiaque,  mais  au  moins 
qu'il  existe,  entre  ces  deux  points,  le  rapport  le  plus  simple 
possible  et  très  évidemment  intentionnel  ;  l'écart  était  de  60 
degrés,  c'est-à-dire  exactement  de  2  constellations  de  la 
division  en  12  parties,  exactement  de  4  constellations  et 
demie  de  la  division  en  27  parties.  En  d'autres  termes,  l'épo- 
que se  révèle  définitivement  comme  secondaire  et  non 
comme  primitive.  Elle  fut  évidemment  attendue  et  choisie 
avec  toutes  les  précautions  possibles  pour  innover,  suivant 
les  besoins  d'alors  de  la  science,  sans  rompre  avec  les  condi- 
tions d'une  ère  extérieure  (celle  de  19337).  Nous  en  dirons 
plus  long  quand  nous  aurons  rappelé  ce  qu'il  faut  entendre 
par  le  double  système  des  constellations  zodiacales  et  quand 
la  vérification  annoncée  sera  faite. 

Constellations  indoues.  —  L'année  astronomique  des  In- 
dous  est  sidérale  et  par  conséquent  toujours  égale  à  elle- 
même.  Son  commencement  et  sa  tin  sont  constamment 
marqués  par  le  passage  du  soleil  (dans  son  mouvement 
apparent)  sur  un  point  pris  dans  l'écliptique  non  pas  sur 
une  étoile,  mais  très  près  (i  degré  à  peu  près)  de  la  petite 
étoile  Zêta  de  notre  constellation  des  poissons.  Un  tel  repère 
paraît  bien  arbitraire  ;  il  ne  l'est  cependant  pas  ;  mais  on  ne 
peut  en  justifier  la  bizarrerie  que  lorsqu'on  connaît  les  con- 
ditions de  l'ère  de  19337.  Les  astronomes  indous,  en  dési- 
gnant la  position,  en  disant  qu'il  se  trouve  à  i83  degrés  à 
l'occident  de  l'étoile  Tchitra  ou  la  Perle  (notre  épi  de  la 
Vierge) ,  ils  corroborent  cette  indication  en  disant  que 
l'équinoxe  du  printemps  y  coïncidait  en  l'an  52  5  de  notre 
ère.  En  d'autres  termes,  nous  pouvons  dire,  en  négligeant 
quelques  faibles  indications  que  laissent  subsister  ces  deux 


—  ;il5  — 

énoncés,  qu'il  est  situé  à  19  degrés  à  l'orient  du  point  équi- 
noxial  de  la  présente  année  1867.  A  partir  de  ce  point,  ils 
divisent  l'écliptique  en  27  parties  égales  (de  1 3  degrés  20 
minutes  chacune)  nommées  Nakshatras;  c'est  un  souvenir 
respectueux  du  mode  de  division  usité  pendant  l'âge  védique. 

A  partir  du  même  point  ils  opèrent  aussi  une  division  en 
12  parties  égales  (chacune  de  3o  degrés),  et  ce  mode  est  une 
imitation  du  zodiaque  que  les  Egyptiens  avaient  imaginé 
710  ans  avant  l'ère  du  Satya,  en  l'an  146 1 1.  Les  Européens 
conservent  encore  exactement  celui-ci,  sauf  les  déformations 
de  4  des  1 2  constellations  que  ce  zodiaque  a  rationnellement 
subies  lorsqu'il  passa  dans  la  Grèce  (Voyez  mes  discussions 
chronologiques  égyptiennes  et  grecques).  Les  12  noms  de 
constellations  sont  équivalents  chez  les  Egyptiens  et  nous 
d'une  part,  chez  les  Indous  d'autre  part;  elles  se  suivent 
dans  le  même  ordre  et  avec  les  mêmes  emblèmes,  sans  autre 
différence  qu'un  petit  déplacement  dans  le  ciel  des  points 
séparatifs,  déplacement  qu'on  trouve  exactement  égal  à  l'arc 
parcouru  par  les  points  solsticiaux  et  équinoxiaux  dans  l'in- 
tervalle de  710  ans  qui  sépare  les  deux  ères  égyptienne  et 
indoue. 

Voici,  en  avançant  de  l'occident  vers  l'orient,  les  noms 
des  deux  séries  avec  la  longitude  de  chaque  point  initial, 
comptées  à  partir  du  zéro  fixe  indou.  Pour  avoir  les  longi- 
tudes comptées  à  l'européenne,  c'est-à-dire  du  point  mobile 
de  l'équinoxedu  printemps  de  la  présente  année,  il  faudrait, 
d'après  ce  qui  a  été  dit,  augmenter  de  19°  chaque  longitude 
indoue  : 
o....  Açouini.  =        o....   Mêsha(le  Bélier). 

i3"2o'  Bharani. 

26"4o'  Critica. 

40"        Rohini. 


3o"  Vrisha  (le  Taureau)  A. 


53''20  Mrigaçiras. 

66°4o  Ardra. 

80°  Pounarvasou. 

93''20  Puschia. 

io6''4o  Asleka. 

120"  Magha.  = 

i33°20  Purva  Phalgouni. 

i46''40  Uttara  Phalgouni. 

160°  Hasta, 

i73"20  Tchitra. 

i86°4o  Souati, 

200"  Visacha. 

2i3''2o  Anuradha. 

226"40  Djieshta. 

240°  Mula.  = 

2  53°20  Purva  Ashada. 

266°40  Uttara  Ashada. 

280°  Sravana. 

293''20  Dhanista. 

3o6''40  Satabisha. 

320°    Purva  Bahadrapada. 


—  310  — 

60"  Mithouma  (le  Couple). 


120°  Sinha  (le  Lion)  H. 
iSo"  Canya  (la  Vierge). 
180"  Toula  (la  Balance). 
210"  Vrishtica  (le  Scorpion)  P. 
240"  Dhanous  (l'Arc) . 
270"  Macara  (Monstre  marin). 
300"  Coumbha  (Verseau)  E. 

330**  Mina  (Poissons). 


353°2o    Uttara  Bahadrapada. 

346''4o    Rêvati. 

360"    Acouini.  =  36o"  Mêsha. 


Pour  préparer  notre  calcul,  nous  devons  encore  rappeler 


—  317  — 

sommairement,  sans  chercher  en  ce  moment  à  les  expliquer, 
quelques  principes  incontestables  d'astronomie. 

Si  on  considère  les  mouvements  apparents  du  soleil,  on 
constate  les  faits  suivants  : 

1°  Le  soleil  partant  d'un  point  quelconque  du  ciel  étoile 
met,  pour  revenir  exactement  à  ce  point,  365'  6^  9m  lo^,  ou, 
en  décimales,  365'  25637.  Cette  durée  se  nomme  année 
sidérale. 

2"  Si  on  mesure  l'année  en  partant  d'un  équinoxe,  c'est-à- 
dire  du  point  où,  dans  sa  marche,  le  soleil  atteint  centrale- 
ment  Téquateur  pour  s'arrêter  à  l'équinoxe  suivant  du 
même  nom,  la  révolution  n'est  plus  que  de  365'  5^^  48""  48s; 
en  décimales  365'  24225.  C'est  ce  qu'on  appelle  l'année 
tropique.  La  différence  entre  les  deux  révolutions  est  de 
oi  01412. 

3"  En  d'autres  termes,  si,  au  printemps  de  l'année  1867, 
on  a  fixé  par  des  observations  dans  le  ciel  étoile  le  point 
précis  où  se  projetait  le  centre  de  figure  du  soleil  au  moment 
où  il  coupait  l'équateur,  c'est-à-dire  à  l'équinoxe;  il  attein- 
dra, au  printemps  de  1868,  l'équinoxe  du  même  nom, 
oi  01412  avant  d'atteindre  le  point  où  était  situé  celui  de 
1867.  En  d'autres  termes  encore,  l'équinoxe  de  1868  se 
trouvera  à  l'occident  de  celui  de  1867,  à  une  distance  angu- 
laire de  o"  01  391  ;  c'est  l'arc  que  le  soleil  décrit  moyenne- 
ment dans  sa  course  annuelle  en  une  durée  de  oi  01 41 2. 

(365i  24255  :  36o  :  :  o)  01412  :  x  =  o"  01  391  =  5o",  1). 

4"  Les  meilleurs  instruments  ne  peuvent  évidemment 
donner  des  résultats  aussi  minutieux  par  l'intervalle  entre 
deux  équinoxes  consécutifs.  On  les  obtient  par  des  observa- 
tions séparées  par  un  grand  nombre  d'années,  nombre  qui 
doit  être  pris  d'autant  plus  grand  que  les  instruments  inspi- 
rent moins  de  confiance.  Supposer  qu'un  ancien  peuple  a  pu 
connaître  ces  chillres  aussi  précisément  que  nous,  ce  serait 


—  318   - 

admettre  de  deux  choses  l'une  :  ou  bien  il  possédait  des 
observations  approximatives  séparées  par  des  myriades  d'an- 
nées, ou  bien  les  observations  ont  été  faites  avec  des  instru- 
ments de  mathématiques  aussi  bons  que  les  nôtres.  Voyons, 
par  exemple,  ce  que  connaissaient  les  Grecs,  quoiqu'il  soit 
maintenant  bien  certain  qu'ils  ont  réussi  à  dérober  quelques 
secrets  aux  temples  des  peuples  bien  plus  anciens  qu'eux. 
Ptolémée  ,  résumant  tout  leur  savoir ,  donnait  à  l'année 
tropique  une  longueur  de  36  b'  5^  65™,  erronée  de  plus  de  6 
minutes,  et  certainement  l'erreur  eût  été  beaucoup  plus  forte 
si  Ptolémée  n'avait  pas  connu  le  grand  cycle  égyptien  qu'il 
a  d'ailleurs  inexactement  interprété  (c'est  ce  qu'il  est  facile 
de  démontrer). 

5*  Il  est  reconnu  que  les  valeurs  de  l'année  tropique  et  de 
l'arc  annuel  de  précision,  lesquels  sont  solidaires,  ne  peuvent 
être  constantes,  en  raison  de  la  variabilité  des  causes  qui 
agissent  sur  elles;  mais  les  différences  sont  contenues  en  de 
très  étroites  limites;  les  plus  fortes,  en  plus  ou  en  moins,  se 
compensent  en  des  périodes  fort  courtes.  D'autres,  provenant 
de  l'influence  du  soleil,  sont  à  très  longues  périodes,  ne  se 
compensent  qu'au  bout  de  longs  siècles,  il  faut  conséquem- 
ment  y  avoir  sérieusement  égard  dans  les  calculs  de  préces- 
sion embrassant  de  longs  intervalles.  On  peut  démontrer 
rigoureusement  qu'abstraction  faite  des  influences  qui  se 
compensent  avant  d'avoir  produit  des  différences  notables, 
et  en  ne  tenant  compte  que  de  l'action  du  soleil,  l'année 
tropique  a  atteint  son  maximum  de  longueur  et  l'arc  annuel 
de  précession  son  minimum,  en  l'an  1 2  5o  de  notre  ère,  parce 
qu'alors  la  terre  passait  au  périhélie  le  jour  même  du  solstice 
d'hiver,  circonstance  qui  réduit  au  minimum  la  somme 
annuelle  des  attraction:',  du  soleil  sur  le  renflement  équato- 
rial  de  la  terre. 

Vers  l'an  4000  avant  J.-C,  coïncidence  du  périhélie  et  de 


-  319  — 

l'équinoxe  du  printemps;  maximum  des  attractions  solaires 
et  de  l'arc  annuel  de  précession  ,  en  conséquence  minimum 
de  l'année  tropique. 

Vers  925o,  coïncidence  du  périhélie  et  du  solstice  d'été; 
maximum  de  l'arc  de  précession  ,  maximum  de  l'année  tro- 
pique. 

Vers  14500,  coïncidence  du  périhélie  et  de  l'équinoxe 
d'automne;  maximum  pour  la  précession ,  minimum  pour 
l'année  tropique. 

En  la  présente  année  1867,  nous  sommes  placés  à  617  ans 
après  le  maximum  de  durée  de  l'année  tropique.  Les  Indous 
de  l'an  1 3901  étaientplacés  à  599  ans  après  un  minimum,  Les 
deux  dates  sont  placées  presque  symétriques  sur  la  courbe 
qu'on  peut  tracer  pour  représenter  la  loi  des  variations,  et 
quand  même  la  symétrie  serait  un  peu  moins  approximative, 
nous  pourrions  encore  nous  dispenser  de  tout  calcul  d'inter- 
polation pour  trouver  la  valeur  moyenne  des  années  tropi- 
ques comprises  entre  ces  deux  dates-ci.  Nous  disons  donc 
hardiment  :  Cette  valeur  est,  avec  une  exactitude  suffisante, 
la  1/2  somme  de  la  valeur  en  maximum  que  nous  pouvons 
connaître,  et  de  la  valeur  en  minimum  que  nous  ne  connais- 
sons pas.  Les  énoncés  de  ce  paragraphe  sont  aussi,  eux,  au- 
dessus  de  toute  discussion.  Tout  au  plus  pourrait-on  objecter 
que  les  coïncidences  signalées  des  phénomènes  ne  sont  pas 
espacées  avec  une  précision  démontrée,  objection  qui  n'in- 
fluerait que  d'une  quantité  insignifiante  sur  la  conclusion 
que  j'ai  tirée.  Les  date?  des  phénomènes  sont  celles  qu'a 
admises  M.  Adhémar  dans  sa  belle  théorie  des  révolutions  de 
la  mer. 

6"  Ici  je  place  pour  \a  première  fois,  depuis  le  commen- 
cement de  cette  discussion,  une  très  petite  valeur  empyriquk. 
J'ai  dit  que  la  présente  année  1867  vaut  365i  24225;  l'année 
i25o  est  très  voisine  de  nous,  et  les  astronomes  ont  eu  occa- 


—  320  — 

sion  de  dresser  des  formules  qni  tiennent  compte  de  toutes 
les  causes  de  variations  de  l'année  tropique  pour  les  siècles 
très  voisins  de  nous.  On  sait  que  l'année  i25o  a  eu  une  durée 
de  365)  24229.  Je  demande  qu'on  me  permette  une  supposi- 
tion qui,  à  priori^  est  déjà  très  plausible^  la  supposition  que 
les  influences  solaires  peuvent  produire  entre  les  années 
tropiques  au  maximum,  i25o  et  g25o,  et  les  années  au  mi- 
nimum, 4000  et  14500,  un  écart  de  deux  minutes  seulement, 
soit  en  décimales  o)  00 140. L'année  i2  5oayant  donc  la  valeur 
365)  24229, celle  de  13901  n'aurait  été  que  365)24089.  D'a- 
près ce  que  nous  avons  remarqué  dans  le  paragraphe  précé- 
dent, les  dates  étant  symétriques,  la  moyenne  des  valeurs  de 
toutes  les  années  qu'elles  embrassent  aurait  été  de  i  minute 
plus  courte  que  le  maximum,  soit  36 5j  24229 — 0)00070  = 
365)  241 5 q. La  différence  de  durée  entre  cette  année  moyenne 
et  l'année  sidérale  est  o)  01477,  correspondant  à  un  arc 
annuel  de  précession  de  o", 01456. 

(365)  34  :  36oo  :  :  0,01477  :  x==  0.01456). 

C'est  cette  valeur  que  je  vais  employer  dans  le  calcul  très 
court  dont  nous  avons  dû  si  longuement  discuter  les  bases 
pour  les  rendre  irréprochables.  On  justifiera  bientôt  la  légi- 
timité de  notre  unique  postulatum. 

Calcul  DE  précession  des  équinoxes. —  De  l'an  i25o  après 
J.-C.  à  l'an  13901  avant  notre  ère,  il  s'est  écoulé  15678  ans. 
Que  ces  années  aient  été  en  partie  comptées  sidérales,  partie 
tropiques,  cela  n'importe  pas  ici.  En  multipliant  cette  durée 
par  l'arc  moyen  annuel  de  précession  que  nous  venons  d'éva- 
luer, nous  disons  :  15768  X  0.01456  =  229°  59208. 

Cette  expression  est  la  valeur  de  l'arc  que  l'équinoxe  a 
parcouru  dans  l'intervalle  donné,  et  marchant,  comme  on 
sait,  d'orient  en  occident  ;  en  d'autres  termes,  c'est  la  longi- 
tude européenne  actuelle,  comptée  de  l'occident  vers  l'orient, 
du  point  équinoxial  de  l'an  1 390 1 . 


—  321  — 

Si  l'on  veut  avoir  cette  longitude  à  la  mode  indouc,  c'est- 
à-dire  en  partant  de  zéro  fixe  de  l'écliptique  indou,  il  faut 
se  rappeler  que  ce  zéro  est  situé  à  ig  degrés  à  peu  près  à 
l'orient  de  l'équinoxe  actuel  et  dire  :  229°, 59208 — 19"  à 
l'orient  =  2io''592o8. 

Négligeant  la  portion  de  degré,  on  en  conclut,  pour  longi- 
tude indoue  de  l'équinoxe  de  printemps,  210°;  c'est,  dans  le 
tableau  ci-dessus  donné,  la  longitude  du  premier  degré  de  la 
constellation  Vrishtica  =:^  le  Scorpion,  et  aussi  la  longitude 
du  second  tiers  du  Nakshatra-Visacha. 

Ajoutant  90",  nous  trouvons  le  solstice  d'été  à  la  longitude 
3oo°,  commencement  de  la  constellation  Coumbha  =  le 
Verseau;  c'est  le  milieu  du  Nakshatra-Dhanista. 

En  ajoutant  encore  90°,  nous  trouvons  l'équinoxe  d'au- 
tomne à  la  longitude  3o°;  c'est  le  commencement  de  la  cons- 
tellation Vrisha  =  le  Taureau,  c'est  le  commencement  du 
2"  tiers  du  Nakshatra-Critica 

Enfin,  à  90"  plus  loin,  à  la  longitude  120,  nous  trouvons 
le  solstice  d'hiver  au  commencement  deSinha,  le  Lion,  qui 
correspond  au  commencement  de  Nakshatra  Magha. 

Remarques  finales.  — Cet  état  du  ciel  est  tellement  carac- 
téristique, pour  le  commencement  d'une  période  chronolo- 
gique, qu'il  est  impossible  de  ne  pas  admettre  qu'il  a  été 
obtenu  intentiomnellement,  que  le  commencement  de  la 
période  est  bien  réellement  une  ère  astronomique  repérée 
très  intelligemment.  Et,  comme  aucun  astronome  n'oserait 
supposer  qu'une  telle  œuvre  a  pu  être  le  produit  d'un  calcul 
rétrospectif  indou,  il  faut  absolument  en  conclure  que  les 
instituteurs  de  l'ère  étaient  déjà  bons  astronomes,  au  moins 
à  l'œil  nu,  et  qu'ils  ont  attendu  patiemment,  pour  com- 
mencer leur  ère,  le  concours  de  phénomènes  signalés. 

L'ère  iSgoi  se  trouve  donc  rigoureusement  vérifiée  par 
ses  seuls  éléments  propres,  et  son  authenticité  se  fortifie  de 


322  

preuves  tout-à-fait  surabondantes  quand  on  invoque  des 
témoignages  extérieurs  que  nous  rappelons  sommaire- 
ment. 

i"  Ère  d'un  caractère  évidemment  secondaire,  l'époque  de 
iSgoi  prend  ses  racines  dans  l'ère  indoue  19337. 

2°  Elle  engendre  les  ères  9101  et  3ioi,  et,  quand  une  fois 
on  a  étudié  ces  quatre  époques,  puis  celle  de  l'an  499  après 
J.-C,  c'est-à-dire  du  commentaire  du  Soûrya  Syddhànta, 
par  Varaha  Mihiri,  on  a  la  clef  de  toute  l'histoire  de  l'astro- 
nomie indoue  et  de  ses  bizarres  formules. 

3"  Les  ères  indoues,  égyptiennes,  iraniennes  et  chal- 
déennes  dérivent  les  unes  des  autres,  se  contrôlent,  s'ap- 
puient, s'affirment,  s'éclairent  mutuellement. 

4"  Enfin,  les  caractères  que  nous  avons  signalés  dans  l'ère 
de  13901,  caractères  historiques  et  astronomiques,  sont  net- 
tement exprimés  dans  des  documents  indous,  dont  nous 
avons  eu  ailleurs  occasion  de  signaler  l'importance. 

«  D'après  une  citation  de  Colebrooke,  dont  il  ne  m'est  pas 
«  possible  de  vérifier  l'exactitude,  le  Yotish  ou  calendrier 
«  qui  est  annexé  à  plusieurs  exemplaires  des  Védas,  donne 
«  la  position  d'un  colure  au  premier  point  de  Magha.  Cole- 
«  brooke  ne  dit  pas  quel  colure,  mais  les  calculs  qu'il  a  laits 
«  prouvent  qu'il  a  supposé  que  c'est  celui  d'été,  puisqu'il  en 
«  déduit  à  peu  près  l'an  i  5oo  avant  notre  ère  pour  l'époque 
«  de  la  compilation  des  Védas,  conclusion  qui  a  été  copiée 
«  de  confiance  par  presque  tous  ceux  gui,  depuis  lui^  se 
«  sont  occupés  de  la  chronologie  indoue.   » 

Moi,  comme  Colebrooke,  j'ai  supposé  que  l'indication  est 
donnée  relativement  aux  Nakshatras  ou  constellations  rema- 
niées, c'est-à-dire  pour  le  temps  où  leur  nombre  primitit  de 
28  était  déjà  réduit  à  27.  S'il  y  a  erreur  dans  cette  interprc- 


—  323  — 

tation,  elle  ne  peut,  en  tous  cas,  vicier  beaucoup  les  résultats 
du  calcul  que  j'ai  fait.  Mais  ce  qui  est  bien  plus  audacieux, 
j'ai  osé  supposer  que  le  colure  signalé  au  premier  point  de 
Magha  n'est  pas  celui  d'été,  mais  bien  celui  d'hiver,  ce  qui 
donne,  entre  les  conclusions  de  Colebrooke  et  les  miennes, 
une  discordance  d'une  demi-révolution  de  la  ligne  des  équi- 
noxes.  Il  trouve  l'an  i5oo;  moi,  je  trouve  à  peu  près  l'an 
iSgoi. 

Pour  justifier  ma  hardiesse,  je  puis  dire  que,  pour  une 
autre  indication  de  même  nature,  les  indianistes  n'ont  pas 
hésité  à  faire,  les  yeux  fermés,  la  confusion  que  je  viens  de 
supposer  commise  par  Colebrooke.  Il  s'agit  d'une  donnée 
qui  fixe  l'époque  des  plus  anciens  Castras  ou  Codes  des 
devoirs,  au  temps  où  le  solstice  d'été  était  au  commen- 
cement de  Dhanishta,  le  solstice  d'hiver  au  milieu  d'As- 
lêka.  Ici  il  est  parfaitement  évident  que  le  nombre  des 
Nakshatras  est  impair,  c'est-à-dire  de  27;  la  donnée  est 
d'ailleurs,  on  va  le  voir,  exactement  celle  que  je  viens 
de  résumer,  et  pourtant  les  indianistes,  parmi  lesquels 
deux  astronomes  de  premier  ordre,  entraînés,  sans  y  faire 
attention,  par  le  préjugé  qu'avait  créé  Colebrooke,  se  sont 
permis  de  mettre  le  colure  d'été  là  où  l'on  signale  le  colure 
d'hiver,  et  vice  versa. 

Voici  le  texte  exact  sur  lequel  nous  nous  appuyons  tous. 
Ai  je  tort  de  croire  que  l'expression  colure  septentrional 
signifie  colure  le  plus  rapproché  du  Nord,  colure  d'été  pour 
nous  et  pour  les  Indous  ? 

«  Certainement,  dit  Varaha,  le  solstice  méridional  (soh- 
tice  d'hiver)  était  autrefois  au  milieu  d'Asléka;  le  solstice 
septentrional  (  sosltice  d'été),  dans  le  premier  degré  de 
Dhanishta,  d'après  ce  qui  est  rapporté  dans  les  anciens 
Castras. 


—  324  — 
<i  A  présent,  l'un  des  solstices  (le  solstice  d'été),  est  dans 
le  premier  degré  de  Carcata  (l'Écrevisse  des  Indous)  ;  l'autre 
dans  le  premier  degré  de  Macara.  »  (Ces  repères-ci  sont 
empruntés  à  la  division  du  Zodiaque  en  1 2  signes,  suivant  le 
système  égyptien,  division  que  nous  avons  vue  établie  con- 
curremment avec  le  remaniement  du  même  Zodiaque  en  27 
Nakshatras). 

«  Ce  qui  est  rapporté  ne  paraissant  pas,  il  faut  qu'il  soit 
arrivé  un  changement,  et  des  démonstrations  oculaires  en 
fournissent  la  preuve,  etc.,  etc.  ». 

J'ai  donc  eu  parfaitement  raison,  d'après  la  donnée  très- 
précise  que  fournit  l'astronome  Varaha,  de  placer  l'époque 
des  anciens  Castras  vers  l'an  i  3450  avant  J.-C.  ;  et,  comme 
il  est  parfaitement  évident  que  l'époque  des  Védas  est  anté- 
rieure à  celle  des  Castras,  je  crois  aussi  avoir  eu  raison  de 
trancher  l'indétermination  de  la  donnée  fournie  par  Cole- 
brooke,  de  manière  à  la  faire  concorder  avec  la  donnée  qui 
a  un  sens  complet  et  précis;  J'ai  dû  conclure  que  l'an  i3goi 
est  l'époque  du  Yotish  ou  calendrier  védique. 

Je  croirai  à  la  légitimité  de  mes  raisonnements  tant  qu'on 
n'aura  pas  produit  contre  eux  le  texte  précis  traduit  litté- 
ralement des  Yotish,  que  Colebrooke  avait  sous  les  yeux  ; 
tant  qu'on  n'aura  pas  fait  voir  que  j'ai  mal  tranché  l'indé- 
termination que  ce  savant  laissait  subsister.  Les  précieux 
manuscrits  qu'il  possédait  ne  peuvent  être  perdus. 

Je  ne  terminerai  pas,  Monsieur,  cette  discussion  dont  les 
longs  développements  ne  trouvent  d'excuse  que  dans  l'impor- 
tance du  résultat,  sans  chercher  à  dissiper  deux  doutes  vagues 
qui  peuvent  encore  exister  sur  la  légitimité  absolue  de  mes 
conclusions. 

Dans  l'examen  des  données  chronologiques  du  problème, 
e  me  suis  permis  de  supposer  que  les  chiffres  chronologiques 


—  325  — 

qui  figurent  dans  les  tables  indoues  sont  fictivement  multi- 
pliés par  36o. 

Dans  l'appréciation  des  variations  de  longueur  de  l'année 
tropique,  j'ai  admis  arbitrairement  que  les  écarts  du  maxi- 
mum au  minimum  peuvent  atteindre,  en  de  longs  siècles, 
2  minutes  de  temps. 

1°  Le  facteur  36o,  c'est  le  nombre  de  degrés  du  cercle  ;  il 
est  parfaitement  connu  que  c'est  le  nombre  de  jours,  non  pas 
naturel,  mais  mathématique  de  l'année  sidérale  qui  règle, 
chez  les  Indous,  les  calculs  du  temps.  Lisez,  je  vous  prie,  si 
vous  en  avez  la  patience,  l'Antiquité  des  races  humaines  sur 
l'astronomie  des  Indous,  des  pages  i25  à  i63  delà  i'''  édition, 
pages  i38  à  i68  de  la  seconde,  vous  saurez  quel  rôle  joue 
ce  facteur;  pourquoi  il  a  été  introduit  d'abord  par  les  astro- 
nomes pour  faciliter  de  bizarres,  mais  très  subtiles  et  ingé- 
nieuses formules  de  calcul.  Vous  saurez  aussi,  mieux  que  je 
ne  l'ai  pu  dire  ici,  pourquoi  la  religion  brahmanique  s'est 
vue  forcée  d'admettre  comme  chiffres  réellement  chronologi- 
ques les  multiples  astronomiques.  C'est  une  rude  lecture  que 
je  vous  propose  là,  si  rude,  que  de  peur  de  trop  effrayer  les 
lecteurs  dont  la  sympathie  m'était  nécessaire  pour  propager 
mes  opinions,  j'ai  hésité  bien  longtemps  à  publier  cette  partie 
de  mes  recherches.  Heureusement,  je  puis  aujourd'hui  vous 
offrir  un  moyen  plus  simple  de  dévoiler  en  partie  la  fiction 
que  j'ai  signalée  et  qu'avaient  entrevue  quelques  savants  du 
dix-huitième  siècle.  Je  trouve  dans  un  ouvrage  fort  répandu 
{Recherches  historiques  sur  l'Histoire  ancienne,  traduc.  de 
Robertson,  p.  498  ;  Paris,  Janet  et  Cotelle,  1821  )  le  résumé 
des  premières  notions  parvenues  en  Europe  sur  la  chrono- 
logie indoue.  Les  auteurs  cités  donnent  des  chiffres  sans 
parti  pris  et  comme  simples  curiosités.  Sauf  trois  ou  quatre 
erreurs  évidentes  d'une  copie  inattentive,  vous  y  retrouverez 
les  périodes  exprimées  comme  je  l'ai  dit.   Mais  une   autre 


—  :i26  — 
table  recueillie  par  le  colonel  Dow  donne  des  chiflFres  très 
différents,  et  il  est  facile  de  s'apercevoir  que  le  Douapar  n'y 
vaut  plus  2400  X  56o  =  864000  ans,  mais  bien  2400  X 
3o  =  72000  ans,  etc.  Le  lien  analogique  des  diverses  tables 
ressort  très-évident.  Dans  les  unes,  les  astronomes  multi- 
plient les  chiffres  chronologiques  par  36o,  nombre  des  Jours 
mathématiques  de  l'année;  dans  l'autre,  on  multiplie  par 
3o  le  nombre  des  Jours  mathématiques  du  mois. 

2°  Il  est  certain  que,  sous  l'influence  des  attractions 
solaires  considérées  isolément,  les  années  tropiques  s'allon- 
gent et  se  raccourcissent  d'une  certaine  quantité  ;  mais  que 
l'écart,  du  maximum  au  minimum,  soit  approximativement 
de  2  minutes  en  de  longs  siècles,  nous  n'oserions  le  conclure 
absolument  de  l'unique  calcul  que  nous  venons  de  faire, 
mais  on  peut  affirmer  que  cet  écart  de  deux  minutes  pris 
comme  point  de  départ  de  tous  les  calculs  que  j'ai  faits  pour 
l'Egype  pour  la  Chaldée,  pour  l'Iran,  pour  l'Inde,  a  partout 
et  toujours  fourni  des  résultats  de  la  plus  remarquable  exac- 
titude. Cette  supposition,  qui  fournit  le  moyen  de  tracer  une 
courbe  exprimant  la  loi  des  variations  à  longues  périodes  de 
l'année  tropique,  se  trouve  pleinement,  et  avec  une  approxi- 
mation suffisante,  justifiée  par  17  calculs  variés  et  presque 
tous  solidaires.  Je  ne  puis  pas  plus  douter  de  ma  formule 
graphique  que  les  astronomes  ne  doutent  des  valeurs  ap- 
proximatives des  masses  des  planètes, quand  ils  ont  eu  occa- 
sion de  les  soumettre  à  17  épreuves  variées  et  concordantes. 

Si  quelqu'un  demandait  comment  J'ai  osé  innover  dans 
une  science  qui,  pour  la  certitude  et  pour  la  précision, 
rivalise  presque  avec  les  mathématiques  pures,  je  pourrais 
répondre  que  J'ai  scrupuleusement  et  respectueusement  suivi 
les  principes  et  accepté  les  affirmations  de  la  science  partout 
où  elle  a  suffi  à  mes  recherches.  Si  Je  me  suis  permis  d'en 
étendre  les  données  pour  l'examen  des  variations  à  longue 


—  :327  — 

période,  c'est  que  les  astronomes  n'ont  jamais  eu  besoin  de 
les  examiner  ;  leurs  calculs  n'ont  porté,  jusqu'ici,  que  sur  les 
temps  relativement  très-voisins  du  nôtre.  Je  rappellerai  en 
outre  que  j'ai  regardé  comme  mon  premier  devoir  de  sou- 
mettre mes  calculs  à  la  critique  des  maîtres  de  la  science.  Si 
une  erreur  quelconque  m'avait  été  montrée,  je  n'aurais  pas 
hésité  à  la  faire  disparaître. 

G.  RODIER. 


Etudes  védiques 


PHILOLOGIE 

Ainsi  que  je  l'annonçais  dans  mon  dernier  article,  ceci 
n'est  que  le  complément  de  mon  étude  sur  Indra.  De  tous  les 
hymnes  qui  chantent  les  prouesses  de  ce  dieu  de  l'atmosphère, 
le  32"  du  l'^^'Mandala  du  Rig-Véda  est  sans  contredit  le  plus 
complet  et  le  plus  beau.  Aussi  bien  l'ai-je  choisi  pour  sujet 
d'un  nouvel  essai  d'exégèse  et  d'analyse  lexiologique  compa- 
rative. 

A  Indra,  dieu  de  l'atmosphère  et  vainqueur  d'Ahi,  com- 
posé sur  le  rhythme  tristubh  par  Hiranyastùpa,  fils  d'An- 
giras. 

I.  —  Indrasya  nu  vîryâni  pra  vocam  yâni  caliùra 
pratJiamâni  vajH  \  ahann  AJiim  anv  apas  tatarda  pra 
vaksanâ  abhinat  parvatânânî'. 

I.  —  Indrae  nunc  heroica-facta  pro-  -clamo  quae  fecit 
priora  fulgurifer  |  occidit  Ahim  re-  aquas  -aperuit,  pro- 
torrentes  ru})it  montium  (nubium). 

Analyse  grammaticale  et  lexiologique.  —  Nîù, 
maintenant,  gr.  vu,  vûv;  lat.  nunc  ;  tud.  nu  et  nû,  go(h.  nu. 


—  329  — 

angl.  Tiow,  allem.  mm.  Il  est  opposé  à  tu,  comme  TA  l'est  à 
NA.  Dans  la  seconde  partie  de  la  stance,  vous  retrouverez 
ce  même  nu  dans  Anu,  skr.  anu.  après  ou  d'après  cela,  cela 
ou  ce  étant  représenté  par  le  pronom  déterminatif  A,  cfr. 
Ana.  Nu  signifie  donc  au  propre  après,  maintenant. 

Vîryâni,  accus,  plur.  du  nom  neutre  vîfya-m,  issu  de 
vira,  le  guerrier,  le  héros,'  probablement  pour  un  WARa 
aryaque  devenu  en  lat.  vir,  en  goth.  vair,  en  anglo-sax. 
wer:  selon  M.  Benfey,  il  aurait  donné  naissance  au  gr.v^pw;, 
"Hpa,  'Hpay.XrjÇ  et  ei'pyjv  ;  d'un  verbe  WP ,  couler,  arroser. 
Inutile  de  m 'étendre  sur  les  rapports  de  l'idée  arroser  avec 
ce]\e9.de  fécondatum  et  àe  virilité,  cfr.  liomo{n)  pour  ^//o- 
W07Î,  goth.  ^^»2«,  de  GHU,  verser,  arroser,  le  gr.  papsYîv 
(page  179),  etc. 

Pra,  préfixe  qu'on  retrouve  en  latin  sous  la  forme  pro  et 
dont^r^g,  jK)ur  prai  est  un  véritable  locatif. 

Vocam,  aoriste  redoublé  et  contracté  avec  chute  habituelle 
del'augment  ;  avocam  est  pour  atavacam  dowivava  devient 
vau  et  vô.  Rac.  var,  cfr.  lat.  vox,  vocare  ;  gr.  j:ztm  avec 
P==K;  est::ov=ij:épcTCov=AWAWAKAM  forme  organique 
ou  aryaque  de  avavacam. 

YOni,  plur.  neut.  de  y  as,  yâ,  y  ad,  gr.  5;,  a,  o  ;  ar.  Y  A, 
formé  de  deux  déterminatifs  I  et  A. 

C<7^<?r«,  3'^  p.  sing.  dû  parf.  redoublé  de  ^«rowi  de  la 
racine  hr,  ar.  SKT^,  prendre,  entreprendre,  faire,  gr.  y.piw, 
lat.  creare. 

Prâthamàni,  plur.  neut.  de  l'adjectif  jora^/zawîâ^,  premier 
du  préfixe  PRA  pour  APARA,  comparatif  de  APA,  plus  en 
dehors,  plus  loin,  en  avant. 

kfMÏèiS.e'praihama,  véritable  superlatif  de  pratha-ar. 
PRATA,  gr.  7:po)-o;,  il  faut  placer  le  superlatif  ù^v .  farama 
le  suprême,  gr.  TpéiJ.oc,  le  plus  avancé,  lat.  prifnits,  goth. 
fruma,  anglo-sax.ybfm«. 

22 


—  330  — 

Vajrî,  le  possesseur  du  tonnerre,  le  puissant,  d'un  verbe 
vaj,  être  fort,  frère  àiivi]  ou  vig  qu'on  retrouve  dans  le  lat. 
nigoT. 

Ahann,  \(n\..,'^om'ahanat,  3"  p.  sing.  del'iniparf.  de  han, 
tuer,  ar.  DHAn,  frapper,  tuer,  cfr.  le  skr.  dhoMa,  destruc- 
tion, le  lat.  FEn  dans  fendere,  et  le  grec  Gsîvw,  OavaToç,  etc. 

Anu,  après,  cfr.  gr.  ava,  se  rattache  à  i^a/ar^a. 

Apas,  les  eaux,  accus,  plur.  du  nom  féminin  ap,  eau, 
lat.  aqua,  avec  changement  de  P.  en  K.  Le  remplacement 
si  fréquent  de  ces  deux  consonnes  l'une  par  l'autre  a  rétabli 
le  apa  organique  en  roumain. 

Tatarda,  3^  p.  sing.  du  parfait  redoublé  d'un  verbe  tard, 
tuer,  en  sanskrit,  et  trd,  fendre,  tuer,  en  skr.  véd.  intensitif 
d(^  l'aryaque  Tl_',  fendre,  qui  a  domié  le  gr.  Tspîw  et  le  lat. 
terere.  Dans  le  système  indo-européen,  l'idée  d'ouvrir  a 
souvent  suivi  celle  de  fendre,  et  c'est  cdte  individualisation 
de  sens  que  représente  ici  tatarda. 

Vahsanâ,  pour  vaksaïu'is,  les  torrents.  Je  n'ai  trouvé 
nulle  part  le  singulier  de  ce  mot  qui  reproduit  sous  sa  forme 
non  contracte  la  racine  skr.  'î^^.ç,  couler,  arroser,  gr.  uy'^^i^^ 
uYpo;,  mouillé,  humide,  GYpaîvo),  humecter,  etc.  Pour  skr. 
^.ç  représenté  par  Y  grec  cfr.  oTç=.hhaks,  manger,  etc.  Il 
importe  aussi  de  remarquer  que  si  vaks  eA  contracté  dans 
îiksûmi,  j'arrose,  il  ne  l'est  pas  dans  va-vahs-a,  j'ai  arrosé. 

Abhinat,  3"^  pers.  sing.  de  l'imparfait  du  verbe  bJdd, 
briser,  fendre,  arjaque  BHId;  cfr.  le  gr.  çîcw  et  le  lat.  Jld 
et  flnd  dRua^ndere,  fendn;,  ouvrir. 

Partatânâm,  génif  plur.  de  partata  dérivé  de  PAR- 
YAT,  dérivé  lui-même  de  par,  amasser,  combler,  par  le 
sutïïxe  vat,  vaut,  van,  plein,  de,  une  éminence,  en  un  mot. 

II. —  AJiann  aliim  parvate  çiçriytmam  tvastâsmai  vaj- 
ram  svaryam  tataTisa  \  vâçrâ  iva  dhenavah  syandamâna 
anja\i  samiulrccm  avajagmur  i/pah. 


—  831   — 

II.  —  Occidit  ahim  in  monte  decubantem  ;  Tvaster  ipsi 
fulgur  faciliter-missile  fabricavit  |  mugientes  sicut  vacca  e 
ruentes  (ad)  «tabula  (ad)  a^quor  ab-ierunt  aquœ. 

Giçriyâna,  participe  âtmanêpadam  (voie  moyenne)  du 
Yerbe  cri,  s'incliner,  fléchir  les  membres,  se  coucher,  d'une 
racine  KP,  plier,  pencher,  qui  a  donné  au  gr.  xXfvw  et  y.Xi'vr,, 
et  au  lat.  -  dinar  e. 

Vajra,  voir  plus  haut  vajrî. 

Svari/a,  adject,  composé  de  sw,  bien,  aisément,  en  grec  ti>, 
et  de  ar'i/a^  participe  futur  passif  de  AR  ou  ]],  lancer. 

Tatahsa,  '3^  personne,  sing.  du  parfait  par  redoublement 
du  verbe  tais,  couper,  façonner  en  arjaque  TAks,  fendre, 
tailler,  d'où  gr.  Téy.xwv,  charpentier,  architecte. 

Vâçra  mugissant,  de  vûç,  nmgir,  forme  secondaire  de  WA, 
crier,  d'où  sortit  également  WAd,  skr.  vad^  vociférer,  dire. 

DJienavas ,  plur.  de  dhenu,  la  vache,  du  verbe  dhe,  su- 
cer, boire,  cfr.  dadhi,  le  lait,  de  l'aryaque  DHA  et  DHI,  sou- 
tenir, sustenter.  Il  est  bon  de  rappeler  que  la  forme  PA,  tenir, 
soutenir,  a  donné  à  toutes  les  langues  indo-européennes  des 
verbes  signifiant  nourrir,  au  skr.  pâmi,  je  nourris,  avec 
pitr,  le  père,  le  nourricier,  au  gr.  Tcaw  et  TCaxrjp,  au  lat.  pao, 
pasco,  eipaier,  etc. 

Syandamana,  participe  présent  âtmanêpadam  de  syand, 
courir  et  couler,  d'un  pi'imitif  aryaque  SI,  jeter,  lancer. 

Anjas,  nom  neutre,  l'enclos,  le  parc,  l'étable,  de  anj,  ser- 
rer, pour  l'aryaque  I) G.  La  manière  dont  j'interprète  la  com- 
paraison trouvée  par  Hiranyastûpa  me  semble  plus  natu- 
relle et  plus  simple  que  celle  adoptée  généralement  ;  au  lieu 
de  voir  là  des  vaches  courant  à  leurs  veaux,  il  me  paraît  plus 
exact  d'y  voir  les  eaux  s'écoulant  dans  leur  réservoir  com- 
nuin,  ainsi  que  des  troupeaux  regagnant  le  soir  leurs  étables. 

Samudra,  couiposé  du  préfixe  sam,  avec,  qu'on  retrouve 
dans  goth.   sama-  et  dans    lat.    simul   et  semeJ,   et  du 


—  332  — 

substantif  «^ra,  eau,  gr.  uSwp,  goth.  n-ato ,  ail.  'mas- 
ser ^  angl.  water ,  du  verbe  aryaque  WAd  ,  skr.  vad 
et  ud,  lat.  vad-UM,  ud-us,  und-a,  répandre,  samudra, 
qu'on  traduit  par  mer  et  océan,  me  semble  dans  cet  hymne 
sigviifîer  le  cours  inférieur  de  l'Indus,  masse  d'eau  énorme 
formée  de  toutes  les  rivières  du  Sapta-Sindhu,  et  probable- 
ment plus  connu  des  tribus  védiques  du  Kacliemir  et  du  Pend- 
jab que  ne  l'était  la  mer  des  Indes. 

Ava,  loin  de,  préfixe  qu'on  retrouve  dans  le  lat.  au  cfr. 
au'ferre. 

JagmuSy'^ouv  jagamiis.  3®  pers.,  plur.  du  parfait  de  ^«w, 
aller.  Le  germanisme,  en  faisant  son  kam  de  G  AM  individualise 
le  sens  d'aller  en  celui  de  venir;  goth.  qiman,  tud.  quëman, 
ail.  kommen,  angl.  come. 

III.  —  Vrsfiyamfnjo  nrnîla  somam  trihadruTiesu  apihat 
sutasya  \  a  sâyaKam  Maghavâdatta  vajram  ahann  enam 
praUmmajam  Ahinnm. 

III. — ^Taurus-ut-fieret,  elegit  somam,  tribus  in  cadis  bibit 
expressi-succi  (liquorem)  |  ad-  telum  maghavat-sumpsit 
fulgur,  occidit  illum  primogenitum  Ahium. 

Vfsnyamûna  -s  (car  vrsâyainânovTiiUa  est  pour  vrsâya- 
mânas  avrnïta),  i)art.  prés,  âtman.  du  verbe  nominal  vrsaye, 
de  vrsa,  taureau,  cfr.  en  gr.  pipc-r^v  et  app-r;v,  mâle,  du  verbe 
vrs,  couler,  pleuvoir,  féconder,  du  primitif  WP,  couler.  Les 
verbes  MIhg,  SU,  1}  joignent  aussi  l'idée  de  virilité  et  de 
fécondation  à  l'idée  de  couler  (voir  plus  haut  vîryâni). 

Avrnïta,  3* pers.  sing.  de  l'imparfait  àtman.  de  VTm  frère 
de  trvomi,/]e  choisis,  je  veux.  La  forme  aryaque  WARna- 
mai  est  devenue  en  grec  ^Qhio\im,  puis  So\\o[xxk  et,  enfin, 
èo'Sko\).(x<.. 

Kadruka,  un  vase  ou  une  coupe  (en  or  bruni?)  nom  com- 
posé de  ha  (Cfr,  sindJm-Tia,  qui  est  du  siudlm),  et  de  kadru. 
Ce  kadru,  d'après  M.  P)enfey,  serait   un  combiné  de  kad  et 


—  333  - 

de  drû,  or,  et  signifierait  couleur  d'or  foncé.  Langlois, 
Rosen  et  Wilson  ont  cru  voir  dans  ce  passage  la  mention 
d'un  triple  sacrifice;  mais  M.  Benfey,  dans  des  études  plus 
récentes,  n'y  a  vu  que  la  mention  de  trois  coupes  {Orient 
und  Occident,  I.  p.  40).  Comme  il  n'est  pas  question  de  sa- 
crifice dans  le  reste  de  l'hymne,  je  me  suis  rangé  à  cette  der- 
nière opinion.  Le  passage  me  semble  avoir  pour  sens  qu'In- 
dra boit  trois  coupes  de  soma,  ce  qui  veut  dire  qu'il  boit  de 
cette  liqueur  à  coups  redoublés. 

Apihat^  3*"  personne  de  l'imparfait  parasmaipadam  de  pâ, 
boire  (3e  conjug.)  cfr.  le  lat.  bibere,  (avec  B  pour  P),  et  gr. 
-(vw,  écol.  TMVM,  je  bois;  esclav.  pi-ti,  boire. 

Suta,  part,  passif  du  verbe  su,  exprimer  {lasôma),  faire 
couler,  couler. 

Sâyaka,  nom.  masc.  un  trait,  une  arme  de  guerre,  de 
SI,  skr.  as  ou  si.  lancer. 

Adatta,  imp.  àtman.  3®  pers,  sing.  de  dad,  suppléant  dà, 
ar.  DA,  lat.  ^«r^,  etc..  tenir,  prendre,  d'où  donner  (faire 
prendre). 

Prathamajâ,  premier  né,  composé  de  pratJiama  (voir 
plus  liaut),  et  àejâ,  né,  dejan,  ar.  GAn,  produire,  enGEx- 
drer.  Cfr.  lat.  gignere,  et  {g)nasci,  pour  giGENasci. 

IV.  —  Fad  indrâhan  prathamajâm  aliînâm  an  mfiyi 
nâm  aminâh  proia  mâyâ\\  \  ât  sûryam  janayan  dyâm 
usâsam  tâditnd  çalrum  na  Jiilû  vivitse. 

lY.  —  Quum,  ô  Indra,  occidisti  i)rim()genitum  Ahium, 
tune  magorum  destruxisti  etiam  pr^estigia,  |  tune  solem 
gignens,  diem,  auroram,  eo  ipso  inimicum  liaud  certe  inve- 
nisti. 

Fad  et  ad,  formes  neutres  de  pronoms  corres})ondants 
prises  adverbialement. 

Aminâs,  2^-  pers.  sing.de  l'imparfait  parasm.de  mî,  avec 
véd.  :ninâ  pour  mtnâ,  étendre,  dimiiuier,  détruire.  Cfr.  gr. 


—  334  — 

[xtvûto,  lat.  minuere,  russe  mnïi,  goth.  mins,  ail.  minder. 

Prota  mniieni  pra  et  itta. 

Mâyâ,  ce  nom  féminin  signifie  d'abord  sagesse  et  ensuite 
fraude,  tromperie.  Son  origine  parait  assez  obscure.  Est-il 
issu  d'un  verbe  ayant  le  sens  de  penser  (comm.  lat.  mentiri, 
Tient  de  mens,  mentis),  ou  d'un  verbe  ayant  le  sens  d'enve- 
lopper, ou  d'une  racine  ayant  le  sens  de  mêler,  d'obscurcir  ? 
Ou  bien  encore,  et  cela  me  semble  plus  probable,  est-ce  un 
parent  du  zend  maogha,  le  prêtre,  l'astronome,  le  mesureur 
du  temps,  de  l'aryaque  MA,  mesurer,  qui  est  devenu  chez 
les  Hindous,  même  à  l'époque  védique,  l'expression  désignant 
un  trompeur  et  un  magicien?  Cela,  par  suite  de  la  haine  re- 
ligieuse qui,  à  une  époque  inconnue,  sépara  les  Iraniens  des 
Aryas  du  Sapta-Sindhu  et  fit  donner  par  les  premiers  le 
nom  de  Dévas  aux  démons,  et  par  les  seconds  le  nom  (ïAsu- 
ras  aux  mauvais  esprits,  noms  qui  signifient  les  dieux  dans 
la  langue  de  chacune  des  deux  branches.  Dans  les  plus 
vieux  hymnes  védiques  on  retrouve  le  mot  d'Asura  pris 
plusieurs  fois  en  bonne  part. 

Sûrya,  le  soleil,  pour  aryaque  SAWARya,  comme  l'a 
])rouvé  M.  Sonne  dans  le  tome  xiii  de  la  Zeitschrift  de 
M.  Kuhn,  devenu  en  gr.  àpeXioç  (avec  esprit  rude  pour  a)  et 
âêeXioç,  d'où  r]X(o;,  C'est  le  thème  savar  du  dériv.  Savarya 
que  reproduisent  lat.  sol^  sovelz=sover=savar,  lith.  saule, 
et  goth.  sauil;  du  verbe  SU,  féconder,  engendrer. 

Janayan,  part.  prés,  d^jan,  engendrer  (10'^  conjugais.), 
gr.  Ysv-,  lat.  gen-,  gig{e)nere  (avec  redoublement),  goth. 
Kinan  et  Kinnan,  cfr.  l'ail.  Kind,  l'engendré,  l'enfant,  de 
Far.  GAn,  forme  second,  de  GA,  étendre,  propager. 

Dyâm^  pour  organique  dyâyam,  accus,  sing.  de  duo  pour 
divas,  {c^iv.  \dX.  dies  ei  dm),\e  cie\  lumineux,  le  jour,  de 
DIw,  briller,  luire. 

Usas,    fém.    aurore,    pour  vas-as=vas-at ,   de  vas. 


—  :î35  — 

briller,  brûler,,  du  primitif  AW  où  WA,  souffler,  brûler. 
On  trouve  en  gr.  œjoq  et  yjw;,  l'aurore,  la  forme  guiiée  en 
aicsûsfi,  usâsd  est  devenue  en  lat.  aurora  pour  atùsosa. 

Çatru,  nom  mas(;.  l'ennemi,  do  çat,  i)0ur  KAt,  blesser, 
nuire,  d'où  gr.  y,6-:-o;,  haine,  inimitié  ;  cfr.  iyj)-pcç,  pour 
xîOpor,  ennemi,  tud.  Iiadara,  et  ail.  Jiader. 

Kila,  de  kr,  faire.  Un  adverbe  analogue  a  été  formé  en 
latin  par  un  procédé  semblable,  profecto  est  vui  dérivé  de 
projicere,  composé  de /(ZC^rg,  faire. 

Vivitse,  tu  trouvas,  2*"  pers.  du  parf.  redoublé  àtman.  de 
vid^  l**  voir.  2<*  trouver  par  reconnaître.  Cfr.  le  gr.  pctow, 
et  le  lat.  videre.  Avec  le  2''  sens,  vid  est  de  la  6®  conjug. 

V. — Ahan  Vrlram  Vrtraiaram  Dyansam  Indrovajrena 
7nahatâ  tadhena  \  Shandnnsha  Imliçenâ  vivrlinâhih. 
çayata  îcpaprk  prt/nTi//fh. 

Y. — Feriit  Vertram  perfldissinuim-inIcr-Vertras, emem- 
bratum  Indras  fulgure,  potente  irtu  |  truncus  veluti  securi 
ca^sus  Ahis  jacebat  disjectus  humi. 

Vrtratara,  exemple  curieux  et  excessivement  rare  d'un 
comparatif  de  substantif. 

Vi-ansa,  composé  de  ti,  dehors,  loin  de,  ]K)ur  organ. 
DWI,  correspondant  au  latin  «^6-  pour  dve  et  au  lat.  ve-  et  de 
aiisa,  partie,  membre,  qui  a  des  membres,  frère  de  cniÇiZ 
qui  a  les  mêmes  significations.  Les  racines  as  ou  ans,  aç  ou 
anç  supposent  des  thèmes  primitifs  I'sa  et  I'ka  de  R  ou  AR, 
fléchir,  courber.  A  côté  du  skr.  anç,  il  faut  placer  le  skr. 
anc,  de  anc-iia.  courbé,  eiank  àeaùka,  membre,  tud.  an- 
cha, ]Rmhe  ;  dans  le  lat.  artus,  membre,  le  r  de  la  racine  a 
été  guné  mais  non  changé  (ni  a, 

Mahat,  adj.  grand,  fort,  de  jMAgh,  étendre,  croître, 
grandir,  être  fort,  gr.  \ih{tz.  Le  lat.  magmts  pour  magemis 
l'eprésente  un  ^MAouAna  organique,  qui  a  acquis  une  grande 
croissance. 


—  336    - 

Vadha,  m.  le  coup,  de  vad//,  frapper;  le  zeiid  et  le  grec 
allongent  la  voyelle  radicale  ;  le  premier  dans  vâdha,  coup, 
heurt,  d'où  vâdhaya,  vâdhayaiti,  heurter,  repousser;  le 
second  dans  jw6^î?ff^/i  de  ptoO-éo),  wôéw. 

Skandha,  m.  le  tronc,  du  verbe  SKAdh,  trancher,  abat- 
tre, gr,  cy.Y;6-  dans  krr/,Tf)r^z  ;  nord.  sJiad  dans  shadi,  dom- 
mage, Gfr.  skr.  shkad,  couper,  fendre,  et  skr.  hsan  pour, 
SKAn,  détruire,  tuer.  Le  lat.  triincus  de  TI)  (p.  330)  pré- 
sente la  même  image. 

Kuliça,  m.  et  n.,  la  hache,  d'un  KR,  KUL,  couper,  tran- 
cher, Gfr.  lat.  CuUer,  couteau. 

Vi'VThia,  coupé,  abattu,  composé  de  vi  (voir  plus  haut), 
et  de  W'^^«,  part,  passif  de  Far.  W'^,  skr.  vraçc,  déchirer 
arracher.  De  ce  verbe  proviennent  le  skr.  vrka,  le  loup,  legr. 
Àuxoç,  le  goth.  vul/s,  angl.'wolf,  et  probablement  vulpes,  le 
renard,  autre  animal  de  proie,  et  peut-être  lupus,  le  loup, 
s'il  ne  va  pas  avec  zend  raopi. 

Gayate  [çayata  par  euphonie  syntactique)  3'"  pers.  sing. 
du  présent  indic.  àtman,  de  d,  être  étendu,  être  couché, 
d'après  la  !'■'' conjug.  ou  par  un  thème  çaya  qu'on  trouve 
dans  (Içaya,  réceptacle  ;  la  conjugaison  ordinaire  de  ci  est  la 
2"  :  ct>tê=v,t\xo.'.,  ar.  KAItai,  cfr  lat.  q^uieo. 

Upapré,  composé  pris  adverbialement,  de  upa,  gr.  •jT:o,et 
cfr.  de  jt?n,  issu  de  PH,  étendre;  racine  qui  est  celle  de 
Pfthivî,  f.  la  terre  considérée  comme  une  vaste  étendue.  Il 
faut  cx:)mparer  skr.  prtJm,  large,  vaste,  gr.  rXâ.-:>Zy  lat,  pra- 
tum  et  {p)latus. 

VI.  —  Ayaddliéva  durmada  âhi  juhvè  mahâi>îran\ 
tuvibâdham  rjisam  \  nâtârîd  asya  samrtim  vadhânâm 
sam  rujânâh  pipisa  Indraçatruh. 

VI.  Imbellis  veluti  ebrius,  ad-  etenim  -vocavit  magnum 
virum  multos-ferientem,  rectè -rapidum  ;  |  non  aufugit  ejus 


—  337   - 

concertationem  ictuum,  cum  -speluncas-  rupit  Indrae  hostis 
(Vertras). 

Ayoddha  (car  ayoddhcva  est  pour  ayoddha  iva) ,  qui  ne 
combat  pas,  lâche,  composé  de  «^  privatif  et  de  yoddha  part, 
du  yudli,  lutter,  forme  dérivée  de  yu  pour  I)YU^=.DU, 
tordre.  La  même  idée  a  produit  de  la  racine  Kl),  lier,  entre- 
lacer, le  lat.  certare,  combattre. 

Durmada,  composé  de  dus,  mal,  gr.  ou;  et  de  mada, 
ivre,  de  MAd,  fondre,  couler,  et,  plus  tard,  s'enivrer,  être 
fou.  Cfr.  le  gr,  [.(.aSoç,  [xaBàw,  le  lat.  madère. 

Juhvs-,  3"  pers.  parf,  âtman.  de  hvê  (J  remplaçant  k  dans 
les  redoublés).  Ce  hvê  est  pour  hvai  d'un  thème  havaya 
comme  l'indiquent  assez /wt?«-5,  l'appel,  eikuvati,  il  crie. 

Tumàâd/ia^  composé  de  tuvi,  beaucoup,  de  l'aryaqueTU, 
serrer,  entasser,  et  de  hadlia,  de  ladh  ou  hâdli,  tordre, 
tourmenter,  ar.  BHAdh,  gr.  zaO  dans  ::aOoç,  TzévOo;,  lith. 
héda. 

^Ijtsa,  de  rj\  diriger,  lat.  regere.,  de  ii,  aller,  et  de  isa 
pour  isan,  part.  prés,  de  û,  poursuivre,  désirer,  de  i,  aller 
(cfr  p.  260). 

^^r?rî((,3''pers.  sing.  aor.  5"  for;iie  {aiârisam)àe  tarûmi, 
je  traverse,  je  franchis,  j'évite. 

Samrti,  le  combat,  la  rencontre,  composé  de  sam.,  avec 
rti,  aunomin.  rtis  de  r'ou  ar  {r-no-ti),  atteindre,  frapper, 
ar.  I),  aller,  tendre  ou  pousser  vers,  atteindre. 

Pipise,  remplacé  dans  le  contexte  ]^ar  pipim  à  cause  del'i 
du  mot  suivant,  3'"  pers.  sing.  parf.  redoublé  de  pis,  frapper, 
rompre,  écraser,  de  PI,  piler.  Cfr  gr,  irîgov,  et,  avec  renfor- 
cement, TTT'^iîo),  lai.  pinsere  ei  pistillum. 

VII.  —  Ap/fd  aliasto  aprtanyad  Indram  âsya  rajram 
adîii  sânauJayMna  \  vr.mo  vadhrih. pratimânam  hulTiû- 
san  purutrâ  Vrtro  açayad  vyasta\\. 

YII.  —  Absque  pedibus,  abscpie  inanibus (Vertras)  provtv 


cabat  Indram,  (qui)  suuni  fiilgur  in  caiulam  (ejus)  jecit    | 
tauri,  etsi-impotens,   iinaginem  pra;-se-ferre-cupieii8  plu- 
ribus-in-locis  Vertras  jacebat  dilaceratus. 

Apdd,  composé  de  a  priv.  eidepad,  le  pied,  eu  giv  zsj; 
en  lat.  pe[d)s.  en  âW./nss. 

AJiasta,  composé  de  a  prlv.  et  de  Jtasta,  la  main  de  had, 
saisir,  lat.  hend  dans  prcJiendere  et  hed  dans  hedera,  le 
lierre,  goth.  gitan,  nngl.  io  get,  aryaque  GHAd,  frère  de 
GAdh,  skr.  gadh. 

Aprtanyat,  3"  pers.  sing.  im})arf.  du  verbe  nominal 
prianyâmi,  j'attaque,  je  provoque  au  combat,  en  skr. 
priana,  n.  armée, guerre,  de  Pif,  courber,  entrelacer,  d'où 
aussi  jor^,  lutte,  combat. 

Sânu,  1".  la  pointe,  la  fin,  la  queue,  de  SA,  étendre,  al- 
longer. C'est  ce  même  SA,  étendre  (Cfr  TA,  TAx)  qui,  par 
la  8"  conjug..  a  donné  les  racines  skr.  san  et  snu. 

Jaghâna,  3«  pers.  sing.  du  part",  de  hdn,  frapper,  tuer,  ar. 
DHAn,  gr.  6av-,  etc.,  voir  plus  liaut. 

Vadhris,  sans  force,  de,îJ«pour  ava,  loin  de,  .sans,  lat. 
ve  {ve-cors,  ve-sanus)  et  de  DHl),  prendre  sur  soi,  être  fort, 
oser,  to  dare  (p.  152). 

Pratimana,  composé  adv.  de  praii,  au  delà,  et  demana, 
limite,  de  ma,  mesurer. 

BubJmsan,  désirant  être,  part.  prés,  jjarasmâip.  de  bu- 
bhûsâmi,  je  désire  être,  désidératif  de  bhû,  être,  ar.  BHU, 
constituer,  établir,  exister,  être  (voir  p.  149). 

Purutrâ^  adv.  de  lieu,  composé  à  l'instar  de  'purusatrâ., 
entre  les  hommes,  Aw^rd!  ou  ^«/r<ï,  là,  etc,  etc.  {trù  est  la 
forme  antique  de  cette  terminaison  locative  adverbiale,  dé- 
rivé  de  l'adj.  joj^rw,  nombreux,  plein,  gr.  -oau  :  ciV.  lat. 
pim,  plures,  ail.  viel,  de  Pif,  PUR,  combler,  emplir 
(p.  162). 


—  339  — 

Açayat^  3"  pers.  sing.  imparf.  de  cî,  d'après  la  1^'^  conju- 
gaison. (Voir  plus  haut  cayata  et  p.  160). 

VIII.  —  Nadam  na  hlnnnam  amuya  çayânam  mano 
riihâoiâ  ati  yanty  âpah  \  yâç  cid  Vrtro  maJdnâ  parya- 
tislhat  tâsâm  AJii\\  patsuiahdr  dabhûva. 

VIII.    —    Flumen  veluti   fissum   illic    per-prostratum 
(Ahim)  ad-libitum  sese-extollentes    super  -eunt  aquae,    | 
quas    quidein  Vertras    potentiâ  âmplexas-tenebat,    earuni 
Ahis  ad-pedes  jacens  erat. 

Nada^  le  fleuve,  de  SNAd,  couler  (V.  p.  276). 

Bhinna,  aux  digues  rompues,  part.  parf.  pass.  de  bhid, 
fendre  (voir  plus  haut  ablihiat). 

Amuyâ,  là,  du  type  pronominal  amu,  dérivé  du  détermi- 
natif  A  opposé  à  I,  efr.  amu,  celui-là, eiimay  celui-ci,  forme 
instrumentale  prise  adverbialement. 

Gayâna,  part.  prés,  àtman.  de  ci,  être  couché,  reposer 
(voii'plus  haut). 

Manas,  n.  pensée,  idée,  et  ici,  selon  leur  bon  plaisir,  de 
MAn,  penser,  cfr.  le  gr.  yÀ^oq,  le  lat.  mens  et  le  goth. 
muns.  Mano  pour  manas  eut  ici  un  accus,  neutre  pris  adver- 
bialement, cfr.  jofiain. 

RitMna,  s'élevant,  part.  prés,  àtman.  de  ruh,  croître,  ar. 
RUdh.  forme  gunée  de  Pdh,  croître,  grandir,  s'élever,  du 
verbe  simple  }]  (p.  263). 

Yanti,  elles  vont,  3'-' pers.  plur.  de  l'indicatif,  de  i,  aller, 
composé  ici  avec  le  préfixe  ati,  sur. 

Mahi,  la  force,  le  pouvoir,  do  mah,  ar.  MAGH,  croître, 
grandir,  être  fort,  pouvoir  ;  cfr.  le  gr.  [ji^a;,  et  le  lat.  mag- 
nus  (voir  plus  haut). 

Paryalisthat,  il  enveloppait,  composé  de  ;?<^rf,  pour  «jofl^ri, 
autour,  gr.  r.i^i,  eide  aôisfhat,  3'' pers.  imparf.  de  tist/ich 
redoublé  de  .9Ûiâ,  poser,  être  debout,  de  l'aryaque  sta,  qui  a 
donné  au  gr.  le  redoublé  1'j-t,\j.'.  pour  a<.<7zr,[j.'.,  au  lat.  stare  et 


—  340  - 

le  redoublé  sistere,  au  gotJi.  et  à  langlo-saxon  standan, 
ang.  to  stand,  et  à  l'ail,  stelien. 

Patsutas,  aux  pieds,  adv.  de  lieu  formé  avec  le  locatif 
plur.  patsu,àepad,  le  pied  (voir  plus  haut);  cfr.  hufas,  doù? 
taias,  de  là,  alors,  etc. 

Où,  étendu,  renversé,  gisant,  de  çî,  être  couché  (voir 
plus  haut). 

Bab/nîva,  3'^  pers.  sing.  du  parf.  deb/m,  être,  cfr.  Tangl. 
io  àe,  et  lall.  ich  bin  (voir  plus  haut  bubhûsan  à  la  strophe 
VII). 

IX.  —  Nîcâvayâ  abhavad  vrtraputrendro  (Vrtraputrà, 
Indvas),  asy a  ava  vad/iar  jaàhûra  \  uttarâ  sûr  adharah 
putra  âsîd  dânuh  çaye  sahavalsâ  na  dhenuh. 

IX.  —  Prostrata  erat  Vertrae  mater,  Indras  in-eam  alj- 
ictum  -jecit  ;  —  superior  genitrix,  inferior  puer  erat  ;  Dànu 
jacebat,  cum-vitulo  sicut  vacca. 

Nîcâvayâ,  renversée,  de  nîca  pour  nyaca,  inférieur, 
couché  à  terre,  humble,  composé  lui-même  de  ni  j)our  ani, 
en  bas,  et  de  ac  ou  anc,  jeter. 

Pulrâ,  f.  la  mère,  la  nourrice  de  PU,  skr.  pus,  sustenter, 
nourrir. 

Utlara,  mfn.,  ici  au  féminin,  adjectif  issu  de  la  prépo- 
sition ud,  en  dehors,  en  haut.  Cfr.  le  gr.  ùircspoç  pour  OÎTEpoç. 

S'ils,  f.  la  mère,  celle  qui  met  au  monde,  de  SU,  produire, 
engendrer  ;  de  là  skr.  sutas  et  sûnus,  fils,  lith.  et  goth.  su- 
nus  ;  ail.  solin,  angl.  so7i  (voir  p.  276). 

AdJiara,  mfn.,  adjectif  de  forme  comparative  dérivé  de 
la  préposition  adha,  en  bas;  cfr,  lat.  inferus. 

Putra,  m.,  l'enfant,  en  lat.  puer  (voir  plus  haut). 

AsU,  était,  imparfait,  3"  pers.  sing.  de  as,  exister,  être 
cet  imparf.  (75<ï»î  est  reproduit  par  le  lat.  eram  \>o\\y  esam 
(voir  p.  77). 


—  341  — 

SaJia,  avec,  pour  sadJia  composé  de  sa  et  de  dha  ou  dhâ, 
poser. 

Vatsa,  m.  le  veau,  cfr.  lat.  vitulus. 

X.  —  Atisthantînâm  aniveçanânâm  Msthânâm  madhye 
nihitam  çarîram  \  Vrtrasya  nimjam  m  caranty  âpo  dîr- 
gham  lama  ûçayad  indraçatruh. 

X.  —  lustabilium,  non  retrogredientium  aquaruni  in  me- 
dio  depositum  corpus  ;  |  Vertrà  inconscio,  decurrunt  aquae  ; 
per  lungam  nocteni  jacuit  Indrae-liostis. 

Kâsthâ,  i.  l'eau,  en  tant  que  brillante,  cristalline,  trans- 
parente, du  verbe  liâç,  briller. 

Madliya,  au  locat.  madhye,  en  gr.  [xéaoç,  eii  lat.  mediîis, 
en  goth.  midja. 

Nihita,  part.  pass.  composé  de  ni  pour  ani,  sur,  le  long 
de,  et  de  Mta  pour  dUta,  de  dhâ,  poser  (p.  150). 

Garanti^  3''  pers.  plur.  indic.  de  car,  se  mouvoir,  aller, 
tourner  autour  de  ;  ar.  KAR  ou  KWAR,  gr.  y,zK-  dans 
■/.éÂsuOoç,  chemin,  lat.  cal- dana  callis,  litli.  kélias,  chemin. 

Dtrgha,  mfn.  long,  en  zend  darega,  en  gr.  lohyoz,  en 
lat.  dulgus  dans  indttlgere,  de  drk  pour  drgli,  étendre, 
allonger,  forme  secondaire  d'un  verbe  simple  DI^  étendre, 

Tamas,  n.  la  nuit.  Gomme  ses  synonymes,  ce  nom  de  la 
nuit  provient  d'une  idée  iVeff'roi  naissant  de  celle  de  destruc- 
tion. Ainsi  l'aryaque  ÏA-M,  couper,  détruire,  possède  parmi 
ses  dérivés,  à  côté  de  tamas,  lat,  timor  avec  tinter e,  le  gr. 
T£[jLva),  le  lat.  tem,  retrancher,  rejeter,  dans  conT¥M^ere. 

XI.  —  Dâsapatnîr  Ahigopâ  atisthan  nirioddhâ  ftpah 
Pavineva  gâvaïi  \  apâm  l/iiam  api/iitamyad  dsîd  Vrtram 
jaghanvân  apa  tad  vavnra. 

XI  —  Servo-nuptae,  ab-ahi-custoditae,  steterunt  captivae 
aquae,  a  Pani  veluti  (raptae)  vaccae  ;  |  aquarum  speluncam 
clausam,  quuni  fuit  Vertram  occidens  (Indras),ab-  tuncape- 
ruil. 


—  842  — 

Dâsa,  m,  l'esclave,  de  DAs,  forme  secondaire  du  simple 
DA,  serrer,  lier,  asservir,  cfr.  le  gr.  là^Xoq,  esclave. 

Patnî,  f.  l'épouse,  eu  gr.  TCCtvia,  du  verbe  PAt,  pouvoir, 
être  maître.  Cette  forme  féminine  suppose  un  masculin joa^rt^w 
[de  paiani=patat,  possédant,  pouvant),  frère  de  pati,  maî- 
tre, époux,  lat.  potis  et  pois  {im-pos,  compos),  d'où  posse= 
poise. 

Gopâ,  gardé,  à  l'instar  des  vaches,  composé  de  go,  gu, 
vache,  et  depâ,  garder,  (voir  }).  79,  à  l'occasion  de  gopâm 
ftasya). 

Niruddha,  mfn,,  composé  de  m  pour  awi,  et  du  part, 
pass.  de  rudli^  retenir,  empêcher,  étreindre,  '  enfermer  ;  le 
composé  nirudh  a  surtout  le  sens  d'enfermer. 

Bilam,  la  grotte,  \}onY  vilam^  de  WT5  pour  DHWP,  la 
très  féconde  racine  signifiant  courber,  entourer,  couvrir, 
garder,  qui  a  donné  tant  d'expressions  à  toutes  les  branches 
de  la  famille  indo-européenne. 

Apa-vavâra,  il  ouvrit,  3*'  pers.  sing.  du  pai-f.  devr,  fer- 
mer, composé  avec  la  proposition  apa,  loin  de,  d'où  le  con- 
traire de  fermer  ;  cfr.  la  formation  de  notre  Dtcouvrir,  et 
le  verbe  latin  aperire,  pour  apa-verire. 

XII. —  Avylio  vâro  aiJiatas  tàd  indra  sr'ke  yativâ pra- 
tyahan  deva  eliah.  \  ajayo  gâajayaii  cura  somam  avfisrja\\. 
sarlave  sapta  sind/mn. 

XII.  —  Equina  cauda  eras  tune,  ô  Indra,  in  fulgure 
quum  te  agressus  est  deus  unicus  |  prœlio  obtinuisti  vac- 
cas,  prœlio  obtinuisti,  ô  héros,  somam  ;  emisisti  ut  fiuerent 
septem  fiumina. 

Açvya,  mfn.  adjectif  tiré  de  açva.  le  cheval,  en  gr.  ïr.Tzoq, 
en  lat.  equus,  goth.  aihvs  (p.  164  et  1G5). 

Vâra-»,  la  queue  (la  recourbée),  de  la  racine  WI}  pour 
(DH)WR,  courber,  être  tors,  etc. 

Ajayas,  2*"  pers.  sing.  de  l'imparfait  de  ji,   conquérir, 


—  'M^.^  — 

vaincre,  ar,  GI,  mouvoir,  exciter,  tendre  vers,  atteindre 
(p.  201),  d'où  skr. /t-%î7-«^i,  il  excite,  il  anime  (5*^  conjug.), 
eijay-ati,  il  atteint,  il  conquiert. 

Avâsrjas,  composé  du  préfixe  ava  et  de  asrjus,  2*^  pers. 
sing.  de  l'imparfait  de  srj  {&'  conjug.)  envoyer,  lancer,  et 
qui,  avec  le  nom  srka,  le  trait,  la  foudre  (voir  plus  haut), 
vient  du  verbe  aryaque  SR,  lancer,  frère  de  AS  et  de  SI 
(p.  262). 

Sartavê,  pour  couler,  datif  du  but,  de  sartu-m,  de  SR, 
s'élancer,  couler,  par  le  suffixe  verbal,  tu,  accomplir,  faire 
(p.  175). 

Sapta,  sept,  en  gr.  sTrca,  en  lat.  septem,  en  goth.  siehun, 
en  dW.sieben,  en  angl-sax.,  sevfon,  en  angl.  seven. 

Sindhu,  fleuve,  rivière,  de  siudh,  couler;  puis  le  fleuve 
par  excellence  donnant  son  nom  au  pays;  cfr.  lat.  Indus, 
d'où  India,  etc. 

XIII.  — Nâsmai  vidyun  na  ianyaUiXisisedha  na  yâm 
miham  akirad  dhrâdunim  ca  \  Indraç  ca  yad  yuyudhâte 
Aliiç  (-otâparîbliyo  maghavn  vijigye. 

XIII.  —  Non  ipsi  fulgur,  nec  tonitru  protectioni-fuit,  nec 
quam  pluviam  projecit  (Vertras)  fulmenque  |  Indras  que 
quum  copugnaverunt  Aliis  que  ;  etiam  alios  (liostes)  Magha- 
vat  devicit. 

Vidyut,  f.  l'éclair,  de  vi,  séparément,  en  tous  sens,  et  de 
dyu,  resplendir. 

Tanyatus,  m.  le  tonnerre,  à&stan  ou  ^a^î,  tonner,  retei>- 
tir  {slanayati,  tanyati),  gr.  ctcvoç,  a-rcvâ/w;  lat.  tonareiwec 
tonilru.  anglo-sax.  tlnmor,  tud.  donar,  ail.  donner,  angl. 
ihunder. 

Sisedha,  '•^''  pers.  sing.  du  parf .  de  sîdh,  protéger. 
jViha,  la  pluie,  de  mik,  couler,  pour  mig/i,  forme  secon- 
daire (\o  MI,  couler,  cfr.  skr.  miltira.  nuage,  gr.  è[x(yXY], 
litli.  miglà,  etgaël.  muig,  avec  skr.  megha,  nue. 


—  344  — 

AHrai,  3*^  pers.  sing.  de  l'imparfait  de  kirûmi,  je  lance, 
je  jette,  du  KR  arvaque  qui  a  produit  gr.  v.DOm,  et  lat. 
cellere,  pro-cella,  etc. 

XIV.  —  A/ier  yâtnram  kam  apaçya  Indra  hriiyat  te 
jag/inuso  Ihîr  agacJiat  \  nava  cayan  navati  ca  sravanéîh 
çyeno  na  bhUo  ataro  rajâùsi. 

XIV.  —  Ahis  proximum  quem  conspexisti,  ô  Indra,  in 
cor,  quum  tu  (euni)  occidisses,  tinior  venit  |  novenique 
quura  nonagintaque  fluvios,  accipiter  veluti,  trenielactus 
transiisti  (per)  aetliera. 

Apacyas,  %^  pers.  de  l'iniparf.  de  àrç  qui  emprunte  à  pac, 
regarder  (pour  S'paç)  ses  temps  spéciaux  ;  de  SPAk,  tenir, 
garder.  Cfr.  gr.cxoTcoç  pour  c::o-/,oc;  lat.  specere'',  re-spic-ere\ 
ail.  spaehen. 

Hrt,  le  cœur,  en  gr.  -/iap  y.Y;p,  en  lat.  cor,  cordis,  en  gotli. 
hairto,  en  ail.  Jierz^  en  angl.  heart. 

Jaghnusas^  gén.  du  part,  parf .  de  han,  tuer  (voir  plus  haut). 

£M,  f.  la  peur,  d'un  BHI,  tordre,  tourmenter,  trend)ler, 
cfr.  le  grecçéêo;,  le  tud.  hibên,VQ\\.  belen,  l'ang-sax.  hifmn. 

Agachat,  3«  pers.  sing.  de  l'imparfait  de  ^«?7i,  aller,  ga- 
cMmi,  je  vais. 

Nava,  neuf,  gr.  evvéa,  lat.  novem,  ail.  neun. 

Sravantî,  f.  le  fleuve,  véritable  participe  prés.  fém.  de 
sru  (gunéen  srav),  av.  SR,  s'élancer,  se  répandre. 

Ataras,  2^  pers.  de  l'imparf.  de  tr,  traverser,  verbe  issu 
du  préfixe  tara  pour  Atara,  plus  loin,  au  delà,  d'où  skr. 
taras,  ze.  tarau,  lat.  trans,  ail.  durcli,  angl.  through. 

Rajânsi,  les  espaces  lumineux,  brillants,  et  aussi  les 
splendeurs,  pi.  du  nom  neutre  rajas,  de  raj  ou  ranj,  luire, 
colorer,  ar.  RAg  (p.  280). 

XV. — Indroyâto  'vasitasya  râjâ  çamasya  ca  çrngino 
vajrabâhuh  \  sed  u  râjâ  hsqyati  carsanînam  arân  na 
nemihpari  ta  babàuva. 


—  345  — 

XV.  —  Indras,  mobilis  et  firmi  rex,  domitique  cornigeri 
(pecoris),  fulgur-brachio-tenens,  |  ^ipse  solummodo  rex 
imperat  hominuni  ;  radios  (rotae)  siculi  orbis,  circum  illa 
(omnia)  est. 

Râfâ,  nomin.  du  thème  râjan,  de  RAg,  diriger,  gouver- 
ner; cfr.  lat.  regere,  rex,  regnum,  etc.:  gotli.  reiÂs,  reiH, 
alL  reich. 

Çp'igin,  de  çrnga,  la  corne,  d'un  KPg,  forme  secondaire 
du  fécond  KR,  courber,  recourber,  cfr.  les  correspondants 
gr.  y.épaç,  lat.  cornu,  gotli.  Iiaurn,  ail.  Tiorn. 


TRADUCTION  FRANÇAISE. 

1. —  Je  chanterai  maintenant  les  hauts  faits  d'Indra,  ceux 
que  le  maître  du  tonnerre  accomplit  les  premiers.  Il  a  tué 
Ahi,  il  a  délivré  les  eaux,  il  a  précipité  les  torrents  retenus 
dans  les  nuages. 

2.  Il  a  tué  Ahi  couché  sur  la  nuée  ;  Tvashter  lui  a  forgé 
une  foudre  aisée  à  lancer  ;  mugissantes  comme  les  vaches  se 
ruant  vers  les  étables,  les  eaux  se  sont  écoulées  vers  la  mer. 

3.  Pour  acquérir  la  force  d'un  taureau,  il  a  bu  le  sôma, 
dans  trois  coupes  il  a  bu  cette  liqueur  faite  d'un  suc  exprimé  ; 
Maghavat  pour  trait  a  choisi  la  foudre,  il  a  tué  le  premier- 
né  des  Ahis. 

4.  Quand,  ô  Indra,  tu  as  tué  le  premier-né  des  Ahis,  alors 
tu  as  aussi  rendu  vains  les  prestiges  des  magiciens  ;  engen- 
drant alors  le  soleil,  le  jour  et  l'aurore,  par  cela  même  tu 
n'as  certes  plus  rencontré  d'ennemis. 

5.  Indra  a  frappé  Vertra,  le  plus  perfide  des  Vertras;  il 

23 


—  346  — 

l'a  démembré  d'un  fort  coup  de  foudre  ;  comme  un  tronc 
d'arbre  coupé  par  la  hache,  Ahi  était  étendu  sur  la  terre. 

6.  Vertra,  comme  un  lâche  ivrogne,  a  provoqué  cependant 
le  grand  héros,  celui  qui  frappe  beaucoup  d'ennemis,  et  dont 
la  marche  est  toujours  rapide  et  droite ,  il  n'a  pas  fui  la  ren- 
contre de  ses  coups,  lorsqu'il  a  brisé  les  grottes,  lui  l'ennemi 
d'Indra. 

7.  Sans  pieds,  sans  mains,  il  provoquait  Indra  qui  lui 
lança  sa  foudre  sur  le  dos  ;  quoique  châtré,  voulant  paraître 
puissant.  Vertra  gisait  ça  et  là  tout  émembré. 

8.  Ainsi  qu'un  fleuve  débordé,  les  eaux  croissantes  re- 
couvrent à  leur  aise  Vertra  abattu  ;  Ahi  gisait  aux  pieds  de 
celles  que  naguère  Vertra  tenait  en  sa  puissance. 

9.  La  mère  de  Vertra  était  abattue,  Indra  lui  avait  lancé 
sa  foudre  ;  la  mère  était  dessus,  l'enfant  dessous;  Dânu  gisait 
comme  une  vache  immolée  avec  son  veau. 

10.  Le  corps  était  couché  au  milieu  des  eaux  vives  et  qui 
ne  remontaient  pas  vers  leur  source  ;  à  l'insu  de  Vertra  les 
eaux  s'écoulaient;  l'ennemi  d'Indra  est  couché  pour  une 
longue  nuit. 

11.  Mariées  à  cet  esclave,  gardées  par  Ahi,  les  eaux  res- 
tèrent captives,  comme  les  vaches  volées  par  Pani.  Lorsqu'il 
eut  tué  Vertra ,  Indra  ouvrit  la  caverne  où  étaient  les 
eaux. 

12.  ïu  étais  alors  semblable  à  un  chasse-mouche,  oindra, 
avec  ta  foudre,  quand  ce  dieu  seul  t'a  attaqué.  Tu  as  conquis 
les  vaches,  tu  as  conquis,  ô  héros,  le  sôma  ;  tu  as  fait  couler 
les  sept  rivières. 

13.  Ni  l'éclair,  ni  ^le  tonnerre,  ni  la  pluie  qu'il  fit  tomber, 
ni  la  foudre,  ne  protégèrent  Vertra,  quand  Indra  et  Ahi  se 


—  347  — 

livrèrent  bataille  ;  Maghavat  a  vaincu  aussi  ses  autres  enne- 
mis. 

14.  Lorsque  tu  eus  tué  Alii,  ô  Indra,  et  que  tu  le  vis  près 
de  toi,  la  crainte  entra  dans  ton  cœur,  et,  dans  ton  effroi,  tu 
traversas,  comme  un  faucon,  quatre-vingt-dix-neuf  ri- 
vières à  travers  l'air  resplendissant. 

15.  Indra,  roi  de  ce  qui  se  meut  et  ce  qui  est  fixe,  roi  des 
troupeaux  cornus  et  des  bêtes  domptées,  lui  qui  tient  la  foudre 
en  main,  roi  des  hommes,  lui  seul  règne.  Comme  la  jante  (le 
cercle)  tient  tous  les  rayons  de  la  roue,  ainsi  il  embrasse 
tout  l'univers. 

L'hymne  que  je  viens  de  traduire  contient  toute  la  subs- 
tance du  mythe  d'Indra.  Aussi  dans  la  suite  de  ces  études  ne 
reviendrai-je  plus  sur  ce  sujet.  C'est  pourquoi  je  veux 
ajouter  quelques  mots  pour  compléter  l'étude  qui  a  paru  dans 
la  précédente  livraison  de  la  Revue. 

On  a  vu  qu'il  y  est  question  de  celui  qui  a  forgé  la  foudre 
d'Indra.  Tvastr  est  V Hépliaïstos  de  l'Inde;  en  plusieurs 
endroits,  les  chants  védi([ues  font  mention  de  lui  et  lui  assi- 
gnent pour  principal  emploi  la  fabrication  de  l'arme  divine. 
C'est  une  des  formes  d'Agni,  du  feu  confondu  ave»*  le  feu 
céleste.  Il  a  l'épithète  de  triçiras ,  à  trois  têtes  II 
partage  avec  plusieurs  autres  divinités  le  don  de  généra- 
tion, qui  est  du  reste  un  des  principaux  attributs  d'Agni,  on 
trouve  en  effet  ce  verset  dans  l'hymne  184  du  x''  Mandala  : 

«  Yisnur  yônim  halpayalu  Tvastâ  rûpâon  pinçaiu...  » 

«  Visnus  vulvam  faciat  Tvastr  formas  fabricet,  etc.  » 

La  divinité  qui  nous  intéresse  a  donc  sa  part  bien  marquée 
dans  le  phénomène  de  la  génération. 

Plus  tard,  je  reviendrai  sur  le  sôrna,  à  qui  l'on  a  adressé 
des  prières  et  des  cantiques  comme  à  un  dieu. 

Je  n'entrerai  pas  non  plus  dans  des  détails  sur  les  démons 
contre  qui  Indra  livre  bataille,  j'en  ai    parlé  suffisannnent 


—  348  — 

dans  le  travail  qui  a  précédé  celui-ci.  Je  ferai  seulement 
observer  que  le  nom  de  la  mère  d'A/ii  ou  de  Vrira  y  est 
donné;  Z?^mz^,  à  mon  sens,  vient  d'un  verbe  primitif  DA, 
couper,  tuer,  qui  peut  bien  avoir  produit  le  nom  de  la  mère 
des  Ralsasas. 

Enfin,  je  ne  pense  pas  avoir  besoin  de  faire  remarquer  à 
nos  lecteurs  la  frappante  analogie  qui  existe  entre  l'histoire 
des  vaches  voléespar  Pani  et  le  mythe  de  Gacus. 

Girard  de  Ri  allé. 


ETUDES 

D'ÉTYMOLOGIE  FRANÇAISE 


ASSENER. 

Asséner,  dans  la  locution  asséner  un  coup  à  qutlqiiim, 
est,  d'après  MM.  Diez  et  Littré,  le  latin  assignare  ;  ce  serait 
proprement  décerner,  destiner  un  coup  à  quelqu'un.  Cela 
pourrait  bien  ne  pas  être  aussi  vrai  que  vraisemblable. 

Il  y  avait  dans  la  vieille  langue  deux  et  même  trois  verbes 
asséner  appartenant  tous  à  des  radicaux  différents. 

L'un  signifie  indiquer,  désigner,  assigner,  fixer,  et  répond 
à  assignare.  Ainsi,  dans  les  Assises  de  Jérusalem,  120,  on 
lit  :  «  Et  deivent  à  celui  jor  que  le  seignor  lor  aura  assené, 
venir  devant  le  seignor  (1)  ».  Le  même  verbe  api)liqué  dans 
le  sens  d'établir,  de  marier  un  enfant,  ainsi  que  dans  celui 

(i)  Comparez,  en  outre,  Phil.  Mouskes,  658  : 

Quant  lor  pères  fu  definés, 
Si  ont  tout  lor  fiés  assenés 

C.-à-d.  définis,  établis,  fixés. 
Froissart,  éd.  Kervyn  et  Lettenhove,  II,   ibo  : 
Li  rois  assena  à  l'escuyer  les  cent  livrées  et  terre  que  proumis 
avoit. 


—  350  — 
de  pourvoir  d'une  rente,  d'un  douaire  (d'une  assené)  est  en- 
core le  latin  assignare.  (1) 

Le  deuxième  assener,  homonyme  du  précédent,  se  produit 
avec  les  acceptions  suivantes  : 

A.  Sens  neutre  : 

1 .  Se  diriger  ou  tendre  vers  ;  (2) 

2.  Arriver  à  bout,  atteindre  à.  (3) 


(i)  Ph.  Mouskes,  11609  : 

Et  at  assenés  ses  enfans 

De  bas  {bâtards)^  dont  quatre  avoit  encor, 

Si  lor  dona  de  son  trésor. 

Jean  de  Condé,  dans  le  Dit  du  bon  comte  Willaume,  v.  iii 
(voir  mon  édition,  t.  I,  p.  294). 

iij.  filles  saiges  et  senées 
Eurent  noblement  assenées. 

Froissart,  II,  p.  210  (les  barons  d'Ecosse  tinrent  conseil)  :  à 
savoir  là  où  il  poroient  lor  roi  marier  et  asener  en  lieu  dont  il 
vousissent  le  mieuls.  » 

(2)  Chrétien  de  Troics,  Ghev.  au  Lion,  4870  : 

Einsi  par  aventure  asane, 
Au  chastel  ;  ensi  asena 
Par  la  voiz  qui  l'i  amena. 

Barbazan,  Fabliaux  et  comtes,  IV,  p.  207  : 

A  l'ostel  molt  droit  assena 
Si  com  la  voie  le  mena. 

Le  sens  tendre  vers  tourne  parfois  en  celui  de  prétendre  à. 
Livre  de  jostice  et  de  plet,  p.  233  :  Quant  (li  heirs)  a  passé  tôt  le 
âge  et  il  ne  prant  de  li,  li  sires  pot  assener  à  la  chose  por  défaut 
de  vavassor. 

(3)  Chrétien  de  Troies,  Chev.  au  Lion,  v.  i5o5  : 

Nus  d'ans,  s'il  s'en  voloit  pener. 
Ce  cuit,  ne  porroit  asener  (réussir) 
Que  jà  mes  nule  tel  feïst, 


—  361   - 

Comparez,  pour  le  rapport  des  deux  notions,  corrélatives 
l'une  de  l'autre,  en  lat.  seqni  et  consequi,  en  ail.  langen  et 
gelangen,  en  français  gagner,  qui,  dans  le  principe,  signifie 
travailler  pour  gagner. 

B.  Sens  actif  : 

1 .  Diriger ,  faire  parvenir ,  conduire  ,  enseigner  ,  ins- 
truire (1); 


Id.,  ibid.  56o2  : 

Tant  vet  cerchant,  que  il  asene 
Au  suil  qui  porrissoit  près  terre. 

Id.  Charrette,  6535  :  Or  set  qu'ele  est  bien  asenée  {c-à-d.  arri- 
vée à  son  but). 

Dans  une  chanson  de  Jacques  le  Viniers,  on  lit  : 

Bien  sai  crueltés  le  desvoie 

Puis  que  pités  n'i  puet  ains  assener. 

(i)  Maetzner,  Altfranz.  Lieder,  XXVII,  26  : 

A  grant  signourie 
Amours  m'assena. 

Chrétien  de  Troies,  Perceval  (éd.  Potvin),  v.  2476  : 

Qui  assenet  et  adreciet 
Le  valet  à  armes  éust... 

c.-à-d.  si  on  l'eût  instruit  dans  le  maniement  des  armes. 
Roman  du  Renart,  v.  2 1 1 36  : 

S'ore  estoient  tuit  li  set  art 
En  ces  livres  que  vous  avez, 
Bien  vos  auroit  Dex  asene^^ 
Escoles  porriez  tenir. 

Phil.  Mouskes,  10657  : 

Quant,  par  l'anoncement  de  l'angle, 
Fu  mère  et  l'enfant  emmena 
En  Egypte,  ù  Dicus  l'assena. 


—  352  — 

2.  Atteindre,  frapper  (1). 

C'est  à  la  signification  é^iri^er  que  se  rapporte  la  locution  : 
asséner  un  coup.  Ou  bien  elle  découle  du  sens  frapper  par 
une  conversion  de  régimes ,  fort  ordinaire  :  asséner  un 
homme  d'un  coup,  pour  asséner  un  coup  à  un  homme;  cp. 
payer  quelqu'un  d'une  somme,  tour  antérieur  à  «  payer  une 
somme  à  quelqu'un.  » 

Les  exemples  de  ces  diverses  acceptions  de  notre  second 
assener,  que  nous  avons  recueillis  en  note,  peuvent  être  aug- 
mentés de  ceux  rassemblés  par  M.  Littré  à  l'historique  de 
son  article  asséner  ;  on  saura  maintenant  convenablement 
les  répartir  entre  les  deux  homonymes  dont  nous  avons 
parlé. 

Quant  à  l'étymologie  du  deuxième,  il  doit  être  considéré 
comme  un  dérivé  du  vieux  français  sen  (==  ital .  senno) ,  sens, 
intention,  direction,  qui,  à  son  tour,  représente  l'ail,  sinn. 

Assener  reproduit  donc  le  vieux  haut-ail.  sinnan,  ten- 
dere,  sentire  et  plus  exactement  encore  le  moyen  haut-ail. 
zuosinnen,  pervenire.  On  sait  que  le  même  primitif  5e?î  a 
donné  séné,  doué  de  sens,  et  forsener,  mettre  hors  de  sens, 
dont  le  participe  forsené  nous  est  resté  sous  la  mauvaise 
îorme  forcené. 

Enfin,  un  troisième  verbe  asener  se  trouve  dans  la  langue 
d'oïl  avec  le  sens  de  faire  un  signe  pour  appeler  quelqu'un. 
On  croirait  que  ce  verbe  doit  nécessairement  tenir  de  signum, 

(i)  Chrétien  de  Troies,  Charrette,  2225  : 

Et  cil  en  la  gorge  Vasanne 
Trestot  droit  par  desoz  le  panne 
De  l'escu,  et  le  giete  anvers. 

Froissart  I,  291  : 

Et  s'asenèrent  de  premier  encontre  de  leurs  glaives  si  roidç- 
ment  que  chacun  rompi  la  sienne. 


—  353    - 

mais  il  n'en  est  rien.  L'orthographe  asener  est  fautive  et 
amenée  sans  doute  par  ce  faux  air  de  parenté.  Le  vrai  mot 
est  acener  (1),  qui  correspond  à  l'itaL  accennare,  v.  esp. 
acenar  (le  wallon  a  dans  le  même  sens  asener  et  le  proven- 
çal, senar  et  cenar).  Cet  acener^  trouve  aussi  sous  la  forme 
aoJiainner,  circonstance  qui.  à  elle  seule,  défendrait  de  le 
confondre  avec  les  deux  vocables  traités  ci-dessus. 

Il  faut  donc  croire  que  M.  Littré  a  eu  tort  de  placer  dans 
l'historique  de  son  article  assigner  le  passage  suivant  de 
Raoul,  de  Cambrai  : 

La  dame  l'a  à  son  gant  asené 
Et  il  i  vint  de  bonne  volenté. 

M.  Diez  traite  de  notre  verbe  sous  cenno,  signe  de  tête, 
qui  en  est  le  primitif  (Wœrterbuch,  \,  p.  122).  Selon  lui,  le 
mot  de  la  basse  latinité  cinnus  (d'oîi  l'ital.  cenno  ,  esp. 
ceno)  est  une  forme  écourtée  du  lat.  cincinnus,  boucle  de 
cheveux;  la  propriété  qu'ont  les  boucles  de  flotter,  pour  ainsi 
dire  de  faire  signe,  aurait  amené  le  transport  de  signification. 
Cette  conjecture  ne  peut  satisfaire  qu'à  défaut  de  mieux. 

(i)  Chrétien  de  Trois,  Chev.  au  Lion,  3143  : 

Armé  et  desarmé  s'en  issent 
Tant  que  les  coreors  aceignent 
Qui  por  an  movoir  ne  se  deignent 

Ph.  Mouskes,  9391  : 

Lors  voit  Turpin  et  il  Vaçainne. 

M.  de  Reiffenberg  y  voit  le  acaner  cité  par  Roquefort  avec  le 
sens  de  dire  des  injures  ,  et  juge  toutefois  que,  dans  notre  pas- 
sage, cette  signification  doit  être  mitigée  en  celle  d'apostropher. 
Il  méconnaissait  notre  verbe  açainer^  appeler  à  soi. 

Roman  d'AIixandre,  p.  67,  b  : 

Clincon  a  apelé  et  Perdicas^fanie. 


—  .354 


ASSIETTE 


Les  diverses  significations  propres  à  ce  mot  dans  la  langue 
ancienne  et  moderne,  jointe  à  sa  similitude  avec  la  forme  ver- 
bale assiet  (1)  aisied,  font  difficilement  renoncer  à  la  suppo- 
sition d'un  rapport  étymologique  avec  le  verbe  asseoir,  lat. 
assidere. 

Et  cependant  ce  rapport,  qui  veut  être  démontré  ,  ne 
saurait  l'être  sans  un  certain  effort.  Pour  ma  part,  je  ne  vois 
qu'une  ressource  pour  l'établir  sans  violenter  les  lois  phono- 
logiques;  c'est  de  partir  d'une  forme  typique  imaginaire, 
c'est-à-dire  non  constatée  :  le  fréquentatif  asseditars ,  tiré 
d'un  supin  barbare  seditum  pour  sesfum.  Ce  type  nous  mè- 
nerait naturellement  à  un  infinitif  prov.  asetar,  fr.  aseter, 
assieter  (2)  et  au  substantif  verbal  assiette  ;  nous  invoque- 
rions l'analogie  de  pedito  {-onis)  devenu  piéton  et  de  pedi- 
tare  (dérivé  de  peditus),  dexenupetar,  péter.  Il  expliquerait 
également  l'espagnol  et  le  prov.  sentar,  asentar, ii.  sentare, 
le  prov.  assentare  (vient  fr.  assenter)  —  asseoir,  qui  se  rap- 
porterait phonétiquement  à  seditare  connne  renta,  rente  à 
reddita.  (3) 


(i)  Je  marque  par  un  astérisque  les  formes  anciennes. 

(2)  Je  n'ai  pas  d'exemple  d'un  verbe  aseter  ou  asieter,  si  ce 
n'est  le  passage  e  le  conte  l'en  asete  le  quart  jurn  des  lois  de 
Guillaume,  §  42  (voy.  Chevallet,  Origine  et  formation,  etc.,  I, 
p.  119),  mais  je  soupçonne  qu'il  faut  lire  asece  qui  est  le  sub- 
jonctif régulier  de  aseoir. 

(3)  Diez  voit  dans  ces  formes  des  dérivations  du  participe 
présent  sedentem  ;  mais  la  lettre  s'y  oppose,  à  ce  qu'il  me  semble; 
en  français  la  marche,  sedentare.,  se'-anter^  santer,  pourrait  être 
admise  sur  l'analogie  de  credentare-créanter-cranter,  granter^ 
mais  en  est-il  de  même  pour  les  langues  du  midi  f 


—  355  - 

Dans  notre  hypothèse  d'un  supin  seditum,  —  et  ce  barba- 
risme n'a  rien  de  plus  étrange  que  le  premitum  i)our  pressum 
auquel  l'on  doit  imprenta  et  empreinte,  —  les  déductions 
que  nous  en  avons  tirées  ne  soulèveraient  aucune  difficulté 
sérieuse,  tandis  qu'il  y  en  a  de  très  graves  à  voir  avec 
M.  Littré,au  fond  du  mot  assiette,  un  themesiet,  répondant  à 
situs.  D'abord  je  ne  connais  aucun  exemple  d'un  i  bref  latin 
se  francisant  par  ie  ;  puis  la  citation  du  Recueil  de  Tailliar, 
dont  s'appuie  l'auteur  du  Dictionnaire  de  la  langue  française  : 
un  jour  c'on  i  a  siet,  prouverait  au  contraire,  à  cause  de 
l'emploi  du  mot  siet,  en  faveur  d'un  participe  seditus. 

Mais  nous  avons  encore  à  débrouiller  d'autres  formes 
connexes  avec  notre  sujet.  L'espagnol  sitio  (place,  emplace- 
ment), est,  selon  moi,  le  substantif  verbal  radical  de  sitiar 
(composé  :  asitiar,  prov.  asetiar,  asetjar),  lequel  sitiar  ]q 
serais  disposé  à  ramener  à  un  type,  sitiare,  formé  de  situs, 
comme acutiare,  captiare,  Iractiare, etc., de acutus,  captus, 
tractuSf  si  ce  procédé  de  dérivation  verbale,  fort  usuel  en 
roman,  ne  se  produisait  pas  en  espagnol  par  un  simple  z 
{aguzar,  cazar,  ^r«!2;«r).  Cette  dernière  circonstance  m'en- 
gage à  me  rallier  à  M.  Diez  qui  conjecture  pour  primitif  des 
formes  en  question  (voyez  son  article  sitio,  Et.  Wtb.  II,  175) 
le  vieux  haut-ail.  sizan^  vieux  saxon  sittian  (sedere). 

Le  provençal  assestar  (placer,  asseoir)  et  l'italien  asses- 
tare  (actif  =  arranger,  ajuster,  neutre  =  seoir,  convenir)  ne 
reposent  pas,  comme  le  pense  M.  Littré,  sur  une  confusion 
du  supin  sessum  avec  situs,  mais  ils  ont  pour  type  assessi- 
iare,  dérivé  de  assessum,  assessare  (le  simple  sessitare  est, 
comme  on  sait,  élastique).  C'est  ainsi  que  taxum,  supin  se- 
condaire de  iagere*^ tangere  a  j)roduit  taccitare,  d'où  it.  tas- 
tare,  prov.  tastar,  fr.  tâter. 

Jusqu'ici  nous  avons  su,  sauf  la  forme  sitiar,  nous  ac- 
commoder du  \w\m']i\ï.  sedere,  •àoii  ^nvseditum  oupar5e55«^, 


—  356  — 

En  sera-t-il  de  même  à  l'égard  de  ï italien  assettar e,a^ii&ter, 
agencer,  disposer,  asseoir,  châtrer?  Je  ne  le  pense  pas.  Le 
double  i,  d'après  les  règles  italiennes  de  formations,  ne 
permet  point  d'y  voir  une  simple  modification  formelle  de 
asetar  ou  de  asestar  traités  ci-dessus  ;  et  malgré  la  vraisem- 
blance littérale  et  la  coïncidence  des  significations,  il  faut  lui 
chercher  un  autre  original . 

Or,  la  facture  du  mot  appelle  nécessairement  asseclare, 
fréquentatif  de  as-secare,  couper  pour  chacun  et  pour  chaque 
chose  dans  les  proportions  voulues,  diviser  par  justes  parts, 
répartir,  arranger,  placer,  asseoir  convenablement,  assi- 
gner, fixer.  Arrangement,  disposition,  placement,  sont  des 
idées  qui  découlent  naturellement  de  couper, diviser,  etd'ail- 
leurs  le  sens  châtrer  vient  en  surplus  corroborer  cette  éty- 
mologie,  que  je  ne  fais  que  reproduire  après  M.  Diez. 

Et  maintenant,  pour  en  revenir  à  assiette,  l'objet  princi- 
pal de  cet  article,  ne  vaut-il  pas  mieux,  pour  l'expliquer, 
laisser  là  le  type  fictif  asseditare,  assigner  au  mot  français 
la  même  origine  qu'à  l'italien  assetto,  agencement,  ordre, 
et  le  faire  passer  par  la  même  filière  idéologique  : 
couper,  diviser,  répartir,  arranger,  asseoir,  placer  à  table  ? 
Pour  la  lettre  nous  aurions  pour  nous  le  mot  disiette  *  di- 
sette, de  disecta,  retranchement  (de  vivres),  et  pour  le  sens, 
la  conception  primordiale  tailler  ne  perce-t-elle  pas  encore 
dans  le  terme  assiette  (taille,  répartition)  des  impôts,  pris 
dans  l'expression  usuelle  en  termes  d'eaux  et  forêts.  'L'assiette 
des  ventes  (on  marquait  les  bois  à  vendre  en  les  entaillant), 
et  enfin  dans  l'emploi  du  mot  assiette  désignant  le  plat  sur 
lequel  on  sert  ou  on  mange,  et  au  sujet  duquel  il  me  reste 
encore  quelques  mots  à  dire.  Assiette  —  vaisselle  plate  peut 
être  une  métonymie  de  assiette  =  service,  mets,  mais  l'in- 
verse est  également  possible,  et  plus  probable.  (Comparez 
les  termes  fr.  plat    et  angl.  ^wA  =  mets).  Dans  les  deux 


—  357  — 

cas  (1)  il  peut  y  avoir  au  fond  l'idée  de  trancher  les  viandes, 
(  il  faut  les  trancher  avant  de  les  servir  ) ,  et  dans  le 
deuxième,  on  est  involontairement  rappelé  à  nos  vieux  mots 
tailloir  et  tranchoir^  à  l'it.  tagliere ,  esp.  ialler ,  ail. 
ieller. 

On  le  voit,  je  reste  dans  l'indécision  pour  ce  qui  concerne 
le  mot  assiette  :  l'élément  secare  paraît  y  avoir  autant  de 
droit  que  sedere.  Si  M.  Burguy,  qui  dans  son  Glossaire  pose 
une  forme  asiecte ,  pouvait  nous  indiquer  le  lieu  où  il  l'a 
trouvée,  mes  doutes  seraient  bientôt  dissipés.  Ce  c  radical  , 
dûment  constaté  et  vérifié,  deviendrait  concluant. 

AUG.    SCHELER. 

(i)  L'emploi  d\x  mot  assiette  pour  vaisselle  plate,  d'après  les 
citations  de  M.  Littré,  ne  paraît  remonter  qu'au  dix-septième 
siècle.  Cela  parle  en  faveur  de  l'antériorité  du  sens  mets, 
service. 


BIBLIOGRAPHIE 


La  langue  latine  étudiée  dans  V unité  indo-européenne.  — 
Histoire,  grammaire,  lexique,  par  M.  Am,  de  Caix  de 
Saint-Aymour.  —  Première  partie.  —  Paris,  Hachette, 
1867. 

Eug.  Burnouf,  le  célèbre  éraniste,  prenant  un  jour  à  té- 
moin Desgranges,  l'auteur  de  la  «  Grammaire  sanscrite- 
française  :  «  N'est-il  pas  vrai,  lui  demanda-t-il ,  que  nous 
savons  mieux  le  latin  depuis  que  nous  connaissons  le  sans- 
krit? Ce  n'était  pas  assez  dire.  Non,  depuis  la  découverte  du 
sanskrit  et  des  idiomes  éraniens,  depuis  la  réduction  à  des 
principes  scientifiques  des  grammaires  slave  et  germanique, 
nous  ne  savons  pas  mieux  le  latin  :  nous  le  savons  tout  sim- 
plement. Auparavant  nous  le  connaissions,  mais  nous  ne  le 
savions  point.  Chacun  de  ces  rameaux  divers,  gotique,  zend, 
irlandais,  lithuanien,  grec  et  autres,  étudiés  en  eux-mêmes 
par  eux-mêmes,  ne  peuvent  évidemment  livrer  le  secret  de 
leur  mode  d'être  et  de  fonctionner,  leur  raison  ;  mais  la 
comparaison  dégage  scientifiquement ,  rigoureusement  le 
centre  autour  duquel  ces  idiomes  divers  se  viennent  grouper, 
le  type  en  un  mot  dont  ils  sont  autant  de  manifestations  secon- 
daires. C'est  l'histoire,  la  grammaire,  le  lexique  de  la  langue 
latine,  étudiée  dans  l'unité  indo-européenne  que  nous  pré- 
sente aujourd'hui  M.  de  Caix  de  St-Aymour.  Hàtons-nous 


—  359  - 

de  le  déclarer,  cet  ouvrage  est  surtout  et  avant  tout  éminem- 
ment pratique.  L'auteur,  tout  en  formulant  plus  d'une  fois 
ses  vues  particulières  et  personnel  les,  a  soigneusement  écarté 
toute  velléité  de  polémique  scientifique  :  c'est  uniquement 
vers  la  question  d'enseignement  que  M.  de  Caix  a  dirigé 
tous  ses  efforts.  —  Après  leur  huit  ou  dix  années  d'études 
universitaires,  où  en  sont  nos  jeunes  humanistes  au  point  de 
vue  de  la  connaissance  des  langues  et  des  littératures  étran- 
gères, aussi  bien  anciennes  que  modernes?  Il  est  triste  d'avoir 
à  poser  cette  question,  il  est  plus  triste  encore  d'y  répondre 
franchement.  Si  sur  cent  jeunes  gens,  vingt  comprennent  le 
latin,  trois  ou  quatre  au  plus  le  grec,  l'allemand  etl'anglais, 
c'est  beaucoup  à  notre  sens.  Et  remarquez-le  bien,  c'est  com- 
prennent et  non  point  savent  que  nous  disons.  Il  existe  un 
certain  nombre  de  personnes  prétendues  positives,  dont  l'idéal 
consisterait  à  livrer  exclusivement  le  temps  scolaire  à  l'étude 
des  langues  modernes  et  des  sciences.  Ces  intelligents  con- 
seillers tiennent  peu  de  compte  sans  aucun  doute  de  l'expé- 
rience des  siècles  :  ils  oublient  que  l'honnne  civilisé  est  tout 
bonnement  l'homme  lettré,  et  que  pas  un  grand  artiste,  pas 
un  grand  savant  n'a  été  dépourvu  de  fortes  études  littéraires. 
Loin  de  nous  la  pensée  de  reléguer  au  second  plan  les  tra- 
vaux scientifiques  ! 

Dans  nos  faibles  moyens,  mais  de  toutes  nos  forces  du  moins, 
nous  luttons  et  ne  cesserons  de  lutter  pour  la  sincérité  et  la 
propagation  de  ces  études,  pour  leur  radicale  émancipation 
de  l'a  priori  théologique.  Et  si  l'on  nous  oppose  l'insuffisaiice 
du  temps  à  consacrer  aux  travaux  scientifiques,  du  moment 
qu'on  leur  prétend  adjoindre  la  connaissance  des  langues, 
nous  répondrons  par  ce  fait  indéniable,  que  la  méthode  com- 
parative non-seulement  supplée  la  routine  ignorante  par  le 
raisonnement  logique,  mais  abrège  encore,  et  d'une  façon 
considérable,  les  études  de  philologie.  Cela  se  conçoit.  Des 


—  360  — 

lois  constantes  amènent  l'état  typique  à  ses  différents  modes 
d'être  pathologiques  :  remonter  de  branche  en  branche  au 
type  organique  et  de  là  descendre  quelque  autre  série  de  fi- 
liation, telle  est  l'œuvre  de  facilitation  raisonnée  qu'opère  la 
méthode  comparative.  Le  langage  n'est  point  livré  à  la  fan- 
taisie d'un  chacun.  La  parole  articulée,  ce  produit  du  cer- 
veau humain,  a,  comme  tout  produit  naturel,  sa  marche 
voulue,  son  développement  régulier.  Aujourd'hui  que  les 
grands  principes  de  la  science  du  langage  se  trouvent  dûment 
arrêtés,  la  routine  grammaticale  a  fait  son  temps. 

Les  méthodes  de  Lhomond,  de  J.-L.  Burnouf  et  autres 
analogues,  sont  simplement  à  la  linguistique  ce  que  furent 
l'astrologie,   l'alchimie,  à  la  chimie  et  à  l'astronomie. 

La  première  partie  de  l'ouvrage  de  M.  de  Caix  comprend 
l'histoire  et  la  grammaire  de  la  langue  latine.  De  ces  deux 
sections,  la  seconde,  bien  que  destinée  aux  personnes  non 
initiées,  réclamait  un  certain  développement.  C'est  ce  que 
l'auteur  a  compris.  La  phonologie  organique  était  naturelle- 
ment la  base  de  son  travail  :  elle  est  traitée,  nous  pouvons 
l'affirmer,  d'une  façon  vraiment  supérieure. 

L'alphabet  naturel  est  soigneusement  distingué  de  l'al- 
phabet graphique,  le  son  et  le  bruit  articulé  se  trouvent  net- 
tement dégagés  du  caractère  qui  les  figure.  Vient  l'étude  de 
la  prononciation  :  M.  de  Caix  insiste,  avec  preuves  en  mains, 
sur  la  nécessité  absolue  de  prononcer  le  latin  à  la  façon 
latine;  Quintilien,  Priscien ,  M.  Victorinus,  V.  Flaccus 
confirment  ici  les  inductions  de  la  linguistique.  Les  varia- 
tions phonétiques  trouvent  ensuite  leur  place  naturelle,  va- 
riations par  afi'aiblissement,  par  renforcement,  par  permuta- 
tions, par  suppression,  enfin  lois  d'assimilation.  Ces  premières 
notions,  bases  nécessaires  d'une  étude  sérieuse ,  amènent  à 
un  chapitre  sur  les  parties  essentielles  du  discours,  le  pronom 
simple,  le  verbe  simple  :  quelle  est  la  double  portée  du  pro- 


_  361  — 

nom  organique?  en  combien  de  classes,  en  dehors  des  repré- 
sentations onomatopéiques,  les  verbes  peuvent-ils  se  distin- 
guer?... Enfin,  nous  sommes  en  présence  de  la  dérivation. 
L'auteur,  sous  cette  rubrique  générale,  a  rangé  hardiment 
et  la  déclinaison  et  la  conjugaison  :  nous  ne  pouvons  que  l'en 
féliciter.  Les  éléments  de  la  déclinaison,  ceux  de  la  conju- 
gaison, ne  sont  autre  chose  que  ceux  de  la  dérivation  :  suf- 
fixes casuels,  suffixes  personnels  dérivent  en  dernier  lieu  un 
thème  déjà  dérivé,  mais  le  dérivent  réellement.  Le  procédé 
secondaire  de  la  compositi(m,  diversifiant  Fidée  générale  au 
moyen  de  préfixes,  modificateurs  de  l'esprit  même  du  mot, 
est  étudié  à  son  tour  et  précisé  par  de  frappants  exerai)les. 

La  nécessité  d'une  répartition  à  peu  près  égale  des  matiè- 
res de  l'ouvrage  entier  en  deux  volumes  (le  premier  compte 
plus  de  450  pages)  a  contraint  l'auteur  d'examiner  dès  cette 
première  partie  les  racines  verbales  onomatopéiques.  M.  de 
Caix  en  signale  une  cinquantaine,  et  nous  sommes  loin,  pour 
notre  part,  d'estimer  ce  nombre  par  trop  minime. 

Nous  n'entrerons  point  dans  la  discussion  de  cette  classifi- 
cation, la  matière  des  onomatopées  ne  laissant  pas  que  d'of- 
frir, en  plus  d'une  circonstance,  accès  à  des  opinions  toutes 
personnelles.  Le  côté  vraiment  sérieux  du  groupement  ver- 
bal nous  sera  donné  dans  le  second  volume,  et  ce  groupe- 
ment nous  fournira  matière' à  sérieux  examen. 

En  somme,  ce  livre  est  plus  qu'une  œuvre  de  science, 
c'est  un  appel  et  un  exemple.  Puissent  bon  nombre  de  per- 
sonnes actuellement  enseignant,  ou  se  destinant  à  l'instruc- 
tion, comprendre  ce  qu'il  y  a  de  puissance  et  de  fécondité 
dans  cette  méthode  de  réduction  à  l'unité  indo-euro])éenne  ! 

Le  livre  de  M.  de  Caix  répondra,  selon  nous,  à  leurs  be- 
soins premiers  :  au  nom  des  plus  chei-s  intérêts  de  la  science, 
nous  en  remercions  l'auteur  et  chaleureusement. 

Max  Fuehrer. 

24 


—  362  — 

Les  Dieux  et  les  Héros^  contes  mythologiques  traduits  de 
l'anglais^  par  Frcd.  Baudryet  E.  Délerot,  de  la  biblio- 
thèque de  TArsenal,  avec  une  préface  et  des  notes,  par 
F.  Baudry.  Paris,  Hachette,  1867,  un  vol.  in  8°. 

«  Quand  je  lisun  compte-renilu,  j'y  cherche  d'abord  un 
résumé  de  ce  que  contient  l'ouvrage.  »  (1). 

Qui  a  dit  cela?  M.  Baudry,  le  traducteur  et  l'annotateur 
du  livre  utile  que  j'annonce  ici.  Connue  je  partage  entière- 
ment l'avis  de  mon  savant  confrère,  je  vais  dire  tout  d'abord 
que  l'ouvrage  en  question  renferme  deux  choses  bien  dis- 
tinctes : 

La  mythologie  grecque  sous  la  forme  vivante  et  partant 
toujours  attrayante  du  récit  anecdotique  ;  c'est  l'œuvre  de 
M.  Cox. 

La  mythologie  indo-européenne  en  abrégé  sous  la  forme 
de  notes  variées  et  d'un  exposé  des  principes  qui  ont  dirigé 
l'annotateur  dans  ses  interprétations  mythologiques;  c'est 
l'œuvre  de  M.  Baudry. 

Je  veux  être  franc.  Si- ce  joli  volume,  coquettement  im- 
primé en  caractères  elzévir  et  orné  de  29  gravures  sur  bois, 
n'eût  offert  autre  chose  qu'une  méthode  fort  agréable  pour 
apprendre  aux  enfants,  petits  et  grands,  les  peines  de  Dè- 
nièter,  les  ruses  de  ce  fripon  d'Hermès,  le  supplice  de 
Tantale,  les  travaux  d'Héraclès,  etc.,  etc.,  la  spécialité  de  la 
Revue  m'eût  enlevé  jusqu'au  plaisir  de  l'annoncer  ;  mais, 
avant  et  après  ces  contes,  il  y  a  tout  un  système  d'explica- 
tion mythologique,  basé  sur  les  découvertes  les  plus  posi- 
tives de  la  mythologie  comparée.  Ceci  est  de  mon  ressort  et 
je  m'en  empare. 

La  phonétique  indo-européenne  engendra  la  linguistique 

(0  Revue  moderne,  t.  xxxv,  p.  SyS. 


—  303  — 

comparative  indo-européenne  qui  engendra  la  philologie 
comparée  indo-européenne  qui  engendra  la  mythologie  com- 
parée indo-européenne. 

Gomme  toujours,  on  alla  trop  vite,  on  voulut  conclure  trop 
tôt.  L'un  voulut  tout  expliquer,  dans  la  création  des  dieux, 
par  les  phénomènes  météorologiques.  L'autre,  non  moins 
exclusif,  ne  voulut  voir  partout  que  des  divinités  solaires. 
L'un  se  faisait  une  juste  idée  de  l'humanité  enfant  et  de  sa 
manière  naïve  d'expliquer  tout  mouvement  qui  ne  provenait 
pas  d'elle.  L'autre,  généralisant  trop  certains  cas  de  méta- 
morphose pathologique  dans  la  signification  des  vocables, 
tenait  essentiellement  k  expliquer  la  naissance  de  tous  les 
dieux  par  une  «  maladie  du  langage.  » 

Alors  vint  M.  Baudry  qui,  dans  plusieurs  articles  de  la 
Revue  germanique  et  française,  dit  très  clairement  son  fait 
à  chacun  des  exclusifs  ou  des  simplistes.  Il  montra  que  les 
dieux  étaient  «  les  phénomènes  eux-mêmes  envisagés  sous 
un  certain  jour.  »  Après  avoir  rappelé  cette  phrase  si  vraie 
de  M.  Schwartz  :  (1)  «  Les  dieux  originaires  étaient  des  êtres 
réellement  vivants  et  se  manifestaient  directement  dans  les 
pli(hiomènes  naturels  »,  M.  Baudry  ajoute  :  «  En  effet,  quand 
riionnne  ouvrit  les  yeux  au  spectacle  de  la  nature,  elle  lui 
apparut  d'abord  vivante  et  animée,  et  il  n'en  pouvait  recevoir 
une  autre  impression.  Dans  l'espèce  comme  chez  l'individu, 
au  moment  de  la  perception  première,  les  lois  de  l'esprit 
IMPOSENT  A  l'objet  LES  FORMES  DU  SUJET,  et  précipitent  les 
conclusions  du  jugement  sur  des  données  incomplètes.  En 
vertu  de  ces  lois,  les  phénomènes  extérieurs  sont  censés  ani- 
més et  produits  par  des  forces  semblables  '  à  l'âme  que 
l'homme  sent  en  lui-même,  et  les  plus  faibles  analogies  suf- 
fisent })Our  faire  imaginer  des  personnages  et  des  ensembles 

(i)  Origine  de  la  mythologie  (en  allemand).  Beihn  1860. 


—  364  — 

de  croyances.  Ainsi  le  nuage  qui  passe  est  un  monstre  qui 
passe  par  une  intention  volontaire,  et  si  l'on  entend  dans  ses 
flancs  un  grondement  qui  ressemble  aux  mugissements  d'une 
vache,  on  en  conclut  aussitôt  que  ce  nuage  renferme  des 
vaches  célestes  dont  les  mamelles  vont  laisser  œuler  le  lait.» 
On  ne  saurait  indiquer  plus  clairement  les  productions 
premières  et  inévitables  de  l'anthropomorpliisme. 

Or,  parmi  les  mjthologies  indo-européennes,  il  en  est  une 
où  cette  humanisation  des  phénomènes  nous  apparaît  coup 
sur  coup  dans  sa  naïveté  primordiale.  J'ai  nommé  la  mytho- 
logie du  Rig-Yéda .  Tous  les  hymnes  qui  composent  les  dix 
séries  ou  mandalas  de  ce  recueil  vénérable  ne  portent  pas 
également  ce  cachet  de  simplicité  native  qui  caractérise  les 
débuts  de  l'ère  théologique   aryenne  ;  mais,   en  laissant  de 
côté  les  chants  descriptifs,  géographiques,   cérémoniels  et 
métaphysiques,  on  arrive  k  se  faire  une  collection  des  plus 
vieux  cantiques,  parlant  des  «  vieux  dieux  »   avec  cette  foi 
profonde  et  entière  qui  exclut  toute  appréciation   scientifique 
des  phénomènes,  comme  elle  rejette  tout  soupçon  des  erreurs 
engendrées  et  engendrahles  par  l'effrayante  puissance  de 
l'anthropomorphisme.  Tous  ces  dieux-là  sont  taillés  sur  le 
patron  de  l'àme  humaine  vue  à  la  loupe.  On  cause  avec  eux 
surtout  quand  il  s'agit  de  leur  prouver  qu'on  ne  leur  de- 
mande rien  pour  rien.  Donnant  donnant,   ô  Agni!   Donnant 
donnant,  ô  Varouna  !  Et  ainsi  des  autres.  Dame!  les  chevaux 
et  les  boucs  sacrifiés,  le  beurre  fondu  jeté  dans  la  flannne,  le 
miel,  les  louanges,  etc.,  tout  cela  coûte  et  demande  de  larges 
compensations.  Je  m'arrête  car  j'allais  marcher  sur  les  bri- 
sées de  mon  coHaborateur  et  ami,   M.   Girard  de  Rialle.   Je 
voulais  seulement  dire  que  tout  ce  commerce  avec  les  phéno- 
mènes-dieux et  les  forces-dieux,  étant  tout  ce  que  nous  pos- 
sédons de  plus  rapproché  des  origines,  devait  tout  naturelle- 
ment servir  de  point  de  départ  et  de  base  h  la  mythologie 


-  865  - 

indo-européenne  comparée,  absolument  comme  la  décou- 
verte du  sanskrit  a  servi  de  point  de  départ  à  la  linguistique 
comparative  des  idiomes  indo-européens. 

C'est  en  s'appuyant  sur  la  mythologie  du  Rig-Véda  et  sur 
les  fables  grecques,  latines.  Scandinaves,  germaniques,  etc., 
qui  la  reproduisent,  soit  à  l'état  fi'uste,  et  plus  ou  moins  défi- 
gurée, soit  sous  forme  d'anecdotes  que  M.  Frédéric  Baudry 
a  pu,  dans  sa  préface  au  livre  de  M.  Cox,  affirmer  ce  qui 
suit,  non  comme  de  simples  conjectures,  mais  comme  autant 
de  faits  désormais  acquis  à  la  mytholcgie  comparative. 

«  Les  phénomènes  de  l'atmosphère  et  ceux  du  ciel,  nuages, 
vents,  pluie,  orages,  tonnerre,  foudre,  éclairs,  nuit,  soleil, 
aurore  et  crépuscules  du  matin  et  du  soir,  attirèrent  d'al)ord 
l'attention  des  hommes  et  furent  conçus  et  perçus  par  eux 
comme  des  êtres  vivants,  revêtus  plus  ou  moins,  selon  les 
caprices  de  l'analogie,  de  formes  animales  ou  humaines. 
Les  âmes  <les  morts  jouèrent  aussi  un  très  grand  rôle  dans 
les  croyances  primitives.  Plus  tard,  la  production  artificielle 
du  feu  donna  également  naissance  à  une  série  de  mythes 
très  importante. 

«  Si  l'on  entend  par  mythe  une  fable  ou  anecdote  reli- 
gieuse relative  aux  dieux  ou  aux  héros,  nul  mythe  n'est 
l)riniitif;  la  forme  fabuleuse  ou  anecdotique  a  toujours  été 
précédée  par  un  état  où  les  faits  attribués  aux  dieux  appa- 
raissaient comme  des  phénomènes  présents  et  fragmentaires. 
On  disait  d'abord  :  le  dieu  combat  le  monstre  (Apollon  tue 
Python),  il  délivre  la  vierge  (Persée  et  Andromède,  etc.); 
l'aurore  aime  le  soleil,  le  soleil  tue  l'aurore,  etc. 

«  C'est  lorsque  ce  sens  j)rimitif,  qui  rattachait  les  expres- 
sions mythiques  aux  phénomènes,  eût  été  oublié  et  rem- 
placé par  une  autre  façon  de  concevoir  les  phénomènes,  que 
le  mythe  proprement  dit  naquit,  par  la  persistance  de  l'ex- 
pression mythique  qui  cessait  d'être  comprise. 


—  366  — 

«  Le  mythe  est  une  fable  inventée  par  rimagination  po- 
pulaire, cherchant  à  s'expliquer  à  elle-même  les  expres- 
sions mythiques  dont  elle  avait  perdu  le  sens. 

«  A  cet  état,  les  équivoques  et  les  malentendus  sont  une 
source  abondante  de  la  mythologie. 

«  Les  premiers  mythes  se  rapportent  surtout  aux  phéno- 
mènes physiques  et  cosmologiques.  Le  point  de  vue  moral 
ne  se  développa  qu'après,  et  la  métaphysique  n'apparut  qu'en 
dernier  lieu,  lorsque  le  véritable  esprit  mythologique  était 
éteint.  Ce  principe  peut  servir  de  règle  chronologique  pour 
classer  les  mythes  par  époques  successives. 

«  Si  des  souvenirs  d'événements  et  de  personnages  réels  et 
historiques  existent  au  fond  de  certains  mythes,  ces  souve- 
nirs sont  tellement  défigurés  et  envahis  par  l'élément  divin, 
que  la  partie  historique  n'y  conserve  plus  aucune  valeur  et 
n'est  même  plus  reconnaissable.  Il  n'existe  aucun  procédé  de 
critique  par  lequel  on  puisse  la  discerner  et  s'assurer  de  son 
existence  et  de  ses  limites.  » 

Tels  sont  les  principes  qui  ont  guidé  M.  Baudry  dans  les 
interprétations  qu'il  propose.  Par  les  dernières  lignes  que 
nous  venons  de  citer,  l'on  a  pu  voir  combien  notre  judicieux 
interprète  est  opposé  au  système  d'explication  par  l'histoire, 
à  l'évliémérisme,  en  un  mot.  On  sait  que  le  philosophe  sici- 
lien Evhémère  (iV  siècle  avant  J.-C),  s'appuyant  sur  une 
tradition  qui  faisait  de  l'île  de  Crète  à  la  fois  le  berceau  et  le 
tombeau  de  Zeus,  déclarait  que  tous  les  dieux  de  l'Olympe 
avaient  été  d'abord  des  honnnes,  et  qu'Uranus,  (1)  par 
exemi)le,  n'était  qu'un  ancien  roi  très  versé  dans  l'astrono- 
mie, dont  le  grand  mérite  était  d'avoir  installé  une  sorte  de 
monarchie  universelle.  On  voit  aussi  comment  cet  exposé  de 
principes —  que,  pour  mon  compte,  je  regarde  comme  l'en- 

(i)  Varouna,  le  dieu  delà  voûte  céleste,  du  verbe  var, courber, 
lai.  volv-ere,  volutum  d'où  volter-voûter. 


—  367  — 

semble  des  données  les  plus  sérieuses  de  la  science  mytholo- 
gique contemporaine,  —  limite  ou  élimine,  selon  les  cas,  ce 
procédé  d'explication  qu'on  a  nommé  le  symbolisme  et  qui 
regarde  tous  les  dieux  connue  autant  d'allégories  et  de  sym- 
boles. 

Les  principes  qu'il  expose  dans  sa  préface,  M.  Baudry  les 
applique  lui-même  ayec  une  grande  rigueur  dans  le  recueil 
de  notes  dont  il  a  fait  suivre  les  charmants  récits  de  M.  Cox. 
Ainsi,  lorsqu'il  s'agit  d'expliquer  la  fable  d'Apollon  pjthien 
notre  savant  interprète,  d'accord  avec  les  principaux  mytho- 
logues de  nos  jours,  la  rapproche  du  mythe  védique  do  la 
lutte  entre  Indra,  le  dieu  suprême,  et  le  dragon  Vritra  per- 
sonnifiant le  nuage  orageux.  L'identité  première  des  deux 
mythes  est  si  aisée  à  reconnaître  qu'il  lui  suffit  de  citer  pres- 
(|ue  en  entier  l'hynuie  32"  du  1'''  mandala  du  Rig-Véda  où 
cette  fable,  l'une  des  plus  importantes  de  la  mythologie  indo- 
européenne, est  exposée  avec  force  détails  de  la  plus  grande 
beauté  pittoresque.  C'est  ce  même  hynnie  qu'on  trouvera 
plus  haut  (p.  328  et  suiv.)  et  dont  M.  Baudry  a  emprunté  la 
traduction  k  M.  Michel  Bréal  dans  son  Etude  sur  HercwU 
et  Cacus.  M.  Baudry  considère  d'ailleurs  ce  mjthe  védi([ue 
connue  le  type  des  autres  combats  bien  comms  des  dieux  avec 
les  monstres  et  il  rappelle  ceux  d'Hercule  avec  Cacus,  de 
BelléroplK»n  avec  la  Chimère,  do  Persée  avec  le  dragon. 

Et  maintenant  il  me  semble  que  vous  devez  savoir  ce  qu'il 
y  a  dans  le  livre  dont  j'ai  essayé  le  conqjte  rendu. 

H.  CiiAyÉE. 


368 


Dictionnaire  aryaque.  =  Woerterbuch  der  indo-germa- 
nischen  Grundsprache  in  ihrem  bestande  vor  der  Voel- 
kertrenmmg ^  von  F.  C.  August  Fick.  —  Goettiagen. 
Vandenhoeck  1868. 

Dictionnaire  gothique.  —  Gothisches  Woerterbuch  nebst 
Flexionslehre,  von  Ernst  Schulze.  Zullichau  Troemer 
1867. 

Ce  dernier  livre  est  purement  et  simplement  un  chef- 
d'œuvre.  C'est  un  livre  de  linguistique  comparative  sérieuse, 
et  c'est  en  même  temps  une  œuvre  de  philologie  comparée  des 
plus  délicatement  traitées.  L'auteur  traduit  chaque  mot  go- 
thique par  ses  équivalents  grecs  et  latins  avant  d'en  donner 
l'interprétation  allemande,  avant  d'en  indiquer  les  correspon- 
dants étymologiques  dans  les  principales  langues  du  système 
indo-européen.  L'usage  de  ce  dictionnaire  n'exige  donc  pas  la 
connaissance  préalable  de  la  langue  de  Schiller  et  de  Goethe  ; 
et  si  j'insiste  sur  ce  détail,  c'est  que  je  tiens  à  considérer  cette 
importante  publication  à  un  point  de  vue  essentiellement 
pratique,  au  plus  grand  profit  de  tous  nos  humanistes. 

Quand  nous  avons  fait  «  nos  classes,  »  en  tout  ou  en  par- 
tie, nous  avons  reconnu  l'immense  majorité  des  mots  de  la 
langue  maternelle  dans  leurs  formes  latines  correspondantes. 
Je  ne  dis  rien  des  3,500  mots  grecs  employés  par  la  langue 
française,  rien  non  plus  des  700  mots  germaniques  francisés 
que  la  plupart  répètent  sans  se  douter  le  moindrement  de 
leur  provenance  (1). 

(i)  Il  serait  aisé  de  construire  une  foule  de  phrases  dont  les 
matériaux  (substantifs,  adjectifs  et  verbes)  seraient  tudesques, 
et  dont  le  ciment  syntaxique  appartiendrait  seul  à  notre  fonds 
latino-français  :  En  ébauchant  cette  esquisse,  le  graveur  a  brisé 
son  burin.  La  honte,  au  regard  morne,  galope  en  croupe  avec 
le  meurtrier,  elle  s'accroche  et  se  cramponne  à  lui  pour  ne  l'aban- 
donner que  sur  Véchafaud,  etc.,  etc. 


—  369  — 

Je  dis  donc  que  nos  humanistes  remontent  aisément  du 
français  au  latin.  Mais  si  le  français  n'est  que  du  latin  gâté 
(selon  des  lois  bien  connues  de  pathologie  phonétique) ,  le  la- 
tin, à  son  tour,  n'est  que  de  l'arjaque  gâté  toujours  selon 
des  lois  bien  conimes  d'altérations  de  voyelles  et  de  conson- 
nes. Il  ne  faut  donc  pas  s'arrêter  en  route  :  il  faut  remonter 
de  la  racine,  parfois  quelque  peu  altérée  du  mot  latin,  à  sa 
forme  organique  ou  intégrale  dans  la  langue  commune  de  la 
race  entière,  et  ici,  par  «  langue  commune  de  la  race,  »  j'en- 
tends la  langue  indo-européenne  primitive  que  nous  appelons 
aryaque,  et  que  la  science  a  restituée  dans  tous  ses  éléments 
essentiels.  (Voir  la.ffe2?Me,,l''«=fascic.,  p.  4.)  Et  pourquoi  l'hu- 
maniste doit-il  remonter  sans  cesse  à  ces  formes  pures  et 
complètes  du  parler  primordial  des  Arjas?  Parce  que  c'est 
de  là  seulement  qu'il  lui  sera  donné  de  descendre  sans  peine 
aucune  aux  formes  correspondantes  dans  telle  langue  slave, 
celtique,  germanique,  hellénique,  iranienne  ou  indienne  qu'il 
aura  choisie  pour  objet  spécial  de  ses  travaux  du  moment. 

Or,  pour  mériter  aujourd'hui  le  titre  d'humaniste  [liuma- 
nior)  ou  de  citoyen  du  monde,  il  est,  avant  toutes  les  autres, 
deux  langues  que  tout  Français  doit  savoir  aussi  bien  que  la 
sienne  propre,  je  veux  parler  de  l'anglais  et  de  l'allemand. 
Personne  n'ignore  que  ce  sont  là  deux  idiomes  frères  issus 
l'un  et  l'autre  du  germanique  commun  [deutsche  grund- 
sprache),  dont  le  gothique  est  à  coup  sur  le  plus  fidèle  re- 
présentant. Il  importe  donc  que  les  études  aryo-latines  abou- 
tissant à  la  science  du  français,  aient  pour  pendant  les  études 
aryo-germaniques  aboutissant  à  la  science  positive  de  l'an- 
glais et  de  l'allemand. 

Mais  que  faut-il  à  l'humaniste  pour  établir  une  semblable 
discipline  dans  les  travaux  philologiques  de  chaque  jour?  Il 
lui  faut  d'abord  un  dictionnaire  aryaque  où,  sous  chaque 
racine  commune  du  parler  indo-européen,  il  puisse  trouver 


—  ;370  — 

d'une  part  les  formes  latines  qui  en  sont  issues,  et,  de  l'au- 
tre, les  formes  germaniques  correspondantes.  Eh  bien  !  ce 
dictionnaire  vient  de  paraître,  et,  par  son  prix  modeste 
(6  fr.  75  c),  il  est  à  la  portée  de  tous  les  étudiants.  J'en  par- 
lerai tout  à  l'heure.  Il  lui  faut  ensuite  un  autre  dictionnaire 
dans  lequel,  sous  la  forme  gothique,  presque  toujours  iden- 
tique à  la  forme  germanique  commune,  il  trouve  tous  les 
mots  correspondants  du  tudesque  et  de  l'anglo-saxon  avec 
rappel  incessant  des  congénères  grecs  et  latins.  A^oilà  le  li- 
vre qu'a  fait  M.  Schulze,  et  qui,  malgré  l'élégance  de  son 
exécution  typographique,  coûte,  lui  aussi,  moins  de  sept 
francs.  Oh!  je  vous  en  prie,  laissez-moi  être  pratique,  très 
pratique.  J'ai  juré  de  répandre  la  linguistique  indo-euro- 
péenne par  toutes  voies  et  moyens,  et  je  tiens  mon  serment. 
Donc,  étant  donné  un  mot  français,  restituez-le  d'abord 
dans  sa  forme  latine  (je  ne  dis  rien  pour  le  moment  des  in- 
trus teutoniques  ou  autres).  Si  l'habitude  de  trouver  ainsi 
l'étymologie  du  premier  degré  n'est  pas  encore  suffisamment 
acquise,  hâtez-vous  de  vous  familiariser  davantage  avec  les 
lois  qui  règlent  la  vie  du  latin  dans  son  devenir  français.  Ces 
lois,  vous  le  savez  bien,  ont  été  admirablement  exposées, 
dès  1836,  par  M.  Frédéric  Diez,  le  savant  professeur  de 
Bonn,  dans  sa  Grammaire  des  langues  romanes  (en  alle- 
mand), où  M.  J.-J.  Ampère  les  a  prises  pour  les  traduire  en 
notre  langue  dans  son  Histoire  de  la  formation  de  la  lan- 
gue française.  Ai-je  besoin  de  répéter  ici  que  le  recueil  de 
ces  lois  doit  constituer  et  constituera  plus  tard,  dans  toute  la 
France,  la  première  partie  du  premier  livre  des  humanistes? 
Etant  donné  tel  mot  latin,  il  faut,  en  effet,  que  tout  jeune 
lycéen  puisse  dire  et  démontrer  ce  que  ce  vocable  est  de- 
venu, ce  qu'il  devait  devenir  en  français.  Mais  supposons  un 
cas,  —  pas  trop  extraordinaire  peut-être,  —  où  ces  connais- 
sances positives  préalables  soient  encore  assez  loin  d'être 


—  371  — 

complètement. possédées,  que  faire  alors?  Prenàrele  Diction- 
naire d'étymologie  française  de  Scheler  ou  le  Diction- 
naire éti/molgique  des  langues  romanes  de  Diez,  y  chercher 
chaque  mot  de  sa  langue  maternelle  aussi  souvent  que  la 
restitution  de  sa  forme  plus  organique  ou  plus  intégrale  dans 
le  parler  des  Latins  (et  par  exception  dans  les  idiomes  des 
Germains,  des  Celtes,  etc.)  offrira  quelque  difficulté. 

La  forme  latine  une  fois  trouvée,  on  possède  le  premier 
degré  de  l'étymologie  du  mot  français,  il  n'y  a  plus  qu'à  re- 
monter du  latin  à  l'aryaque.  Pour  cela,  vous  ])renez  la  table 
des  mots  latins  qui  se  trouve  au  bout  du  dictionnaire  aryaque 
de  M.  Fick,  et  vous  voilà  renvoyé  à  la  racine  de  la  langue 
fondamentale  et  commune  sous  laquelle  vous  trouverez  tous 
les  principaux  mots  grecs,  latins,  germaniques,  et  d'autres 
encore  issus  de  cette  même  racine.  La  plupart  du  temps , 
vous  vous  trouverez  en  pays  de  connaissance,  et  la  figure 
bien  connue  de  deux  ou  trois  membres  de  cette  famille  natu- 
relle vous  acquaintera  bientôt  avec  tous  ceux  que  vous  n'a- 
viez jamais  vus. 

Vous  voilà  donc  arrivé  au  second  et  suprême  degré  de 
l'étymologie  française.  En  même  temps  que  résonne  à  votre 
oreille,  et  comme  une  dominante  d'accord  parfait,  le  voca- 
ble de  langue  maternelle,  vous  entendez  dans  une  même 
harmonie,  et  la  woie  fondamentale  tenue  par  la  racine  arya- 
que, et  la  médiante  latine  rapprochant  en  quelque  sorte  les 
deux  extrêmes,  la  fondamentale  indo-européenne  et  la  do- 
minante française,  pour  les  ramener  à  l'unité. 

C'est  le  moment  de  descendre  le  versant  septentrional  de 
la  montagne,  au  sommet  de  laquelle  nous  sonnnes  parvenus 
en  la  gravissant  du  côté  du  sud.  Mais,  de  même  que  nous 
avions  pris  pour  guide  de  notre  ascension  la  connaissance 
positive  des  lois  phonétiques  latino-françaises  et  arj^o-latines, 
jious  voici  forcés  de  nous  munir,  avant  de  descendre  dans 


—  372  - 

les  plainesdu  germanisme,  d'un  code  phonétique  réglant,  d'une 
part,  les  rapports  de  l'aryaque  avec  le  germanique  commun 
(j'allais  dire  avec  le  gothique,  tant  ils  diffèrent  peu  l'un  de  l'au- 
tre, cfr.  p.  19),  et,  d'autre  part,  établissant  les  modifications 
que  subissent  les  mots  de  cette  langue  commune  et  t(nite  théo- 
rique des  anciens  germains  pour  se  faire  anglo-saxons  et 
anglais,  tudesques  (ancien  haut-allem.)  et  allemands,  etc. 
Or,  la  plupart  de  ces  lois,  vous  les  trouverez  dans  cette  i^e^j^^e, 
aux  pages  15-21, 89-97, 282-288  ou  dans  le  Compendium  de 
M.  Auguste  Schleicher,  ce  vade-mecum  de  tout  linguiste  qui 
connaît  le  prix  de  la  méthode  (voir  la  Revue,  p.  15).  Parmi 
ces  lois,  il  en  est  une  qui  domine  toutes  les  autres,  la  voici  : 
Dans  leur  passage  au  germanique  commun,  les  neuf  conson- 
nes explosives  de  l'aryaque  montent  toutes  d'un  degré  sur 
l'échelle  de  la  force  ;  les  trois  neutres  BH,  DH,  GH  devien- 
nent les  femelles  (pôle  négatif)  B  D,  G  ;  les  trois  femelles 
B,  D,  G  se  transformesit  en  leurs  mâles  de  pôle  contraire 
(pôle  positif)  P,  T,  K,  et,  comme  pour  renchérir  sur  le  plus 
énergique  des  efforts,  il  n'y  a  qu'un  moyen, — le  prolonger, — 
le  germain  siffle  les  explosives  mâles  et  fait  F  de  P,  TH  [th 
anglais  dur)  de  T,  et  H  (forte  soufflante  gutturale)  de  K. 
Cette  loi  d'insistance  germanique  ou  de  renforcement  général 
des  explosives  indo-européennes,  mon  savant  collaborateur, 
M.  Hovelacque,  s'est  chargé  de  la  mettre  en  lumière  dans  une 
brochure  qui,  sous  peu,  sera  aux  mains  de  tous  les  huma- 
nistes français  germanisants. 

Or,  pour  rendre  très  facile  l'application  de  cette  grande  loi 
et  des  lois  particulières  qui  régissent  le  passage  du  germani- 
que connnun  à  l'anglais  et  à  l'allemand,  il  faudrait,  ce  me 
semble,  négligeant  d'une  façon  toute  provisoire  certains  états 
passagers  de  certaines  consonnes,  incarner  ces  mêmes  lois 
dans  neuf  formules  mnémoniques,  une  pour  chacune  des 
neuf  consonnes  aryaques  explosives.  Chaque  formule  serait 


—  373  — 

ternaire  et  se  composerait  1"  d'un  mot  aryaque  commençant 
par  la  consonne  dont  on  veut  constater  les  métamorphoses  , 
2°  du  vocable  anglais  et  3°  du  vocable  allemand  identiques 
l'un  et  l'autre,  au  moins  parleur  racine  (pronominale  ou  ver- 
bale), à  ce  mot  aryaque,  pris  comme  chef  de  triade. 

Nous  aurions  ainsi  la  loi  T\]=tIiou=du  {tu  ou  toi)  réali- 
sant et  rappelant  sans  cesse  cette  vérité ,  que  le  T  aryaque 
est  représenté  en  anglais  par  la  sifflante  dento-linguale  tJi, 
et  en  allemand  par^.  Cette  loi  viendrait  après  la  loi  DWA 
=two=zwei  (deux),  ce  qui  voudrait  toujours  dire,  pour 
vous,  que  le,  D  primitif  est  représenté  en  anglais  par  t  et 
en  allemand  par  z  (lequel,  à  la  fin  des  syllabes,  devient  sz, 
ss  et  même  s).  Enfin,  en  restant  toujours  dans  la  classe  des 
dentales,  nous  ferions  précéder  les  lois  DW A=tw(h=zwei 
et  T\]—thou=^dîù  de  la  loi  I>EA=:do=tJm-n  (faire),  for- 
mule sacramentelle  chargée  devons  remettre  perpétuellement 
en  mémoire  que  le  DH  aryaque  devieîit^^  en  anglais  et  ^  (écrit 
à  tort  tli)  en  allemand. 

En  dehors  des  trois  lois  que  je  viens  de  formuler  en  les 
montrant  dans  des  faits  obviés  et  d'un  retour  incessant,  tout 
est  facile  dans  le  passage  de  l'aryaque  au  germanisme.  A 
vous  donc  de  créer  à  votre  plus  grande  convenance  les  six 
autres  formules  mnémoniques. 

A  l'aide  de  ces  formules',  — je  le  dis,  appuyé  sur  une  ex- 
périence de  vingt-cinq  ans  de  professorat, — l'acquisition  des 
racines  et  des  radicaux  germaniques,  n'est  plus  qu'une  per- 
pétuelle découverte,  un  plaisir  de  tous  les  instants.  Sans 
doute  il  faut  quelques  semaines  avant  d'être  bien  familiarisé 
avec  l'application  de  ces  lois  phonologiques  ;  mais  aussi  quelle 
joie  de  sentir  et  de  savoir  en  soi  cette  j)ossessioii  complète  et 
sûre  de  la  langue  des  Aryas,  faite  gotliique,  anglaise  et  alle- 
mande, d'un  côté,  et,  d'un  autre  côté,  devenue  la  langue  fran- 
çaise à  travers  le  latin  et  le  bas-latin.  Cette  unité  linguisti- 


—  374  — 

que,  que  vous  créez  dans  votre  tête  telle  qu'elle  existe  dans 
les  faits,  est  la  forme  suprême  de  l'ordre  :  Tunité  dans  la 
variété. 

Pour  mettre  tout  humaniste  à  même  d'établir  ainsi  forte- 
ment, c'est-à-dire  scientifiquement,  dans  sa  mémoire  les  fa- 
milles naturelles  des  mots  aryo-latins  rapprochés  des  mots 
aryo-germaniques,  il  fallait  lui  offrir  un  bon  dictionnaire 
comparatif  du  gothique  et  de  ses  frères  les  idiomes  teutoni- 
ques,  saxons  et  Scandinaves  ;  il  fallait  y  joindre  un  diction- 
naire aryaque  permettant,  à  l'aide  de  tables  bien  faites,  de 
remonter  sans  peine  du  latin  à  l'aryaque  et  de,descendre  de 
l'aryaque  au  germanique.  Et  voilà  pourquoi  je  me  suis  em- 
pressé d'annoncer  le  livre  de  M.  Schulzeet  celui  de  M.  Fick. 
Quant  aux  détails  de  la  méthode,  vous  les  trouverez  claire- 
ment exposés  et  habilement  appliqués  dans  l'ouvrage  de  M.  A. 
de  Caix,  dont  le  compte  rendu  ouvre  ce  bulletin  bibliogra- 
phique. 

Plus  tard,  quand  je  l'aurai  longuement  étudié,  je  repar- 
lerai, à  d'autres  points  de  vue,  du  Dictionnaire  indo-ger- 
manique de  M.  Fick. 

H.   Chavée. 


Le  Gérant^ 
MAISON  NEUVE. 


TABLE 


Pages 
Idéologie  positive.  —  Familles   naturelles  des  idées 

verbales  dans   la  parole   indo  -  européenne  ,    par 

M.  H.  C-havée  (2"  article).  253 

Considérations  diverses  sur  les  aspirées  organiques, 

par  M.  Abel  Hovelacque.  282 

Études  védiques.  Chronologie,  par  M.  G.  Rodier.  804 

Études  védiques,  Philologie,  par  M.  Girard  de  Rialle.  328 

Éludes  d'Eltymologie  française, par  M.  Aug.  Scheler.  349 

Bibliographie.  358 


Paris,—  Typ.  Alcan-Lévy,  bout,  de  Clichy,  62 


REVU  E 


LINGUISTIQUE 


PHILOLOGIE  COMPAREE 


PARIS.  —  TYPOGRAPHIE   ALCAN-LEVY,    BOULEV.   DE   CI.ICHY,    G2. 


REVUE 


DE 


LINGUISTIQUE 

ET    DE 

PHILOLOGIE  GOMPAUÉE 

Recueil  trimestriel 

DE     DOCUMENTS     POUR     SERVIR     A     LA     SCIENCE     POSITIVE 

DES    LANGUES,    A    l' ETHNOLOGIE, 

A     LA    MYTHOLOGIE     ET     A     l'hISTOIRE 


TOME   PREMIER 
fV^   Fascicule   —  Avril   jS68 


■<^=^5^î^- 


PA  R  I  S 

MAISONNEUVB:  et  Gi«,    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

I  5  ,   QUAI     VOLTAIRS 


COUP  D'CEIL 


SUR   L  ETUDE   DE 


LA  LANGUE  BASOUE 


Au  fond  du  golfe  de  Gascogne ,  au  pied  des  Pyrénées 
occidentales,  il  existe  une  région  peu  favorisée,  partagée 
entre  la  France  et  l'Espagne.  On  y  voit  quelques  champs  de 
maïs,  des  bois  négligés  et  des  landes  sauvages  où  paissent 
sans  gardiens  de  nombreux  troupeaux  de  moutons. 

Dans  des  villages  éloignés  les  uns  des  autres,  on  regarde 
avec  étonnement  des  maisons  de  forme  antique,  de  vieilles 
églises  dorées  avec  leurs  galeries  de  bois  latérales,  et  ces 
places  enfin  où  les  jeunes  gens  du  pays  se  plaisent  à  jouer  à 
la  paume.  Si  l'on  arrive  dans  ces  villages  le  dimanche,  ou 
bien  un  jour  de  marché,  ou  encore  à  l'époque  d'une  fête  Ic- 
cale,  on  trouve  toute  la  population  sur  pied  ;  on  s'émerveille 
de  rencontrer  aujourd'hui  ces  mœurs  originales  ;  onestagréa- 
ment  surpris  en  voyant  passer  ces  vieillards  aux  longs  che- 
veux, appuyés  sur  leurs  bâtons  de  forme  curieuse  ;  ces  jeunes 
gens  grands  et  sveltes,  adroits  et  robustes  ;  et  ces  jolies  filles 
aux  larges  pieds,  à  la  démarche  gracieuse ,  encapuchonnant 
prestement  leurs  tètes  mignonnes  avant  d'entrer  dans  l'église 


—  382  — 

dont  le  parvis  leur  est  réservé.  Dans  la  sombre  église,  on 
admire  la  piété  universelle  ;  mais  on  s'attriste  en  découvrant 
sur  tous  ces  visages  la  marque  d'une  intelligence  encore  en- 
dormie, en  constatant  l'influence  énorme  exercée  par  le 
clergé  sur  ces  populations  en  retard.  Pourquoi  le  pays  bas- 
que a-t-il  gardé  cette  physionomie  spéciale?  La  principale 
cause  en  est  certainement  la  conservation  de  sa  langue. 

On  sait  que  le  basque  a  longtemps  étonné  les  linguistes  ; 
au  moyen  âge  on  l'appréciait  pourtant  convenablement.  On 
lui  rendait  justice  avant  que  la  philologie  eût  pris  naissance. 
Jules  Scaliger  en  parle  avec  éloges,  lui  attribue  une  grande 
antiquité  et  y  voit  une  langue  mère;  Rabelais  lui  a  donné 
une  place  dans  le  fameux  chapitre  ix  du  livre  ii  de  Panta- 
gruel. Cependant,  l'Académie  espagnole,  longtemps  après, 
le  proclamait  incompréhensible  et  en  faisait  le  type  de  l'im- 
possible ;  au  commencement  de  ce  siècle,  l'armée  française 
n'y  voyait  qu'un  patois  gascon. 

Le  basque  a  quatre  principaux  dialectes  :  labourdin,  sou- 
letin,  gipuscoa  etbiscayen  ;  mais  il  faut  dire,  en  outre,  que 
d'un  village  à  l'autre  on  remarque  des  différences  souvent 
importantes.  Il  est  donc  superflu  de  rechercher  quel  dialecte 
représente  le  mieux  la  langue  ;  c'est  seulement  de  l'ensemble 
de  toutes  les  variétés  qu'elle  peut  se  dégager.  Il  faut  une 
étude  attentive  et  longue  pour  connaître  suffisamment  le  bas- 
qiie, -cet  idiome  harmonieux  qu'on  est  ravi  d'entendre  lors- 
qu'il vous  rappelle  le  souvenir  de  jours  heureux  passés  dans 
l'extrême  Orient,  chez  des  populations  analogues  à  celles-ci 
sous  beaucoup  de  rapports. 

Passant  de  l'Inde  dans  le  pays  basque,  ces  analogies  m'ont 
frappé  ;  l'idée  m'est  venue  do  comparer  les  langages  des 
Dravidiens  à  celui  des  Basques.  J'ai  dû,  à  cet  effet,  chercher 
à  connaître  les  caractères  particuliers  du  basque  ;  je  me  suis 
donc  procuré  les  principaux  écrits  publiés  jusqu'à  présent  sur 


—  383  — 

cette  langue.  C'est  de  ces  ouvrages  que  je  veux  parler  ici, 
en  recherchant  s'ils  ont  été  scientifiquement  faits  et  quelle 
somme  de  lumières  ils  peuvent  apporter  à  la  solution  des 
problèmes  que  soulève  chaque  jour  la  science  générale  et 
positive  des  langues. 

Dans  sa  Notitia  utriusque  vasconiœ ,  Paris,  1638, 
in-4°,  Oihenart,  auteur  basque  estimé,  consacre  quatre  cha- 
pitres (les  chapitres  xi  et  xiv  delà  première  partie,  p.  35  à 
62)  à  sa  langue  maternelle.  Le  premier  établit  que  les  a  et 
ac,  qui  terminent  les  mots,  sont  les  articles  singulier  et  plu- 
riel ;  le  second  et  le  troisième  tendent  à  prouver  que  le  basque 
a  été  la  langue  antique  de  l'Espagne  ;  le  dernier  a  pour  objet 
les  particularités  du  basque  et  sa  manière  de  conjuguer  et  de 
décliner.  Naturellement  Oihenart  se  guide  surle.s  grammai- 
res latines  et  grecques  de  son  temps.  Dans  ce  chapitre,  Oihe- 
nart montre  que  le  basque  ne  connaît  pas  la  distinction  des 
genres;  qu'il  y  a  deux  déclinaisons,  l'une  avec  l'article,  l'au- 
tre sans  l'article;  qu'il  n'y  a  pas  d'accusatif  ni  de  voca- 
tif; que  le  nominatif  a  une  forme  agissante  ;  qu'il  y  a  un  cas 
de  négation,  d'interrogation  ou  de  doute  (  c'est  le  suffixe  ic, 
partitif  de  M.  Duvoisin,  infinitif  de  M.  Inchauspe,  datif-actif 
de  M.  de  Charencey)  :  que  les  verbes  indéfinis  se  divisent  en 
deux  classes,  ceux  dont  le  participe  passé  se  termine  en  tu  et 
ceux  dans  lesquels  il  se  termine  autrement;  qu'il  y  a  un  nom 
verbal  j)]ut()t  qu'un  infinitif.  Oihenart  admet  ensuite  deux 
conjugaisons  :  la  preinière,  qu'il  appelle  propre  ou  simple, 
n'est  applicable  qu'aux  verbes  de  la  première  classe  (ex.  noa, 
je  vais;  dégit,  je  fais);  la  seconde,  composée,  impropre  ou 
périphrastique,  est  applicable  à  tous  les  verbes  (ex.  joan  nis, 
je  vais;  egiten  dut,  je  fais).  Puis  il  expose  la  combinaison 
des  trois  formes  de  l'auxiliaire  avec  les  trois  participes  pré- 
sent, passé  et  futur,  ce  qui  forme  neuf  temps  :  je  suis  aimant, 
j'ai  été  aimant,  je  serai  aimant;  je  suis  ayant  aimé,  j'ai  été 


—  384   - 

ayant  aimé,  je  serai  ayant  aimé  ;  je  suis  devant  aimer,  j'ai 
été  devant  aimer,  je  serai  devant  aimer).  Pour  lui,  il  y  a  six 
modes  (indicatif,  conjonctif,  optatif,  conditionnel,  impératif, 
participe).  Oihenart  fait  voir  enfin  comment  les  conjonctions 
sont  remplacées  par  des  syllabes  additives,  et  comment  s'ex- 
priment les  diverses  relations  de  sujet  et  de  régime  par  des 
modifications  dans  les  flexions  verbales.  Cette  petite  disserta- 
tion est  exempte  des  enthousiasmes  et  aussi  des  erreurs  qui 
se  rencontrent  dans  les  ouvrages  des  Basques  qui  ont  écrit 
après  lui  sur  leur  langue . 

La  grammaire  de  Larramendi,  publiée  à  Salamanque  en 
1729  et  réimprimée  à  Saint-Sébastien  en  1853,  porte  ce  titre 
prétentieux  :  El  imposible  vcncido;  artc  de  la  lengua 
vascongada.  Elle  est  divisée  en  trois  parties  :  la  grammaire 
proprement  dite,  la  syntaxe  et  la  prosodie.  Le  brave  jésuite 
a  calqué  les  grammaires  latines  et  grecques;  il  parle  des 
substantifs,  des  adjectifs,  des  adverbes.  La  déclinaison  a  les 
six  cas  classiques  ;  le  verbe  est  toujours  composé  (la  forme 
simple  est  qualifiée  d'irrégulière).  L'auteur,  ne  sachant  com- 
ment faire  entrer  dans  le  cadre  classique  les  diverses  modifi- 
cations que  subit  le  verbe  pour  exprimer  les  relations  de  sujet 
et  de  régime,  en  fait  autant  des  conjugaisons  ;  c'est  ainsi  qu'il 
détaille  vingt  et  une  conjugaisons  actives.  On  voit  que  ce  livre 
ne  saurait  être  qu'un  objet  de  curiosité  ;  ce  serait  un  assez 
mauvais  ouvrage  pour  celui  qui  voudrait  connaître  la  vraie 
nature  de  la  langue  basque.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  sa 
date. 

Le  même  auteur  a  publié  un  dictionnaire  trilingue,  espa- 
gnol, basque  et  latin,  qui  est  également  de  peu  d'utilité.  Que 
faire  d'un  énorme  volume,  calqué  sur  le  premier  dictionnaire 
espagnol  venu,  et  où  l'auteur  a  conservé  les  expressions  les 
plus  étrangères  à  l'esprit  du  basque?  Ce  dictionnaire  est 
précédé  d'une  très  longue  introduction,  où  l'auteur  pieux 


j 


—  385  — 

montre,  à  l'égard  de  sa  langue  naturelle,  un  enthou- 
siasme tel  qu'il  a  été  amené  à  des  conclusions  qui  font  rire 
aujourd'hui. 

Néanmoins,  pour  excuser  Larramendi,  rappelons  qu'il  a 
été  dépassé.  En  1825,  M.  l'abbé  d'Iharce  de  Bidassouet  écri- 
vait ce  qui  suit  :  «  Je  ne  sais  pas  si  la  langue  du  Père  éter- 

«  nel  était  escuara,  basque Que  l'on  convienne  donc 

«  enfin  qu'il  n'y  a  aucune  langue  dans  tout  l'univers  qui  ap- 
«  proche  plus  près  de  la  langue  que  le  Père  éternel  a  inspi- 
«  rée  à  Adam...  que  l'idiome  basque.  »  D'un  autre  côté,  en 
1835,  M.  Pierquin  de  Gembloux  terminait  ainsi  un  article 
sur  l'origine  de  la  langue  basque  :  *  De  ce  travail...,  il  ré- 
«  suite  qu'on  devra  ramener  la  formation  de  la  langue  es- 
«  cuara  à  l'époque  où  naquirent  tous  les  autres  patois  ro- 
»  mans,  au  x*'  ou  xi«  siècle.  » 

Hâtons-nous  d'arriver  au  petit  volumedeG.  deHumboldt, 
Berichtigungen  und  Zusœtze,  etc.,  Berlin,  1817,93  p.  Ce 
traité  renferme  plus  defaitset  de  conclusions  scientifiques  que 
beaucoup  de  gros  volumes  parus  avant  et  après  lui.  Humboldt 
étudie  la  composition  des  mots,  montre  que  la  déclinaison 
doit  être  considérée  comme  formée  de  suffixes,  de  postposi- 
tions ;  il  indique  enfin  la  véritable  nature  des  verbes  irrégu- 
liers de  Larramendi,  qui  sont  formés  de  la  même  manière 
que  les  deux  auxiliaires.  Dans  l'intrcduction  qui  précède  les 
Études  grammaticales  sur  la  langue  cuscarienne{\oyez 
plus  loin),  on  trouve,  p.  24,  la  phrase  suivante  :  «  G.  de 
«  Humboldt  a  très  bien  montré  que  le  verbe  basque  se  dédou- 
«  ble  dans  la  formation  des  verbes  syncopés  ;  c'est  ainsi  que 
«  yakiten  d-u-t  a  iovmé  d-aki-t .  »  Or,  voici  ce  que  dit 
G.  de  Humboldt  :  «  Je  devrais  encore  mentionner  la  conju- 
«  gaison  irrégulière.  Cependant  ici,  où  une  analyse  com- 
«  plète  ne  pourrait  trouver  place,  il  suffira  de  remarquer 
«  que  cette  conjugaison  est  formée  exactement  comme  celle 


-     386  — 

<r  du  verbe  auxiliaire  (dieselbe  gerade  so  gebildet  wird 
«  als  die  des  verbi  auœiliaris).  »  (p.  62-63).  Et  Humboldt 
met  en  regard  le  présent  de  l'indicatif  de  dut  «  je  l'ai  »,  et 
de  dakit  «  je  le  sais.  »  On  a,  par  exemple  : 

d-u-t  d-aki-t 

d-u-su  d-aki-su 

d-u  d-aki 

d-u-gu,  etc.  d-aki-gu,  etc. 

Après  Humboldt,  ^I.  FI.  Lécluse,  professeur  à  la  Faculté 
de  Toulouse,  publia  en  1826  un  Manuel  de  la  langue  bas- 
que, qui,  malgré  son  épigraphe  vaniteuse,  traduction  grecque 
du  triple  mot  de  César,  est  loin  d'être  un  guide  complet  et 
suffisant  pour  l'étude  du  basque. 

L'année  suivante,  en  1827,  un  ecclésiastique  de  Bayonne, 
M.  l'abbé  Darrigol,  fît  paraître,  sans  nom  d'auteur,  un  vo- 
lume in-octavo  de  167  pages,  intitulé  :  «  Dissertation  criti- 
«  que  et  apologétique  sur  la  langue  basque.  »  Cet  ou- 
vrage fut  la  base  d'un  mémoire  auquel  l'Institut  décerna  en 
1830  le  prix  Volney.  On  y  trouve,  en  effet,  des  observations 
curieuses,  des  raisonnements  sérieux,  un  essai  consciencieux 
de  critique  scientifique  ;  mais  tout  cela  n'aboutit  pas,  à  cause 
du  parti  pris,  de  l'idée  préconçue  qu'a  l'auteur  de  l'excel- 
lence du  basque,  de  son  isolement,  de  son  unité  de  conjugai- 
son, etc.  Ainsi,  M.  Darrigol  reconnaît  que  Larramendi  a  eu 
tort  d'appeler  irréguliers  les  verbes  simples;  mais  comme  il 
est  persuadé  lui-même  que  la  conjugaison  basque  est  natu- 
rellement composée,  il  voit  en  eux  des  verbes  subalternes, 
formés  par  la  combinaison  des  deux  auxiliaires  avec  les  noms 
verbaux,  et  il  propose  de  les  nommer  verbes  défectueux. 
Dans  son  livre,  les  diverses  formes  verbales  sont  données 
assez  confusément  ;  la  déclinaison  a  dix  cas.  L'auteur  a  été 
visiblement  gêné  par  l'habitude  des  langues  à  flexions.  En- 


—  387  — 

fin,  le  principal  reproche  à  faire  à  ce  livre  c'est  sa  conclusion 
bizarre  :  «  Tout  persuadé  qu'est  l'auteur  que  la  langue  bas- 
«  que  est  digne  de  l'attention  des  savants,  jamais  il  n'a  dû  la 
«  croire  digne  d'occuper  les  loisirs  précieux  d'un  ecclésias- 
«  tique  :  comme  tel,  il  n'a  pas  dû  oublier  un  instant  que  sa 
«  profession  l'attachait,  d'une  manière  très  spéciale,  à  l'œu- 
«  vre  de  son  père  :  In  his  quœ  patris  ynei  sunt  oportet  me 
«  esse.  N'eùt-il  entrepris  ce  petit  essai  que  pour  oublier  les 
«  cliagrins  de  la  vie  ou  pour  se  délasser  de  ses  fatigues  jour- 
«  nalières,  il  ne  serait  pas  sans  reproche  si  cet  objet  étranger 
«  eût  parfois  captivé  son  attention  avec  quelque  détriment  du 
«  véritable  devoir.  Plaise  au  ciel  qu'il  ne  lui  soit  pas  demandé 
«  compte  d'un  temps  qu'il  eût  bien  mieux  emploj^é  à  pleurer 
«  ses  fautes,  à  chercher  les  hommes  qui  s'égarent,  à  étendre 
«  le  royaume  de  Dieu  parmi  ses  frères  et  dans  son  cœur  !  » 
Avec  de  pareilles  opinions,  il  ne  fallait  pas  écrire  de  livre  et 
encore  moins  envoyer  de  mémoire  à  l'Institut. 

Après  lui,  un  autre  Basque,  M.  Chaho,  a  écrit  sur  sa  lan- 
gue maternelle.  Il  a  exposé  le  résultat  de  ses  recherches 
dans  ses  Etudes  euscariennes  (Paris,  183G),  et  dans  l'in- 
troduction de  son  Dictionnaire  quadrilingue  basque,  fran- 
çais, espagnol  et  latin  (Bayonne,  1856).  Il  a  paru  de  ce 
dernier  ouvrage  seulement  360  pages,  allant  jusqu'au  mot 
fornizer  de  la  première  partie  qui  devait  donner  la  liste 
des  mots  empruntés  par  le  basque  au  latin  et  à  ses  dérivés. 
M.  Chaho  trouve  une  déclinaison  de  dix-huit  cas,  auxquels 
il  a  la  bonne  idée  de  ne  pas  donner  de  noms;  il  expose  l'en- 
semble de  la  conjugaison,  mais  très  confusément  :  on  par- 
court avec  peine  ces  longues  listes  de  modifications  verbales 
non  classées;  il  n'admet  d'ailleurs  qu'un  seul  verbe,  le  verbe 
nis  «  être  »;  pour  lui  le  verbe  avoir  e^i  dérivé  du  verbe 
être  :  par  exemple,  dut  est  formé  de  da  «  il  est,  »  de  hura 
«  il  »  et  de  t,  signe  du  pronom  de  la  première  personne  ; 


—  388  — 

dut  veut  donc  dire  «  il  est  à  moi,  »  c'est-à-dire  «  je  l'ai.  » 
M.  Chaho  regarde  la  forme  périphrastique  des  autres  verbes 
comme  la  seule  sérieuse  ;  les  verbes  simples  ne  sont  pour 
lui  qu'une  abréviation,  une  syncope  des  formes  composées. 
M.  Chaho  avait  remarqué  que  le  basque  connaît  une  seule 
sorte  de  mots,  le  nom. 

M.  Chaho  avait  une  théorie  étrange  :  il  se  figurait  que  les 
basques  étaient  les  descendants  directs  des  premiers  peuples 
sortis  des  mains  de  Dieu,  race  spirituelle,  noble,  etc.,  qu'il 
appelle  les  voyants;  des  races  sauvages  ont  ensuite  apparu , 
elles  ont  envahi  le  monde  et  refoulé  peu  à  peu  les  voyants 
dans  les  pays  qu'ils  occupent  actuellement.  M.  Chaho  appelle 
ces  envahisseurs  les  celto-scythes.  Si  cette  théorie,  haute- 
ment spiritualiste,  pouvait  être  vraie,  il  faudrait  reconnaître 
aujourd'hui  que  les  voyants  sont  bien  dépassés  par  les  sau- 
vages, car  les  Basques  sont  très  arriérés.  Les  rôles  seraient 
donc  intervertis.  Ces  idées  gâtent  les  travaux  de  M.  Chaho. 
C'est  ainsi  que  dans  ses  Etudes  il  parle  de  la  barbarie  la- 
tine; «  le  neutre,  dit-il,  qui  oblige  de  sous-entendre  le  mot 
«  negotium,  est  la  négation  du  spiritualisme  :  Vederra,  le 
«  To  -/.aVcv  échappe  à  l'intelligence  du  barbare;  au  point  de 
«  vue  philosophique,  la  langue  de  Virgile  est  un  patois,  la 
«  langue  de  Racine  un  jargon  ;  »  c'est  ainsi  encore  qu'il  pré- 
tend que  le  mot  samscrada  (sanscrit)  correspond  exacte- 
ment au  basque  erdara,  qui  signifie  langage  mixte,  em- 
brouillé, imparfait,  ténébreux.  M.  Chaho  croit  que  les  Celto- 
Scythes  (nos  indo-européens)  avaient  une  grammaire  analy- 
tique, une  déclinaison  originairement  prépositive,  un  verbe 
primitivement  périphrastique  ,  et  les  Ibères  une  grammaire 
synthétique.  Les  Ibères  sont  les  ancêtres  des  Basques  actuels  ; 
ils  Oit  peuplé  l'Espagne,  l'Italie,  l'Inde  même.  M.  Chaho 
découvre  dans  le  latin  et  dans  le  sanscrit  de  nombreux  can- 
tabrismes  souvent  un  peu  forcés  ;  il  n'en  trouve  aucun  en 


—  389  — 

grec.  C'est  la  preuve,  dit-il,  que  la  race  ibérienne  habitait 
le  monde  avant  les  Celto-Scytlies  ;  ceux-ci  sont  venus  du 
nord  de  l'Asie  et  leur  langue  s'est  modifiée  sous  l'influence 
de  l'idiome  des  peuples  qu'ils  ont  dépossédés.  M.  Ghalio  avait 
d'ailleurs  des  idées  assez  justes  sur  la  formation  du  langage. 

En  somme,  son  système  n'est  qu'a  moitié  faux,  ses  travaux 
sont  sérieux,  et  il  y  a  lieu  de  regretter  sa  mort  prématurée, 
car  il  aurait  certainement  contribué  pour  une  bonne  part  à 
l'analyse  définitive  du  basque. 

Je  ne  puis  cependant  résister  au  désir  de  citer  une  curieuse 
page  des  Etudes  (p.  14)  :  «  Contemplez  l'homme  qui  se 
«  meurt  :  l'angle  guttural  reste  ouvert  et  laisse  errer  la  vo- 
«  cale  a  sur  le  ton  le  plus  bas  et  le  plus  creux,  dernier  ac- 
«  cent  de  la  voix  humaine,  que  nous  appelons  râle.  Tout  au 
«  contraire,  dans  une  plénitude  d;^  force  et  de  santé,  lors- 
«  qu'un  sentimenf  énergique  de  plaisir  soulève,  comme  un 
«  levier,  toutes  les  puissances  de  la  vie,  le  brésilien  fait  en- 
«  tendre  un  cri  d'allégresse  hîî,  sur  une  note  aiguë,  qui  est 
«  certainement  la  dernière  limite  du  chant  dans  chaque  in- 
«  dividu.  Or,  le  cri  de  la  nature  ht  est  le  nom  que  la  langue 
«  brésilienne  donne  à  l'Etre  suprême  !  Ainsi  se  trouxe  fixée 
«  la  valeur  des  vocales  a,  i.  La  vocale  o,  médium  exact  de 
«  la  gamme  parlée,  est,  dans  sa  valeur  moyenne,  une  ex- 
«  clamation  admirative.  L'attention  fortement  excitée  sur 
«  un  objet  fixe  la  machine  physique  dans  l'immobilité,  et 
«  c'est  alors  que  l'homme,  béant  et  ravi,  fait  entendre  ce 
«  son  harmonieux  et  plein.  Je  laisse  à  juger  au  lecteur  s'il 
«  est  inspiré,  primitif,  divin,  le  nom  que  les  basques  pyré- 
«  néens  donnent  à  I'Eternel;  ce  nom,  qui  par  la  réunion 
«  savante  des  deux  sons  extrêmes  et  du  son  médial  de  la 
«  voix  humaine,  combine  les  idées  de  vie  et  d'incarnation 
«  universelle  et  les  confond  dans  un  cri  d'admiration  :  iao  ! . . 
«  Je  dois  ajouter  une  remarque  que  je  voudrais  graver  sur 


—  390  — 

«  le  marbre  en  lettres  d'or,  c'est  que  le  cri  de  joie  des  Bas- 
«  ques  pyrénéens  et  des  euscariens  antiques  se  compose  des 
«  syllabes  ia,  ia,  o,  o,  o\  j>  Il  resterait  seulement  à  dé- 
montrer deux  choses  :  l'existence  du  mot  iao  pour  exprimer 
l'idée  de  Dieu  et  le  monothéisme  primitif  des  Basques. 

Arrivons  à  la  période  contemporaine  ;  des  ouvrages  mieux 
faits  ont  paru .  Citons  d'aboi'd  la  petite  brochure  du  prince 
L.-L.  Bonaparte,  Langue  basque  et  langue  finnoise 
(Londres,  1858);  elle  nous  apprend  beaucoup  de  choses,  no- 
tamment le  principe  suivant  lequel  les  finales  des  mots  se 
modifient  harmoniquement  en  prenant  l'article  dans  certains 
dialectes. 

Le  verbe  basque  de  M.  l'abbé  Inchauspé,  volume  énorme, 
qu'on  désirerait  voir  réduit  à  un  format  plus  portatif,  pré- 
sente un  exposé  méthodique  de  l'ensemble  de  la  conjugaison 
basque  dans  le  dialecte  souletin.  Comme  ses  devanciers,  l'au- 
teur admet  une  seule  déclinaison  à  beaucoup  de  cas,  une 
seule  Conjugaison  composée,  un  seul  verbe.  Le  verbe  a  qua- 
tre formes  :  1°  forme  première  ou  capitale,  eçkentsen  dut, 
«  je  l'ofi're  »;  2®  forme  régie  exquisitive,  yakin  du  nori  eç- 
kentsen DUDAN,  «  il  a  su  à  qui  je  l'offre  ;  »  3°  forme  régie 
positive,  erraiten  dut  eçkentsen  dudala,  «  je  dis  que  je 
l'ofi're  ;  »  4°  forme  incidente,  nola  eçkentsen  béitut  «  conmie 
je  l'ofi're.  »  M.  l'abbé  donne  les  quatre  traitements  :  indéfini, 
masculin,  féminin  et  respectueux  ;  le  masculin  ou  le  féminin 
peuvent  s'employer  lorsqu'on  parle  à  un  homme  ou  à  une 
femme.  Le  prince  L.-L.  Bonaparte  indique  l'existence  d'un 
traitement  enfantin,  à  l'adresse  des  petits  enfants.  Remar- 
quons à  cet  égard  la  tendance  des  langues  agglutinantes  à 
distinguer  les  enfants  des  hommes  faits  :  en  tamoul,  aucun 
des  mots  qui  désignent  les  petits  enfants  ne  sont  masculins 
oU  féminins. 

M.  Inchauspé  comprend  dans  la  conjugaison  neuf  formes 


—  391  — 

qu'il  considère  comme  des  cas  des  verbes  déclinés  et  qui  s'em- 
ploient lorsqu'on  veut  exprimer  les  conjonctions  quand,  jus- 
qu'à ce  que,  parce  que,  etc.  Pour  les  relations  de  sujets  et 
de  régimes,  il  donne  sept  variations  pour  la  voix  intransi- 
tive, dix-huit  pour  la  voix  transitive  ;  la  voix  intransitive, 
c'est  le  verbe  conjugué  avec  l'auxiliaire  nis  «  être,  »  et  la 
voix  transitive,  c'est  le  verbe  conjugué  avec  l'auxiliaire  dut 
«  avoir.  »  M.  l'abbé  admet  un  nombre  de  temps  qui  varie 
avec  chaque  mode  ;  il  compte  sept  modes,  l'indicatif,  le  sub- 
jonctif, l'impératif,  le  votif,  le  suppositif,  le  conditionnel  et 
le  potentiel.  Le  volume  contient  enfin,  dans  quelques  ta- 
bleaux, le  résumé  des  variations  dialectiques  du  verbe. 

M.  l'abbé  Inchauspé,  plus  persuadé  que  personne  de  l'u- 
nité du  verbe  basque  et  de  sa  complication  naturelle,  expli- 
plique  les  verbes  simples  comiu^>  MM.  Darrigol  et  Chaho, 
mais  il  les  appelle  contractes,  désignation  malheureuse,  car 
il  est  impossible  de  comprendre  par  exemple  comment  ethor- 
ten  nais  a  pu  se  contracter  en  nathor  ou  yakiten  dut  en 
dakit.  Prié  de  m'expliquer  connnent  il  entendait  cette  con- 
traction, M.  Inchauspé  m'a  dit  qu'elle  s'était  produite  par 
l'intercalation  des  radicaux  des  mots  yakitea  «  le  savoir,  » 
etc.,  dans  les  formes  de  l'auxiliaire.  Ce  n'est  évidemment 
pas  là  ce  qu'on  peut  appeler  une  contraction.  Il  est  bien  plus 
si.î  pie,  puisque  tout  le  monde  reconnaît  l'analogie  de  ces 
mets  avec  les  auxiliaires,  d'admettre  qu'ils  sont  formés , 
coihme  eux,  par  l'union  d'un  radical  avec  les  signes  prono- 
minaux. Mais  M.  Inchauspé  ne  croit  pas  que  l'auxiliaire 
«  avoir  »  {dut,  lab.  et  soûl.;  det,  gip.  et  dot,  biscayen)  ait 
un  sens  verbal  par  lui-même:  la  voyelle,  peiise-t-il,  n'est 
point  le  radical,  elle  intervient  seulement  pour  l'harmonie, 
la  langue  basque  ne  tolérant  pas  le  concours  de  deux  con- 
sonnes rudes  ;  et  le  mot  dut  veut  dire^'e  le  (sous  entendu  ai). 
M,  Inchauspé  inclinerait  même  à  supposer  que  l'accusatif 


-  392  - 

de  la  troisième  personne  n'est  pas  exprimé  :  on  dit  dans  la 
Soûle  :  hamar  ardi  ikuçten  dut  «  je  vois  dix  brebis  »  (par- 
tout ailleurs  il  faudrait  dire  ikuçten  ditut  «  je  les  vois  »)  ; 
mais  ici  ardi  est  indéfini  ;  or  l'indéfini  ne  saurait  avoir  de 
pluriel,  c'est  une  sorte  de  nombre  particulier.  D'ailleurs,  il 
faudrait,  dans  l'opinion  de  M.  Incliauspé,  croire  que  les  syl- 
labes ésa  de  désaket  «  je  peux  l'avoir  »  sont  une  intercala- 
tion  euphonique,  et  cependant  l'existence  de  l'impératif  bésa 
«  qu'il  ait,  »  où  le  ô  représente  le  pronom  nominatif  de 
la  troisième  personne  (cf.  béré,  son,  sa,  ses)  nous  montre 
que  ésa  est  un  radical,  car  il  ne  saurait  y  avoir  là  d'addi- 
tion euphonique,  De  même,  l'impératif  bis  «  qu'il  soit  »  nous 
donne  le  radical  de  nis  «  je  suis  ;  »  bekuç  «  qu'il  voie,  »  ce- 
lui de  dakuçt  «je  vois,  »  etc. 

Les  verbes  simples  n'ont  que  très  peu  de  temps  :  cela  prouve , 
dit  M.  Incliauspé,  que  ce  ne  sont  pas  les  vrais  verbes  bas- 
ques ;  je  ne  crois  pas  cette  preuve  concluante  :  est-il  proba- 
ble, en  effet,  que  le  verbe  basque  ait  toujours  été  aussi  com- 
plexe qu'il  paraît  l'être  actuellement?  Si  les  verbes  simples, 
m'a  dit  encore  M.  Inchauspé,  étaient  les  vrais  verbes  basques, 
ces  formes  auraient  dû  se  conserver  pour  les  verbes  les  plus 
usuels.  Nullement,  car  les  verbes  les  plus  usuels  ont  dû  être 
atteints  les  premiers  par  la  modification  qui  a  produit  le  verbe 
périphrastique;  dans  votre  théorie,  d'ailleurs,  les  formes  sim- 
ples étant  une  abréviation  commode ,  les  verbes  les  plus 
usuels  auraient  dû  se  contracter  les  premier^.  Cet  argument 
ne  prouve  donc  rien.  En  fait,  les  verbes  simples  expriment 
des  actions  principales  :  voir,  aller,  marcher,  venir,  rester, 
tirer,  emporter,  etc.  Il  est  inadmissible  enfin  que  la  forme 
simple  soit  une  corruption  de  la  forme  composée. 

Les  verbes  simples  sont  assez  usités  dans  le  Gipuskoa, 
moins  dans  le  Labourd  et  très  peu  dans  la  Soûle.  Dans 
le  Labourd  néanmoins  il  existe,  paraît-il,  un  assez  grand 


—  393  — 

nombre  de  formes  diiples  isolées;  on  dit,  par  exemple,  dé- 
racha,  «  il  jase  ;  »  séracJia,  «  il  jasait  ;  »  —  démat^  «  je 
le  donne  ,  »  sémoten,  «  il  le  donnait.  » 

M.  Larréguy,  curé  de  Saint-Pée-sur-Nivelle,  de  qui  je 
tiens  ces  renseignements,  l'un  des  Labourdins  qui  savent  le 
mieux  leur  langue,  m'a  cité  encore  les  expressions  derrat, 
«  je  le  dis  ;  »  —  sèroen,  «  il  disait;  »  —  déro,  «  il  le  dit 
(dixit)  »  et  l'on  pourrait  expliquer  les  formes  actuellement  en 
usage  diot,  dio  (je  dis,  il  dit),  que  M.  Inchauspé  dérive  du 
latin  dicere,  par  la  suppression  de  Vr  et  les  transformations 
euphoniques  des  voyelles,  variables  avec  les  diverses  loca- 
lités. Dans  le  langage  usuel,  j'ai  plusieurs  fois  remarqué  de 
pareilles  suppressions  de  IV  doux,  remplacé  alors  par  une  as- 
piration faible  :  dire  par  exemple  (ils  s;int)  est  prononcé  dié; 
norat  (oii?j,  noat.  Il  n'est  peut-être  pas  inutile  de  rappeler 
ici  que  les  Taniouls  de  Madras  disent  kîê  pour  kîjê,  kîlê  ou 
kîré  «  sous  »  (on  sait  qu'en  tamoul  le  son  des  cérébrales,  se- 
lon qu'on  les  prononce  plus  ou  moins  grassement,  peut  os- 
ciller entré  le  d,  le  t,  l'n,  \ej,  VI  ou  Yr). 

Pour  en  finir,  je  ferai  remarquer  que  tous  les  verbes  sim- 
ples, actifs  ou  neutres,  sont  de  la  même  forme  que  l'auxiliaire 
dut  «  avoir,  »  à  l'exception  de  quatre  {nago  «  je  reste;  » 
naihor  «  je  viens  ;  »  nabila  «  je  marche,  »  et  noa  «  je 
vais  »),  qui  semblent  calqués  sur  l'auxiliaire  nis  «  être.  » 
En  résumé,  je  suis  donc  de  l'avis  d'Oihenart,  de  Humboldt 
et  de  M.  Van  Eijs  :  le  basque  a  un  verbe  simple  cjrnma  tou- 
tes les  autres  langues,  et  j'ajoute  que  cette  forme  simple  doit 
être  primitive,  c'est-k-dii'e  antérieure  à  la  forme  périphras- 
tique  actuellement  la  plus  employée. 

Toute  la  théoi'ie  de  M.  Inchauspé  sur  le  verbe  basque  est 
artificielle.  Est-il,  en  effet,  possible  d'admettre  quern^  et  dut 
ne  soient  que  les  deux  voix  d'un  même  verbe,  le  seul  de  la 
langue,  dont  le  radical  serait  insaisissable,  et  qui  signifierait 

26 


—  394  - 

être  quand  il  est  employé  intransitivement,  et  avoir  quand 
il  est  actif?  Voici  du  reste  cette  théorie,   telle  que  M.  In- 
chauspé  me  l'a  exposée  :  le  verbe  est  un  mot  qui  marque  une 
action;   cette  action  est  faite  ou  soufferte.  Dans  le  premier 
cas,  le  verbe  est  transitif;  dans  le  second,  il  est  intransitif.  De 
là,  deux  modifications  de  la  même  action,  exprimées  en  bas- 
que par  les  deux  auxiliaires  joints  au  nom  verbal  qui  dési- 
gne l'action.  Abstraction  faite  de  tout  nom  verbal,  les  deux 
auxiliaires  n'en  restent  pas  moins  destinés  de  nature  à  dési- 
gner les  deux  formes  d'une  même  action  ;  on  peut  donc  ad- 
mettre que  l'un  représente  la  voix  transitive  et  l'autre  la  voix 
intransitive  d'un  même  verbe  inexprimé,  signifiant  par  suite 
l'action  fondamentale,  dont  le  transitif,  la  forme  agissante, 
porte  sur  autrui  (avoir),  et  dont  l'intransitif,   la  forme  souf- 
ferte, est  réfléchi  (être).  Et  comme,  dans  l'opinion  de  M.  In- 
chauspé,  tous  les  j)rétendus  autres  verbes  sont  périphrasti- 
ques,  c'est-à-diro  composés  des  deux  formes  de  ce  verbe  et  de 
noms  verbaux  Aéd\né^{eçkcntsen  nis  «  je  suis  en  offrande,  » 
c'est-à-dire  «  je  m'offre  »  ;  eçkentsen  »  dut  «  je  l'ai  en  of- 
frande, »  c'est-à-dire  «  je  l'offre)  »,  il  faut  admettre  que  le 
basque  ne  possède  que  ce  seul  verbe.  Remarquons  à  cepro- 
pos  que  les  Tamouls  font  exactement  la  même  distinction  que 
les  Basques  :  un  même  verbe  action  peut  produire  un  pir'a- 
vin'œ  (verbe  agissant  sur  autrui),  et  un  tan'vmœ  (verbe 
agissant  sur  soi-même)  ;  ainsi  on  dira  udœk/dradii  «   cela 
brise  »  oiudœgiradu  «  cela  se  brise.  » 

M.  do  Charencey  a  fait  quatre  brochures  sur  la  déclinai- 
son, les  lois  phonétiques  et  les  degrés  de  comparaison  du  bas- 
que. Il  compte  vingt-trois-  cas  simples  et  trente-quatre  cas 
multiples,  formés  par  la  réunion  successive  de  deux,  trois, 
quatre  flexions  simples.  Je  crois  qu'il  aurait  mieux  valu  dire 
que  le  basque  a  une  déclinaison  semblable  à  celle  du  fran- 
çais, sauf  à  exi)liquer  que  les  prépositions  sont  remplacées 


—  3D5  — 

par  des  postpositions.  Le  nombre  des  eas  possibles  est  par 
suite  indéfini,  et  il  n'y  a  rien  d'étonnant  à  l'existence  de  ces 
prétendues  flexions  multiples  :  ne  dit-on  pas  en  français  ^ar 
devers,  etc.?  On  lit  ces  brochures  avec  le  plus  vif  intérêt  et  on 
y  apprend  beaucoup  de  choses  ;  mais  l'auteur  est  trop  porté  à 
la  complication,  et  plusieurs  de  ses  hypothèses  semblent  très 
hasardées. 

M.  de  Charencey  compare  le  basque  aux  langues  de  l'Ou- 
ral et  aux  idiomes  américains  ;  il  inclinerait  de  préféience 
pour  la  parenté  avec  ces  derniers.  Mais  les  analogies  remar- 
quées ne  sont  pas  assez  concluantes  (1).  Il  me  semble  que  la 
seule  chose  qu'elles  puissent  nous  apprendre  c'est,  sinon  la 
contemporanéité  absolue  du  basque  et  de  ces  diverses  langues, 
au  moins  leur  existence  chez  des  peuples  parvenus  au  même 
degré  de  civilisation,  sans  doute  à  des  époques  différentes.  En 
étudiant  le  basque  pour  pouvoir  le  comparer  avec  le  tamoul, 
je  suis  confirmé  dans  cette  manière  de  voir  par  mes  i^'cmiè- 
res  observations  :  le  tamoul  ressemble  au  ba.sque  j)ar  la  fa- 
cvdlc'!  de  verbiserles  noms  et  de  subslantiver  les  verbes;  l'em- 
ploi dans  certains  cas  d'un  pluriel  double  au  lieu  du  pluriel 
simple  ancien  devenu  le  singulier  honorifique  [siiek  et  su 
«  vous  »  des  Basques)  ;  des  con.structions  de  phrases  identi- 

(i)  Ce  travail  était  terminé  depuis  plus  de  deux  mois  lorsqu'on 
ma  communiqué  la  nouvelle  brochure  de  M.  de  Charencey  sur 
■<  les  affinités  de  la  langue  basque  avec  les  idiomes  du  Nouveau- 
Monde.  »  Les  conclusions  de  l'auteur  sont  :  i"quc  le  basque  et 
les  langues  américaines  (groupe  algique)  sont  parents  et  forment 
la  souche  vasco-américainc  ;  2"  que  le  type  primitif  va£co-amé,  i- 
cain  est  perdu,  ce  que  l'auteur  explique  par  des  mélanges  de  di- 
verses races,  des  croisements,  etc.  La  parenté  du  basque  et  des 
langues  algiques  ne  me  semble  nullement  prouvée  par  les  ana- 
logies indiquées  par  M.  de  Charencey;  on  en  trouverait  peut- 
être  davantage  entre  le  basque  et  les  idiomes  dravidiens  ou  en- 
tre ceux-ci  et  les  langues  de  l'Amérique.  Les  conclusions  de  cette 
intéressante  brochure  me  semblent  donc  au  moins  prématurées. 


—  396  - 
ques,  notamment  le  remplacement  des  pronoms  relatifs  par  des 
tournures  participiales  ;  l'ignorance  primitive  de  la  distinc- 
tion des  genres;  l'emploi  de  postpositions;  l'usage  de  répéti- 
tions enfantines  pour  marquer  le  superlatif;  l'emploi  habi- 
tuel de    mots  imitatifs  ;  la   prononciation  emphatique  des 
mots  dans  certains  cas  ;  l'impossibilité  de  commencer  les  mots 
par  la  lettre  r  (dans  les  mots  empruntés,  une  voyelle  est  pré- 
fixée, mais  non  pas  au  hasard  :  on  prend  i  si  l'r  est  suivi  de 
a,  i  ou  <?,  et  u  s'il  est  accompagné  de  m  ou  o  ;  en  basque,  on 
procède  d'une  manière  analogue  :  er-rege,  ar-roca,  ir-ri, 
etc.);  l'identité  de  quelques  racines  et  l'observance  de  quel- 
ques mêmes  règles  harmoniques,  etc.  Je  trouve  aussi  en  ta- 
moul  des  traces  d'un  mode  ancien  de  détermination  au  moyen 
d'un  pronom  de  la  troisième  personne  :  on  lit  dans  les  poètes 
pon'n'adu  «  l'or,  »  formé  depon'  «  or  »  et  de  adzi  «  cela,  » 
maramadu  «  l'arbre,  »  formé  de  'iiiaram  «  arbre  »  et  de 
adu  «  cela.  »  Enfin  les  permutations  basques  de  /  en  r  et  de 
r  en  c?  (à  Urrugne,  j'ai  entendu  dire  evatea  pour  edatea;  à 
Sare,   aàhana  pour  avhana,  et  dans  plusieurs  endroits  uda 
pourwra),  semblent  indiquer  que  le  basque  a  possédé  des 
consonnes  cérébrales  ;  on  sait  qu'elles  étaient  employées  en 
finnois  et  que  les  dravidiens  en  font  encore  de  nos  jours  un 
usage  constant.  Aucune  de  ces  analogies  n'est  suffisante  pour 
prouver  la  parenté  du  basque  et  du  tamoul  ;  je  conclus  seu- 
lement avec  M.  de  Dumast,  de  Nancy  «  que  les  langues  dra- 
«  vidiennes  appartiennent  à  la  même,  non  pas  famille,  mais 
«  classe  que  le  basque.  Visiblement,  les  langues  ibériennes, 
«  euscariennes,  etc. ,  étaient  du  même  temps  que  les  langues 
«  dravidiennes. . .  Le  basque  n'a   rien  de  connnun  avec  le 
«  tamoul  et  le  télougou,  ni  avec  le  huron  et  l'assinibouin, 
«  mais  il  offre  un  faciès  absolument  analogue.  Il  appartient 
«  à  ce  qu'on  appellera,  si  l'on  veut,  Y  âge  de  pierre  de  l'hu- 
«  manité.  Aux  époques  susdites,  il  n'existait  encore  aucune 


—  397  — 

«  analyse  quelconque  ;  tout  était  fondu,  indivisible,  synthé- 
«  tique.  Tout  était  laissé  à  Vinstinct  (la  raison  surgissait  à 
«  peine)  et  le  règne  de  Vinstinct  opérait  des  prodiges  d  aveu- 
«  gle  régularité,  d'aveugle  immensité.  »  Dans  notre  opinion, 
les  langues  dravidiennes  appartiennent  à  une  période  de 
ragglutination  bien  plus  ancienne  que  celle  du  basque  ;  celui- 
ci  est  voisin  de  la  flexion,  les  autres  sont  plus  proches  du 
monosyllabisme  primitif.  Du  reste,  je  suis  d'avis  que  l'on  ne 
connaît  pas  encore  suffisamment  la  nature  intime  du  basque 
pour  pouvoir  prononcer  définitivement  sur  une  question  aussi 
importante.  Il  faut  avant  tout  s'attacher  à  terminer  l'analyse 
du  basque. 

M.  le  capitaine  Duvoisin  a  publié  en  1866  une  petite 
brochure  sur  la  déclinaison  basque.  Il  n'admet  que  neuf  cas. 
Cet  ouvrage  est  intéressant,  mais  il  laisse  beaucoup  à  désirer 
sous  tous  les  rapports.  L'auteur,  en  outre,  a  un  style  à  lui, 
parfois  inintelligible.  M.  Van  Eijs  lui  reproche  notamment, 
avec  beaucoup  de  raison,  la  phrase  suivante  :  «  aitaren, 
«  génitif  de  aita  (père),  est  en  même  temps  le  passif  indéfini 
«  du  pronom  possessif  absolu  aitamna  (la  chose  du  père).  » 

Il  y  a  quelques  mois,  M.  Van  Eijs  vient  de  rééditer  un 
Essai  de  grammaire  basque,  publié  par  lui  en  1865,  en 
français,  à  Amsterdam.  C'est  le  traité  le  plus  scientifique- 
ment fait  que  je  connaisse  sur  le  basque,  le  plus  intéressant 
sans  contredit  et  le  jjIus  simple.  L'auteur  a  complété  et  déve- 
loppé les  aperçus  de  Humboldt.  Son  ouvrage  n'est  qu'un 
essai,  mais  on  sent  qu'il  pourra  faire  la  vraie  grammaire 
complète  du 'basque. 

Un  professeur  à  la  Faculté  des  sciences  de  Bordeaux , 
M.  Baudrimont,  vient  de  faire  paraître  une  Histoire  des 
Basques  ou  E  scualdunais  primitif  s ,  restaurée  d'après 
la  langue,  les  caractères  ethnologiques  et  les  mœurs 
des  Basques  actuels.  Ce  travail  est  divisé  en  trois  parties. 


—  398  — 

Je  ne  m'arrêterai  pas  à  la  première  (elle  contient  l'exposé 
de  la  méthode  suivie  par  l'auteur),  quoique  j'y  trouve  des 
assertions  qui  me  semblent  très  contestables;  dans  la  seconde, 
M.  Baudrimont  cherche,  à  l'aide  du  vocabulaire,  quelles 
ont  été  les  moeurs,  les  coutumes,  etc.,  des  Basques;  la  troi- 
sième doime  le  résumé  de  ces  recherches,  et  l'ouvrage  se 
termine  par  des  tableaux  comparatifs.  Dans  ces  deux  dei'- 
nières  p(\rties,  l'auteur  a  fait  involontairement  de  t,n'andes 
erreurs  :  il  s'est  trop  fié  à  son  dictiomiaire  ;  il  ne  paraît  point 
savoir  le  basque  et  n'a  pas  habité  dans  le  pays  basque  ;  il  a 
pris  le  dictionnaire  de  Larramendi,  dtmt  nous  avons  jiarlé 
plus  haut,  et  l'a  courageusement  dépouillé,  mais  il  n'a  pu 
malheureusement  s'apercevoir  que  l'excellent  jésuite  n'a  pas 
craint  de  fabriquer  des  mots  de  toutes  pièces  ;  par  exemple, 
les  expressions  corres})ondantes  à  géométrie,  métaphysi- 
que, botanique,  etc.,  sont  de  pure  invention.  Larramendi  a 
pris  les  mots  basques  terre,  plante,  etc.,  et  les  a  réunis  aux 
mots  art,  m^esure,  etc.  ;  d'autres  fois,  il  a  purement  et  simple- 
ment transcrit  des  mots  esjjagnols.  Je  reproche  encore  à 
M.  Baudrimont  de  regarder  trop  facilement  comme  piimiti- 
venient  basques  des  mots  évidemment  empruntés  au  latin,  à 
l'espagnol,  au  français. 

Quoique  ce  volume  repose  tout  entier  sur  le  vocabulaire, 
l'auteur  y  a  inséré,  à  la  fin,  quelques  notions  granmiaticales  : 
elles  sont  très  incomplètes  :  l'alphabet  y  est  tronqué,  l'article 
y  est  méconnu,  le  verbe  y  prend  un  infinitif  présent  et  futur 
(ce  sont  en  réalité  deux  formes  du  verbe  décliné),  etc.  Enfin, 
M.  Baudrimont  affirme  qu'une  déclinaison  fort  étendue  rem- 
place l'article,  qu'il  y  a  en  basque  «  un  seul  verbe  qui  se 
«  modifie  pour  conjuguer  activement  ou  passivement,  »  que  le 
verbe  basque  «  n'est  pas  contracté  en  un  seul  mot  et  présente 
«  tous  ses  éléments  primitifs  :  le  nom,  le  pronom  et  le  verbe 
«  proprement  dit.  »  J'ai  àprés(;nter,  en  dernierlieu,  uneobser- 


—  399  — 

vation  qui  fera  sourire  :  je  n'ai  pu  m'expliquer  l'importance 
exceptionnelle  que  l'auteur  donne  au  langage  d'Itçasu  ;  je  ne 
sais  par  quel  hasard  cet  heureux  village  a  été  distingué  par 
M.  l'audrim(mt  à  un  point  tel  qu'il  écrit  (p.  185)  qu'aux  qua- 
tre dialectes  principaux  «  il  faudrait  peut-être  en  ajouter  un 
«  cinquième,  celui  d'Itsasso,  qui  offre  des  particularités  vrai- 
«  ment  remarquables,  surtout  dans  la  prononciation.  »  Je  ■ 
présume  que  le  prince  Bonaparte,  qui  connaît  si  bien  la  géo- 
graphie de  la  langue  basque,  sera  joyeusement  étonné  de 
cette  découverte  merveilleuse. 

La  troisième  partie  de  Y  Histoire  des  Basques  primitifs 
contient  une  théorie  ethnographique  tout  à  fait  contraire  aux 
données  de  la  science  actuelle  ;  on  peut  la  résumer  de  la  ma- 
nière suivante  :  toutes  les  races  dérivent  d'une  source  unique 
dont  les  Basques  faisaient  partie  ;  les  Basques  se  divisent  en 
deux  sous-races,  l'indo-germanique  (Sanscrits,  Latins,  Ger- 
mains, Celtes,  Slaves,  Finnois),  et  la  sémitique  (Hébreux, 
Syriaques,  Chaldéens,  Arabes).  La  langue  basque  ayant  peu 
varié  (où  en  trouve-t-on  la  preuve?  il  ne  serait  peut-être 
pas  si  difficile  de  démontrer  le  contraire),  est  la  langue  mère 
des  idiomes  de  toutes  ces  races.  Les  Basques,  sortis  du  Cau- 
case, vont  d'abord  habiter  les  régions  circumpolaires  de 
l'Asie  ;  puis  ils  redescendent  en  Chine  où,  se  croisant  avec 
les  Mongols,  ils  donnent  naissance  aux  Turcs  ;  ils  entrent 
dans  l'Inde  où  ils  trouvent  les  Sanscrits  leurs  parents  ;  ils 
reviennent  alors  sur  leurs  pas  et  ont  des  rapports  nombreux 
avec  leurs  autres  parents  les  Sémites.  Bs  sont  ensuite  rojetés 
sur  le  Caucase,  et  de  là  passent  (vers  1500  avant  J.-C),  le 
long  de  la  mer  Noire,  en  Italie,  en  Corse,  en  Espagne,  et 
finalement  se  fixent  dans  les  Pyrénées,  pendant  qu'une  de 
leurs  colonies  se  transporte  en  Améri(jue.  Les  Basques  restés 
aux  diverses  stations  sont  donc  les  pères  des  races  actuelles. 
Cette  curieuse  conception  est  fondée  sur  la  comparaison  de 


—  400  — 
mots  basques  ou  soi-disant  tris  avec  des  mots  sar.^ciits,  la- 
tins, etc.  Quelques  ai'guments  sont  tirés  de  la  Bible  ;  ce  i:e 
sont  pas  les  plus  solides. 

Néanmoins,  cet  ouvrage  témoigne  d'un  esprit  de  recherche 
très  ardent,  d'une  préoccupation  sincère  de  la  solution  du 
grand  problème  des  races.  Mais  pourquoi  l'auteur  a-t-il  né- 
gligé le  caractère  principal  des  langues  qu'il  a  coni}  arées, 
le  système  grammatical  qui  sépare  d'une  manière  si  tranchée 
les  divers  groupes  humains?  Je  dois  cependant  recommarder 
ce  livre  ;  tel  qu'il  est,  il  peut  encore  a])prendre  beaucoup  à 
un  lecteur  prudent  et  attentif. 

En  définitive,  si  l'on  veut  étudier  le  basque,  on  trouve  peu 
de  bons  livres  ;  il  n'existe  aucun  dictionr.aiie.  Le  meilleur 
moyen,  qui  malheureusement  n'est  pas  à  la  portée  de  tout  le 
monde,  est  celui  qu'emploie  le  prince  L.-L.  Bonaparte,  et 
qui  consiste  à  faire  de  nombreuses  excursions  dans  le  pays  en 
causant  avec  les  vieillards,  en  interrogeant  les  lettrés  des 
villages,  etc.  ISIais  le  prince  Bonaparte  a  grand  tort  peut-être 
de  ne  rien  publier  encore.  En  cherchant  trop  la  perfection,  il 
retarde  le  mouvement  scientifique  et  s'expose,  bien  qu'il  soit 
probablement  l'homme  d'Europe  qui  sache  le  mieux  le  bas- 
que, à  se  laisser  devancer. 

On  voit,  par  l'analyse  rapide  que  nous  venons  de  faire, 
qu'il  y  a  deux  sortes  de  personnes  qui  écrivent  sur  le  basque, 
les  Basques  et  les  étrangers.  Les  premiers,  naturellement 
fiers  de  leur  langue,  persuadés  qu'elle  ne  peut  être  suffisam- 
ment apprise  par  ceux  qui  ne  sont  pas  nés  dans  le  i»ays,  fort 
peu  linguistes  pour  la  plupart,  et  crojant  qu'il  est  absolu- 
ment indispensable  pour  juger  une  langue  de  pouvoir  la  par- 
ler couramment,  pleinsd'idées  préconçues,  n'ont  généralement 
rien  fait  que  préparer  des  matériaux  pour  des  explorateurs 
plus  sages.  Tous  ces  écrivains  se  divisent  d'ailleurs  en  deux 
catégories  :  les  savants,  et  ceux-là  sont  en  mesure  d'arriver 


—  401  — 

à  de  bons  résultats,  et  des  hommes  qui  ont  fait  du  basque 
comme  ils  auraient  fait  de  ralchimie;  qui  se  sont  amusés  à 
cette  étude,  parce  que  ceux  qui  s'en  occupent  sont  bien  vus 
dans  le  pays,  ou  parce  qu'elle  est  peu  courue;  qui,  après 
avoir  découvert  du  fond  de  leurs  cabinets  les  singularités  d'une 
foule  d'idiomes  plus  ou  moins  inconnus,  ont  monté  un  éche- 
lon et  ont  fait  du  basque  l'objet  de  leurs  lumineuses  élucu- 
brations  accompagnées  d'un  perpétuel  étalage  de  mots  aussi 
longs  qu'ignorés  du  vulgaire  ;  qui  enfin  ne  se  doutent  pas 
qu'il  est  besoin  pour  être  philologue  d'une  certaine  aptitude 
naturelle,  et  qu'on  ne  peut  faire  de  travail  sérieux  sur  une 
langue  qu'après  en  avoir  étudié  plusieurs,  c'est-à-dire  après 
s'être  éclairé  sur  la  vraie  nature  du  langage  et  les  principes 
de  la  grammaire  générale.  Que  dire  de  ces  derniers?  Leurs 
noms  ne  figureront  pas  sur  la  liste  des  savants  qui  auront 
élucidé  le  problème  du  basque  ;  ils  auront  travaillé  sans  avoir 
acquis  la  moindre  gloire,  et  l'on  sait  que 

Celui  qui  sans  la  t^Ioire  a  consumé  ses  jours 
Ressemble  ù  la  fumée,  à  l'écume  incertaine  : 
Sa  vie  emportera  les  traces  de  son  cours. 

(Dante,  VEnfer^  ch.  xxiv,  v.  49  à  5i.) 

La  plupart  des  Basques  qui  écrivent  sur  leur  langue  sont 
prêtres;  c'est  assez  dire  combien  ils  seront  gênés  dès  qu'ils 
voudront  tirer  de  leurs  études  des  conclusions  philo.sophiques 
ou  hi.storiques.  J'ai  cité  plus  haut  la  fin  de  la  dissertation  de 
M.  Darrigol  ;  je  vais  rapporter  ici  quelques  phrases  de  M.  In- 
chauspé  :  «  L'homme  n'est  pas  un  produit  sjjontané  de  la 
«  natui'e  matérielle;  il  est  l'ouvrage  d'un  Dieu  créateur.  Et 
«  Dieu  Ta  créé,  comme  tous  les  autres  êtres,  dans  l'état  de 
«  perfection  qui  est  propre  à  la  dignité  de  sa  nature.  Il  l'a 
«  créé  avec  l'usage  des  nobles  facultés  qui  en  font  le  roi  de 
«  la  création;  il  l'a  créé  avec  la  parole,  sans  laquelle  l'in- 


—  402  — 

«  telligence  est  comme  un  flambeau  éteint  dans  l'àrae  hii- 

«  maine La  création,  l'unité  de  la  race  humaine  et  la 

«  révélation  de  la  parole  sont  des  vérités  intimement  liées 
«  entre  elles,  que  la  saine  philosophie  a  toujours  proclamées 
«  avec  la  foi,  et  que  les  progrès  de  la  science  humaine  con- 
«  fîrment  chaque  jour...  Il  arriva  un  jour  où  Dieu,  dans  sa 
«  sagesse,  mit  la  confusion  dans  le  langage  des  enfants  de 

«  Noé Alors,  nous  dit  Moïse,  les  familles,  ne  pouvant 

«  plus  s'entendre,  se  divisèrent  et  se  répandirent  dans  le 

«  monde Thubal  et  ses  enfants  allèrent  jusqu'aux  extré- 

«  mités  de  l'Espagne  ;  Magog  et  Thiras  se  dirigèrent  vers  le 

«  nord Sans  doute,  dans  cette  confusion  miraculeuse  des 

«  langues,  chacun  dut  conserver  et  emporter  quelques  débris 
«  de  la  langue  primitive,  et  on  ne  doit  nullement  s'étonner 
«  de  trouver  certaines  similitudes  frappantes  dans  les  pays 
«  et  dans  les  langues  qui  paraissent  les  plus  disparates  :  nous 
«  espérons  même  que  les  recherches  linguistiques  finiront 
«  par  réunir  assez  d'éléments  pour  constater  l'unité  prinii- 
«  live  du  langage.  Mais,  du  reste,  il  n'est  jjas  jjrobable  ({ue 
«  depuis  la  confusion  de  Babel,  les  enfants  de  Thubal  aient 
«  renoué  des  liens  de  parenté  avec  les  enfants  de  Magog  et  de 
«  Thiras,  non  plus  qu'avec  les  races  qui,  par  le  7î07xl  et  Vest 
«  de  l'Asie,  sont  allées  peupler  les  Amériques.  »  (Annules 
de  philoso'plde  dtréticmna,  t.  XIV  (5''  série),  n"  de  juillet 
1806). 

Pour  montrer  quelle  confusion  règne  dans  les  ouvrages 
publiés  jusqu'à  présent  sur  le  basque,  je  vais  rapi)r(x-her  dans 
un  tableau  comparatif  les  noms  proposés  pour  les  diflerents 
cas  simples  par  les  })artisans  des  flexions  casuelles  : 


._  40:5  — 

Flcjion  O'ihcw'ùVl  LnumciKii  Darrijjol  Chiilio  IncliHusiio  Cliyrencey  Duvoisiii 

(mol  ).  noiiiiiKilif  '  iicciisulif  iiominalif  (sujfl)  (radical)...  passif 

!    vociiiif  '  cel 

actif actif 

iiK^diatif....  médialif 

|;<5!iitif g('nitir 

datif dalif 

localif,....       » 

dcsiinasif,.       » 
iiiossif positif 

I        t'"")Sitif        j.:.„„.if 

iiiteiilif...* 

allatif ,,  .., 

élalif «b'f  f 

caiisiitif     l 

dcs|i»H'.lif    ' 

snciatif... 

modal 

caiilif 

jiistiumeiilal.      » 

sublalif  » 

!"■  adverbial.       » 

î"  adverbial,       » 

coiiiinuatif. . 

» 
co;itributif..      » 

uiiitif » 

inclusif...       » 
»  partitif 


On  voit  quo  cliaque  écrivain  })araît  préoccupé  avant  tout 
d'invonter  une  appellation  nouvelle,  apj)liquée  le  plus  sou- 
vent à  tort  et  h  travers.  La  même  confusion  règne  dans  les 
autres  parties  de  la  grammaire.  Ce  que  l'un  appelle  adjectif 
verbal,  l'autre  le  nomme  participe,  un  autre  nom  verbal,  etc. 

Enfin,  aujourd'hui,  l'orthographe  varie  presque  suivant 
](îs  individus.  J'ai  vu  la  même  lettre  représentée  par  s,  z,  ç, 
c,  s.s,  ch,x.  De  nos  jours,  l'orthographe  espagnole  tend  à 
prévaloir,  ce  qu(^  rien  ne  ju:-tifie,  et  il  e.st  très  fâcheux  de 


i'k,  ak. 

actif 

iiuiiiinalif 

actif... 

actif.... 

s... 

abl.ilif.. 

)) 

mùdiatif. 

auteur 

rnédialif.. 

en... 
i.... 

i;i'iiilif  .. 
datif 

t;éi)itif.. 
datif.. 

génitif., 
datif... 

ne 
donne 

gén.  posse.-s. 
dalif.  .. 

ko... 

>' 

- 

dcstinatif 

pas 
de 

(gén.  rclat.l 
(ou  prohitifi 

misai. 

it 

datif.... 

(!cstin:'.tif 

nunis 

dcstinatif.. 

Il, an.. 

). 

ablatif. 

positif.. 

à 

positif.... 

rai  . 

ral\.. 
lajat. 

>.     a 

•proxiiiiatif  SCS 
dix- 

1    ablatif  I...  ... 

\,       ,  ..-.illatil 
1  translatif  1 

ons  . 

» 

)) 

» 

buit 

intcntif... 

ik.  . 

» 

ablatif... 

.     ablatif.. 

cas 

élalif  ... 

galik 

» 

» 

•• 

1    causatif 
1  despeclif 

Ici,  /tin 
ki.... 

" 

ablatif... 

iinitif... 

socialif.... 

gnhe  . 

.. 

ablatif... 

« 

car  il  if,... 

lia... 

» 

n 

» 

jinstruniiali 
j  nu  modal  ' 

Jie... 
lo... 

» 

„ 

» 

„ 

ro. .. 

» 

" 

" 

délfrniinalif| 

no.. 

» 

" 

" 

ou         / 
cxlonlif     ) 

khal.. 

» 

» 

» 

contributif... 

çla. . 

M 

» 

>. 

» 

Ira.. 

» 

>i 

w 

» 

ik.. 

négatif . 

II 

» 

intiniiif... 

—  404  — 

voir,  par  exemple,  les  z  remplacer  les  s.  Il  serait  temps 
d'adopter  un  alphabet  harmonique  rationnel. 

Il  résulte  de  l'examen  qui  vient  d'être  fait,  qu'il  y  a  en- 
core beaucoup  de  questions  à  résoudre  pour  que  rien  ne  reste 
obscur,  inconnu,  inexpliqué  dans  la  constitution  du  basque. 
Quelles  sont  ses  lois  phonétiques?  est-il  possible  de  retrouver 
le  sens  des  postpositions?  quelles  sont  les  racines  primitives 
monosyllabiques?  y  a-t-il  des  exceptions  à  cette  loi  générale? 
Nous  n'en  finirions  pas  si  nous  voulions  énumérer  toutes  les 
questions  qui  doivent  se  présenter  à  l'esprit  du  linguiste.  Des 
écrivains  ont  paru  récemment  attacher  une  grande  impor- 
tance à  l'entrée  du  basque  dans  une  famille  de  langues  déjà 
analysées  et  définitivement  classées.  Il  me  semble  que  la  re- 
cherche de  cette  parenté  doit  être  différée  jusqu'à  ce  que  l'ana- 
lyse du  basque  ait  été  complètement  terminée.  Pour  moi,  le 
basque  me  paraît  être  une  langue  agglutinante,  mais  dans 
une  période  voisine  de  la  flexion.  Les  formes  modificatrices 
peuvent  s'affixer  indifféremment  aux  noms  et  aux  verbes  : 
donc,  en  réalité,  la  distinction  des  mots  n'existe  pas  ;  elles' s'y 
ajoutent  sans  changement,  sans  altération  du  mot;  elles  peu- 
vent même  s'ajouter  l'une  à  l'autre,  ce  qui  n'a  pas  lieu  dans 
les  langues  indo-européennes  et  sémitiques;  donc  ce  ne  sont 
pas  des  flexions,  bien  qu'elles  aient  perdu  pour  la  plupart 
leur  sens  primitif.  Mais  je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  encore 
dire  si  le  basque  forme  une  famille  isolée  ou  s'il  api  artient  à 
une  famille  déjà  classée. 

Malgré  leur  insuffisance,  les  ouvrages  dont  nous  avons 
parlé  ne  sont  pas  inutiles.  Ils  ont  préparé  la  voie  à  un  bas- 
quisant  sérieux  qui  sans  doute  entreprendra  bientôt  l'étude 
définitive  du  basque,  en  appliquant  complètement  à  cette  lan- 
gue remarquable  la  méthode  (fc  la  philologie  moderne.  Alors 
le  basque  cessera  d'être  une  sorte  d'épouvantail  ;  on  recon- 
naîtra, ce  qu'avouent  déjà  quelques  personnes,  que  l'étude, 


—  405  — 

bien  que  longue,  en  est  facile,  plus  facile  que  celle  du  sans- 
crit, du  grec  ou  du  latin,  par  exemple  ;  il  entrera  tout  à  fait 
dans  la  série  des  langues  connues,  et  le  peuple  arriéré  qui 
le  parle  encore  aujourd'hui  abdiquera  ses  prétentions  que  nul 
n'osera  plus  soutenir.  On  reconnaîtra  une  fois  de  plus  que 
l'intelligence  humaine  s'est  développée  partout  de  la  même 
manière  ;  on  aura  une  preuve  de  plus  des  progrès  accomplis 
depuis  les  siècles  reculés  où  nos  ancêtres  habitaient  les  ca- 
vernes des  montagnes.  En  même  temps,  le  penseur,  qui  songe 
aux  destinées  de  l'humanité,  en  sera  arrivé  à  ne  plus  regret- 
ter les  illusions  que  lui  enlèvent  chaque  jour  une  à  une  des 
découvertes  nouvelles;  mais  il  envisagera  désormais  l'avenir 
avec  confiance,  avec  sérénité  :  les  fils  des  sauvages  de  l'âge' 
de  pierre  voient  déjà  les  premièi  ôs  lueurs  de  la  vérité  sur 
leur  origine  et  leur  histoire  :  que  ne  feront  pas,  que  ne  sau- 
ront pas  nos  descendants? 

Bayonne,  le  22  septembre  1867. 

Julien  Vinson. 


SIMPLE  APPENDiCK 


AV    PRÉCÈDENT    ARTICLE 


Fidèle  au  plan  que  nous  avons  tracé  dans  le  profirainnie 
de  cette  Reriw,  nous  croyons  devoir  produire  ici  quelques 
lignes  de  texte  basque,  accompagnées  d'une  traduction  tout 
à  fait  littérale. 

Empruntoîes  à  Tavant-propos  d'un  livre  de  Lardizahal, 
ces  lignes  et  leur  intei-prétation  ont  été  publiées,  l'an  dernier, 
par  M.  Van  Eijs,  à  la  fin  de  son  excellent  Essai  de  Gram- 
maire de  la.  langue  basque.  Nous  y  avons  remjilacé  par 
l'ortliograplie  moderne  l'ortliograplie  un  peu  trop  espagnole 
de  l'original  : 

Nere     euskaldun  maiteak  :    gizon-a-r-en 
Mes        basques  aimés     :    homme  le    de 

gaiztakeri-a-r-i      ate-ali      iste  —  ko ,      bide 
méchanceté  la  à      porto  les     fermer  pour,    moyen 

onen      etatik     bat,  diritza-t ,  Jaungoihoak 
meilleur      des        un,  paraît  h  moi       Dieu 

gizon-a-gatik      egin      duen  -  a  ,    jakite  -  a 
homme     le     pour     fait  a  que  ce        savoir  le 


—  407  — 

dala.      Egia  -  z     nor    gizon  -a-  gana  -  ko 
est  que.    Vérité  en       qui     lionime    le     vers     de 

Jaungoiko-a-r-en        amoHo-a         ezagutzen 
Seigneur      le     de  amour  le        connaître  dans 

duena  ,     Jaungoikoak    gizon  -  a-r  -  en 
à  qui  lui,       Seigneur  le       homme  le         de 

aille      egin      izan     dituen     mirari     andi-ak 
en  faveur    fait        été       qui  ont    merveille  grande  les 

dakizkiena      jarri-ko     da     bera-r-i       min 
connaît  qui  lui        mis     de     est       lui      à       mal 

ematen        eta      kontra        egiten      ,a-r-cn 
donner  dans       et         contre       faire  dans     lui  de 

agindu        sanluak        av.tsi -  a- z  ?     Guziz 
conunandements      saints        rompre  le  par?      Très 

esker      gaben     eta     dollora      izan        bear 
gratitude      sans        et    méprisable       étés        nécessité 

da  ,     ala-ko     erantzupide-a     ain       ongille 
est,       tel  de         rapport        le       si      bienfaiteur 

aparoare-kin        gordetzc-ko, 
abondant  avec       s'abstenir  i)our, 

Dès  le  seuil  de  cette  version  cruelliMnent  analytique,  le 
lecteur,  croyons-nous,  fera  bien  de  lire  phrase  par  phrase 
la  traduction  suivante,  un  peu  moins  empreinte  du  génie 
basqup. 

Mes  Basques  aimés!  il  me  paraît  (qu')un  des  meilleurs 
moyens  pour  fermer  les  portes  ji  la  méchancet*'»  de  l'homme, 
c'est  de  savoir  ce  qu'a  fait  Dieu  pour  riiomme.  En  vérité, 
qui  connaît  l'amour  de  Dieu  envers  riiomiiK!,  ([ui   sait  les 


—  408  — 

grands  iriiracles  qui  ont  été  faits  par  Dieu  en  faveur  de 
l'homme,  se  mettra  à  lui  donner  le  mal  et  k  l'offenser  par  le 
rompre  de  ses  saints  commandements?  Très  ingrat  et  miséra- 
ble il  faut  être  pour  s'abstenir  de  tel  rapport  avec  bienfaiteur 
si  abondant. 

Nous  ajoutons  quelques  essais  d'analyse  lexicologique  à  la 
traduction  de  M.  Van  Eijs. 

En  rapprochant  ^z^onaren  (lignes  1  et  7),  Jaungoikoa- 
ren  (ligne 6)  et  aren  (ligne  10),  on  remarquera  :  l"que  a  est 
à  la  fois  pronom  de  la  3"^  personne  (lui)  et  article  (lej  ;  2"  que 
en  euphonique  pour  n,  dans,  en,  est  rattaché  à  a,  article  ou 
pronom,  par  la  liquide  intercalaire  r,  et  devient  dans  les 
trois  cas  le  signe  du  génitif.  Ce  r  de  liaison  seit  également 
au  datif,  marqué  par  le  suffixe  i,  dans  gaiztakeriari  (li- 
gne 2),  et  dans  berari  (ligne  9).  Ce  même  r  d'euphonie  se  re- 
trouve encore  dans  le  premier  mot  de  notre  texte,  nere,  le- 
quel est  pour  l'organique  ni-r-en  ou  ne-r-cn,  de  moi  (cfr. 
gr.  [xou,  de  moi,  mes,  ma,  mon,  pour  le  procédé  grammati- 
cal); ni  en  basque  est  le  pronom  de  la  première  personne, 
comme  ni  est  en  chinois  la  perpétuelle  indication  de  la  se- 
conde. Ce  ni,  je,  fait  au  datif  m'-rz,  à  moi,  connue  gu,  nous, 
fait  au  datif  ^M-r-z,  à  nous,  comme  <2,  lui  (Biscaye),  et  le, 
donne  au  datif  a-r-2,  à  lui,  au,  qu'il  faut  rapprocher  du 
génitif  «-r-en  (ligne  10). 

Dans  maiteak  (1.  1),  ateaJi  (1.  2),  andiak  (1.  8)  et  san- 
tuak  {\.  11),  on  remarquera  que  le  pron(mi-article  a  suivi 
du  h  sert  à  former  le  pluriel,  si  bien  que  ah  équivaut  à  les. 
Cet  a%,  signe  du  pluriel,  n'est  jamais  accentué;  il  l'est  tou- 
jours au  contraire  quand  il  est  employé  comme  pur  substitut 
de  a,  comme  dans  le  singulier  gizon-àk  \)oiw  gizon-a, 
l'homme  (avec  ak  chanté,  accentué),  tandis  que  la  seconde 
syllabe  de  gizo7i,  homme,  est  la  seule  chantée  dsin^gizon- 
ak,  les  hommes.  Jamais  les  Basques  n'écrivent  ces  accents. 


—  409  — 

Notre  texte  comprend  six  noms  abstraits  en  te  ou  tze,  vé- 
ritables infinitifs  dont  le  locatif,  obtenu  à  l'aide  du  suffixe  n 
(en,  dans),  sci't  à  former  le  verbe  périplirastique.  Ainsi, 
emate,  donation,  le  donner,  devenu  ematen,  en  donation, 
en  acte  de  donner,  formera  e'maten  du,  il  l'a  en  acte  de 
donner,  il  donne.  Ce  du  est  la  3®  personne  du  singul.  du 
présent  de  l'indicatif  du  verbe  avoir,  racine  ii\\e  d  préfixé 
à  cet  u  est  à  la  fois  un  pronom  (le,  cela),  complément  direct 
du  verbe,  et  le  signe  permanent  du  présent,  comme  on  peut 
le  voir  plus  haut,  p.  386.  En  dehors  du  nom  emate,  le  don- 
ner (ligne  10),  les  cinq  autres  formes  infinitives  sont  iste 
syncopé  de  ichitze,  le  fermer  (1.  2);  Ja7aY<?,  le  savoir  (li- 
gne 4),  dont  la  racine  aki  est  conjuguée  plus  haut,  p.  386  : 
d-aki-t  —  le-savoir-je,  je  le  sais,  t  représentant  le  sujet  de 
la  !'■''  personne,  et  d  jouant  le  double  rôle  que  nous  lui  avons 
reconnu  tout  à  l'heure  dans  <i-it=le-avoir-(il),  il  l'a  (1); 
ezagutze,  le  connaître  (ligne  6);  egite,  le  faire  (ligne  10); 
gordetze,  l'abstention  (ligne  13). 

Dans,  Jaun-goiko-aJi,  le  seigneur  suprême.  Dieu,  Jami, 
seigneur,  est  une  forme  dialectique  (Gipuzkoa)  pour  Yawi. 
seigneur.  Tous  ceux  qui  ont  l'habitude  de  la  phonétique  es- 
}iagnole  reconnaîtront  là  le  même  phénomène  que  celui  qu'on 
observe  dans  le  passage  du  \at.Jusiiisk  l'espagnol  justo 
(avec  la  soufflante  forte  gutturale  appelée  la  Jota). 

H.  G. 

(i)  Le  Basque  ne  sait  pas  dire  :  je  sais;  il  dit  -.je  le  sais  (dakit). 
On  connaît  l'habitude  du  Sémite,  qui,  à  la  3"  personne  singul, 
de  son  parfait,  ne  met  aucun  représentant  du  pronom  de  la  3''  per- 
sonne; ainsi  fait  le  Basque  :  daki  (il)  le  sait,  du  {i\)  l'a,  etc. 


27 


HOMO 


Le  latin  homo  n'a  point  trouvé  jusqu'ici,  à  mon  sens  du 
moins,  sa  légitime  interprétation . 

Au  moyen  du  suffixe  -man,  prseditus,  certains  auteurs  le 
rattachent  au  verbe  simple  BHU,  exister,  être.  M.  Pott,  par 
exemple,  dans  la  seconde  et  toute  récente  édition  de  ses  Ety- 
mologische  Forschungen,  p.  1157,  voit  dans  homo  une 
forme  participiale  de  ce  verbe,  tout  comme  dans  çj6[j.îvo;. 

L'homme  serait  dès  lors  «  l'être  par  excellence  ». 

Je  ne  comprends  point  pourquoi  M.  Littré,  dans  son  Dic- 
tionnaire de  la  langue  française,  au  paragraphe  étymo- 
logique du  mot  homtne,  p.  2037,  dit,  à  propos  de  l'origine 
du  vocable  latin  :  «  Bopp  indique  le  sanskrit  bhûman,  créa- 
ture, de  bhû,  être  ;  mais  on  aurait  eu  en  latin  fumon.  » 
C'est  lii,  me  semble-t-il,  avancer  que  le  bh  aryaque  initial 
ne  s'arrête  jamais  en  latin  à  la  forme  h,  mais  arrive  forcé- 
ment à  f;  or,  il  est  constant  que  si  la  plupart  de  ces  bh  de- 
viennent f  (futurus,  fero,  fari,  farcio,  famulus,  forare,  fluo, 
flare,  frater,  folium,  etc.),  un  certain  nombre  d'entre  eux 
s'arrêtent  à  la  for  nie /i,  intermédiaire,  ainsi  qu'il  a  été  remar- 


—  411  — 

que  au  troisième  fascicule  de  cette  publication,  p.  296,  entre 
BH  et  f.  De  ce  nombre  je  citerai  horda,  prsegnans,  qu'il 
faut  bien  rattacher  à  BHT_^ ,  porter  ;  puis  mzAz,  évidemment 
pour  MABHYAM,  cf.  zeud  maihyo. 

Les  partisans  de  la  classification  de  homo  sous  BHU  n'ont 
donc  point  à  s'occuper  de  cette  objection.  Mais  il  en  existe  une 
autre,  et  celle-ci  purement  philosophique,  dont  ils  ne  peu- 
vent évidemment  se  débarrasser. 

Jamais,  au  grand  jamais,  cette  conception  de  l'homme, 
dernier  mot  d'une  production  naturelle,  but  suprême  d'une 
création,  n'est  sortie  du  cerveau  des  premiers  Aryas.  Cet  in- 
justifiable sentiment  d'égoïsme  a  beau,  à  l'heure  qu'il  est, 
donner  le  change  sur  sa  véritable  portée,  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  qu'aux  yeux  de  nos  premiers  pères  linguistiques  l'ordre 
naturel  des  choses  n'admettait  point  cette  position  en  cause 
finale  de  l'espèce  humaine.  Il  est  incontestable  que  les  Aryas, 
naturalistes  à  outrance,  unifiaient  en  un  tout  unique  la  série 
des  phénomènes,  et  ne  songeaient  en  aucune  façon  à  se  dé- 
cerner le  sentimental  brevet  d'exaltation  dont  les  gratifierait 
le  BHUMAN  en  question. 

Quoi  qu'il  en  soit,  qu'on  incline  ou  répugne  à  cette  objec- 
tion, il  en  existe  une  autre,  simplement  linguistique,  laquelle 
doit  irrémissiblement  s'imposer. 

Je  veux  dire  l'existence  d'un  vocable  gotique  ^zwmn  (c'est 
le  thème),  lithuanien  z'mwn  (id.)  (1). 

Quelques  auteurs,  comprenant  l'impossibilité  de  détacher 
homon  de  guman  et  z'mun,  ont  rangé  ces  trois  mots  sous 
une  racine  gham. 

Ainsi,  M.  Aug.  Fick  {Wœrterbuch    der  indogerm. 


(i)  On  sait  que  le  gh  aryaque  est  représenté  en  lithuanien  soit 
par  g^  soit  par  f';  ce  dernier,  que  l'on  transcrit  encore  par  un  :f 
surmonté  d'un  point,  a  la  valeur  auditive  du^'  français. 


—  412  — 

Grundsprache,  p.  64),  rétablit,  d'après  homon,  z'mun  et 
guman,  un  thème  aryaque  «  gliaman  »,  qu'il  rapproche  de 
«  ghamâ,  gliam  »,  terre,  également  restitués  par  lui. 

M.  Ernst  Schulze,  dans  son  Gothisches  Wœrterhuch 
(1867),  au  mot  guma,  dit  :  «  70o)v,  /Ocv'.oç  est  le  latin  hu- 
«  mus,  auquel  homo  se  rapporte,  tout  comme  à  yOwv  se 
«  rapporte  /Oov.o;,  de  terre,  fait  de  terre,  terrestre.  Mais  il 
«  semble  que  guma  soit  allié  avec  goma  palatum,  parce  que 
«  la  terre  est  tenue,  tout  comme  le  ciel,  pour  bâiller.  » 

M.  Curtius,  Grundziiege  der  griech.  Etymologie, 
p.  180,  au  commentaire  du  numéro  183,  rapproche  homo, 
guma  àe  hiunus ,  ya.\i.ci.[  (locat.),  zend  zem  (thème),  terre, 
lesquels  supposent  le  gham  dont  nous  parlions. 

Dans  le  premier  tome  des  Beitrœge  zur  vergleichenden 
Spracliforschung,  p.  397  ss,  M.  Schleicher  est  formel  :  La 
môme  racine  giiam,  qui  donne  au  lithuanien  z'mun,  au  latin 
homon,  au  gotique  guman,  donne  encore  «  bildet  nun... 
auch  »  au  latin  humus,  à  l'esclavon  litur.  zem,ia,  terre,  au 

zend  zao,  etc De  cette  racine,  dit  le  savant  professeur 

d'Iéna,  «  a  été  formé,  au  moyen  du  suffixe  -an,  un  mot  si- 
«  gniflant  Jiomme  en  latin,  lithuanien  et  germain,  puis,  par 
«  différents  suffixes  des  vocables  signifiant  terre  dans  le  plus 
«  grand  nombre  des  idiomes  indo-européens.  ». 

M.  Lorenz  Diefenbach  (Vergleich.  Wœrterbuch  der 
gothischen  Sprache,  ii,  p.  418),  déclare  se  ranger  à  la 
dernière  opinion  de  Bopp  :  gum,a  et  homo  n'ont  de  commun 
que  le  suffixe  m^an;  quant  au  radical,  le  mot  latin  indique 
«  hhû  »,  le  vocable  germanique  «  jan  »  (lisez  ga). 

Cette  dernière  façon  de  voir  est  manifestement  insoutena- 
ble :  elle  a  deux  torts  immenses,  le  lien  de  homo  à  BHU,  sa 
séparation  d'avec  guma. 

Pour  en  revenir  à  gham,  il  faut  évidemment  reconnaître 
une  racine  ainsi  apparente,  et  sous  laquelle  se  rangent  hM- 


—  413  — 

mus,  le  loçat.  xa[xa{,  le  thème  zend  zem,  l'esclav.  liturg. 
zemja,  etc.  (1). 

Mais  à  cette  racine  je  me  garderai  bien  de  rattacher  ho- 
mon,  guman,  z'mun. 

C'est  au  latin  femina  que  je  dois  l'explication  que  l'on  va 
lire  de  homo. 

On  le  ^aii,  femina  ne  signifie  que  «  la  nourrice,  »  et  est 
allié  au  sanskrit  dhâtrî,  nourrice,  mère,  au  grec  OyjXtj,  sein, 
à  fîlius  filia,  nourrisson,  à  fello,  je  suce,  au  gotique 
dadclja,  j'allaite. 

En  présence  de  cette  qualification  de  «  nourrice  »  appli- 
quée à  la  femme,  est-il  étonnant  que  l'homme  ait  reçu  celle 
de  «  procréateur  »,  mais  procréateur  au  sens  brutal  du  mot?.. 

Je  pense  qu'il  n'y  a  rien  là  que  de  très  naturel,  et  classe 
dès  lors  homon,  gummi  sous  le  verbe  simple  GHU,  répan- 
dre, arroser. 

Est-il  nécessaire  de  rappeler  le  grec  /éfw,  je  verse,  x^to;, 
versé,  répandu  ;  le  latin  fundo,  fusus  pour  *fudtus  (2), 
futilis,  /bns pour  fonts;  le  gotique ^m^a?^,  verser? 

Ainsi,  dans  homon,  gummi,  z'mun,  c'est  au  moyen  du 
suffixe  -MAN,  prœditus,  qu'aurait  été  individualisé  GHU  ;  le 
thème  aryaque  eût  été  GHUman,  au  nominatif  GHUman^, 
c'est-à-dire  en  latin  homo  pour  *homons  (3),  en  gotique 


(1)  Ce  GiiAM  a-t-il  le  sens  de  porter  ?  cela  ne  serait  pas 
impossible.  Dans  ce  cas  se  rangerait  ici  le  sanskrit  kmm 
terre,  à  côté  de  kmm  porter,  /isantr  patient.  —  Quant  à  Ks 
sanskrit,  provenant  de  gh,  on  peut  se  rappeler /rA,y«7?iz  je 
cours,  à  côté  du  got.  thragja,,  du  grec  ':péyu):  ou  encore 
paksas  aile,  paksin  oiseau,  à  côté  du  got.  fugls,  du  latin 
nasser  \)OViV  pac-scr ,  Yiour  jJag-ser ,  \>o\iv  pag-ter. 

(2)  Comparez  lusum  pour  *ludtum^  tonsus  pour  tondtus^  etc. 

(3)  C'est  ainsi  que  piiïmo  (pour  *pliimo  pour  *pmimo),  Rumo, 
ancien  nom  du  Tibre,  sermo^  etc.,  oflrcnt  une  terminaison  mo 


—  414  — 

guma  pour  *gumâ  pour  *gumans  (Voir  Schleicher,  Com- 
pendium,  §  113,  2);  à  l'accusatif  GHllMAN^m,  c'est-à-dire 
en  latin  hominem  pour  ^homonem,  avec  i  pour  o  devant  n 
{ibid.  §52),  en  goiiqne  guman  {ibid.,  §  249),  etc. 

La  signification  de  ce  dérivé  n'a,  sans  aucun  doute,  rien  de 
fort  délicat  ;  mais  sa  brutalité  dénuée  d'artifice  est  toute  na- 
turelle et  trouve  dans  notre  système  linguistique  de  nom- 
breuses analogies. 

Lorsque  nous  nous  servons,  par  exemple,  du  mot  «  verrat  » , 
nous  ne  faisons  que  désigner  le  porc  par  la  qualification  de 
l'engendreur  par  excellence  :  le  latin  verres  pour  *verses 
appartient,  en  effet,  à  la  racine  WPs,  couler,  d'où  le  sans- 
krit vrsas,  mâle,  taureau,  vrsalas,  cheval  entier,  étalon, 
vrsnis,  bélier.  La  notion  de  virilité  n'est  point  autrement 
rendue  dans  le  système  indo-européen  que  par  la  prise  sur 
le  fait  de  la  fonction  masculine.  Les  vocables  oip(Tr,v  (d'où  par 
assimilation  appï;v),  et  spor^v,  mâle,  homme,  eu  zend  arsan, 
indiquent  la  racine  Rs  couler,  d'où  le  sanskrit  rsabhas,  tau- 
reau. Le  sanskrit  mêsas,  bélier,  est  parent  de  mêsâmi,  je 
répands,  je  verse.  Le  porc,  dont  on  a  déjà  ci-dessus  une  dé- 
nomination, ne  s'appelle-t-il  pas  également  auç  bq,  sus,  c'est- 
à-dire  le  procréateur  par  excellence,  du  verbe  SU,  répandre, 
d'où  le  sanskrit  sunômi,  j'exprime,  j'extrais,  savâmi,  j'en- 
fante, sutas,  sutâ,  sutam,  enfanté  et  exprimé,  sutin,  qui 
est  père,  sûnas,  sûnâ,sûnmn,  né,  enfanté,  sûnus,  fils  (dont 
la  formation  est  présentée  ci-dessus,  p.  177,  au  deuxième  fas- 
cicule de  ce  tome);  le  grec  uiiç,  pour*uv'.6ç,  *uvj:6<;,  *Guvj:ci; 
(ibid.),  uet,  il  pleut,  etc. 


pour  mon-s.  Le  fait  est  d'ailleurs  régulier  et  ne  se  présente  point 
seulement  pour  les  thèmes  en  mo«-MAN.  Par  exemple,  ratio^ 
natio,  ordo,  valetudo,  cardo,  turbo,  grando,  virgo  subissent  le 
même  traitement. 


—  415  — 

J'arrive  à  une  objection  qui  ne  manquera  pas  assurément 
de  traverser  lesprit  du  lecteur  : 

«  Vous  vous  attachez  à  liomo,  humanus,  mais  que  faites- 
vous  des  vieilles  formes  hemo,  hemonus?  » 

Il  faut  avouer  que  si  le  latin  ne  possédait  que  ces  formes 
antiques,  la  valeur  de  la  présente  étude  serait  quelque  peu 
atteinte.  En  effet,  il  n'y  a  point  de  e  latins  provenant  de  u 
primordiaux. 

Mais  je  m'adresse  aux  sources  elles-mêmes,  et  puis  affir- 
mer, documents  en  mains,  que  cette  idée,  communément 
reçue  d'une  précession  de  hemo  sur  homo,  est  privée  de  tout 
fondement.  Il  est  aisé  de  relever  le  témoignage  des  anciens  : 
«  Vetustissimi  taraen  etiam  homo,  homonis  declinaverunt  » 
Priscus.  Bien  mieux  encore,  Priscianus  nous  enseigne  que 
l'antiquité  usait  de  humo  pour  ho7no  :  «  huminem  pro  ho- 
minem,  »  On  lit  au  Glossariwn  Italicum  de  Fabretti  (1)  : 
«  In  chartis  lucensibus  an.  753  ipsi  hemines,  et  an.  763 
«  honie?îis.  » 

Ainsi,  les  auteurs  nous  apprennent  qu'aux  temps  les  plus 
anciens  on  usait  à  la  fois  de  humo,  homo,  hemo,  et  voici 
que  les  monuments  les  plus  reculés  ne  nous  oiTrent  hemo 
qu'après  homo.  • 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  différence  d'âge  entre  ces  deux  formes 
serait-elle  abandonnée,  il  n'en  est  pas  moins  certain  qu'un 
très  vieil  humo  a  existé  :  celui-ci  fut  le  direct  et  pur  repré- 
sentant du  vocable  aryaque. 

En  ce  qui  concerne  le  rapprochement  dont  il  était  question 
plus  haut,  de  homo,  homme,  et  humus,  terre,  on  sait  qu'il 
était  déjà  courant  chez  les  anciens  :  etiamne  hominem  ap- 
«  pellari,  quia  ûihumo  natus?  »  Quintilien,  Instit.  orat., 

(i)  Turin.  Fascicule  iv,  p.  b']i. 


—  416  — 

I,  6,34.  Le  célèbre  grammairien  accompagne  au  surplus 
son  point  d'interrogation  par  une  pensée  fort  élémentaire  : 
«  Quasi  vero  non  omnibus  animalibus  eadem  origo  !»  —  La 
critique  du  commentateur  (Edition  Lemairé)  sur  ce  pas- 
sage de  Quintilien  est  excessivement  curieuse,  et  le  lecteur 
n'en  prendra  point  connaissance  sans  intérêt.  On  peut  encore, 
toujours  sur  ce  rapprochement  de  homo  et  hiiynus,  consulter 
le  passage  déjà  cité  des  Ehjmol.  Forschungen  de  M.  Pott. 

Je  termine  par  une  considération  sur  la  différence  de  sens 
qui  distingue  les  deux  vocables  gotiques  man7ia  et  gutna. 

Le  premier,  si  fréquent  dans  la  traduction  gotique  des  li- 
vres sacrés  des  Juifs  et  des  Chrétiens,  n'est  jamais  employé 
que  dans  une  expression  générale.  J'ai  tenu  à  faire  ici  un 
rigoureux  et  complet  dépouillement.  On  n'a,  pour  contrôler 
l'exactitude  de  mes  citations,  qu'à  se  reporter  à  l'une  des 
nombreuses  éditions  de  Wulfila. 
Matthieu.  —  L'homme  ne  vit  pas  seulement  de  pain,  iv  4  ; 

Que  votre  lumière  luise  devant  les  hommes,  v  16  ; 

Celui  qui...  aura  ainsi  enseigné  les  hommes,  ibid.  19  ; 

Ne  faites  point  votre  justice  devant  les  hommes,  vi  1  ; 

Pour  être  honorés  par  les  kommes,  ibid.  2  ; 

Pour  être  vus  par  les  hommes,  ibid.  5  ; 

Si  vous  avez  remis  aux  hommes  leurs  péchés,  ibid.  14  ; 

Si  vous  n'avez  pas  remis  aux  hommes,  ibid.  15  ; 

Pour  donner  à  croire  aux  hommes  qu'ils  jeûnent,  ibid.  16  ; 

Lorsque  tu  jeûnes  ne  te  montre  pas  aux  hommes,  ibid.  18  ; 

Quel  est  l'homme  d'entre  vous  qui ,  vu  9  ; 

Tout  ce  que  vous  voulez  que  les  hommes  vous  fassent, 
ibid.  12  ; 

Semblable  à  l'homme  insensé  qui ,  ibid.  26  ; 

Je  suis  un  homme  soumis  à  un  pouvoir,  viii  9  ; 

Le  fils  de  l'homme  n'a  pas  où ,  ibid.  20  , 


—  417  — 

Les  hommes  admirèrent,  ibid.  27  ; 

Le  fils  de  l'homme  a  le  pouvoir  de ,  1x6; 

Qui  a  donné  un  tel  pouvoir  aux  hommes,  ibid.  8  ; 
Il  vit  un  homme,  ibid.  9; 
Un  homme  muet,  ibid.  32  ; 
Qui  me  confessera  devant  les  hommes,  x  32  ; 
Qui  me  niera  devant  les  hommes,  ibid.  33  ; 
Je  suis  venu  séparer  l'homme  d'avec  son  père,  ibid.  35; 
Ennemis  de  l'homme,  ibid.  36; 
Un  homme  vêtu  mollement?  xi  8  ; 
Le  fils  de  l'homme  est  venu,  ibid.  19  ; 
Voici  un  homme  glouton,  ibid.  19  ;  ' 

Le  fils  de  l'homme  sera  livré,  xxvi  2  ; 
Je  ne  connais  point  cet  homme,  ibid.  74; 
Qu'il  ne  connaissait  point  cet  homme,  ibid.  72  ; 
Un  homme  riche,  xxvii  57. 
Marc. —  Un  homme  possédé  de  l'esprit  immonde,  i  23  ; 
Aucun  homme  ne....,  11  22; 
Le  Sabbat  a  été  fait  pour  l'homme,  non  l'homme  pour  le 

Sabbat,  ibid.  27  ; 
Le  fils  de  l'homme,  ibid.  28  ; 
Un  homme  ayant  une  main  desséchée,  m  1  ; 

Il  dit  à  l'homme  ayant  une  main ,  ibid.  3  ; 

Aucun  homme  ne  peut ,  ibid,  27  ; 

Leurs  péchés  seront  remis  aux  fils  des  hommes,  ibid.  28  ; 

Si  un  homme  jette ,  iv  26  ; 

Un  homme  possédé  de  l'esprit  immonde,  v  2  ; 

Aucun  homme  ne  le  pouvait  dompter,  ibid.  4  ; 

Sors  de  cet  homme  !  ibid.  8  ; 

Les  préceptes  des  hommes,  vu  7  ; 

La  tradition  des  hommes,  ibid.  8  ; 

Rien  de  ce  qui  est  hors  de  l'honnne  et  qui  entre  dans 

l'homme.,.,.;  mais  ce  qui  sort  de  l'homme,  ibid.  15; 


—  418  — 

Tout  ce  qui  du  dehors  entre  dans  l'homme,  ibid.  18; 

C'est  ce  qui  sort  de  l'homme  qui  souille  l'homme,  ibid.  20; 

Du  cœur  des  hommes  procèdent....,  ibid.  21  ; 

Et  souillent  l'homme,  ibid.  23  ; 

Il  ne  voulut  qu'aucun  homme  le  sût,  ibid.  24  ; 

Je  vis  les  hommes ,  vni  24  ; 

Que  disent  les  hommes  que  je  suis,  ibid.  27  ; 

Il  faut  que  le  fils  de  l'homme ,  ibid.  31  ; 

Mais  à  celles  des  hommes,  ibid.  34  ; 

Que  servira  à  l'homme  de....,  ibid.  36  ; 

Que  donnera  l'homme  en  échange  de ibid.  37  ; 

Le  fils  de  l'homme  le  confondra,  ibid.  38  ; 

Lorsque  le  fils  de  l'homme  sera  ressuscité,  ix  9  ; 

Il  est  écrit  du  fils  de  l'homme,  ibid.  12  ; 

Le  fils  de  l'homme  sera  livré  aux  mains  des  hommes, 
ibid.  31  ; 

Que  l'homme  ne  sépare  ce  que ,  x  9  ; 

Le  fils  de  l'homme  sera  livré,  ibid.  33  ; 

Le  fils  de  l'homme  n'est  pas  venu  pour ,  ibid.  45  ; 

Aucun  d'entre  les  hommes,  xi  2  ; 

Venait-il  du  ciel  ou  des  hommes?  ibid.  30  ; 

Si"  nous  avions  dit  :  Des  hommes ,  ibid.  32; 

Ils  verront  venir  le  fils  de  l'homme,  xiu  26  ; 

Un  homme  portant  une  cruche  d'eau,  xiv  13; 

Le  fils  de  l'homme  sera  livré,  ibid.  41  ; 

Vous  verrez  le  fils  de  l'homme,  ibid.  62; 

Je  ne  connais  point  cet  homme,  ibid.  71  ; 

Cet  homme  était  vraiment  le  fils  de  Dieu,  xv  39. 

Luc.  1  25  —  11 14,  25,  52  —  m  14  —  iv  4,  33  —  v  8, 
10,  18,  24  —  VI  5,  6,  8,  22,  31,  48  —  vu  8,  31,  34  —  vni 
29,  33,  35  —  IX  22,  25,  26,  38,  44,  56,  58  —  xiv  16,  24, 
30  —  XV  4,  11  —  XVI 1,  15,  19  —  xvn  22,  24,  26,  30  - 
xvm4,  8,  10,11,31  -XIX  7,  10,  12,  21,  30  —  xx  6,  9. 


—  419  - 

Jean.  yi  '.4,  53,  62  —  vu  23,  46,  51  —  vin  40,  44  — 
1x1,  4,  11,  16,  30  —  xu  23,  34,  43  —  xm  31  —  xviii  14, 
17. 

Dans  les  Epîtres  : 

Aux  Romains.  —  vu  1,  24  —  ix  20  -  xii  18. 

I""*^  AUX    CORlNTH.    l   25  —  IV  3,  9  VI  7  IX  8  — 

XI  28  —  xm  1  —  XV  19,  21,  32,  47. 

IP  AUX  CoRiNTii.  —  m  2  —  IV  2,  16  — v  11  —  xii  2,  3. 

Aux  Ctalates.  —  il  —  il  —  11 6  —  VI  7. 

Aux  ÉPH.  — 111  5  —  IV  8,  14,  22,  24  —  v  29. 

Aux  Philipp.  —  11  7  —  m  5. 

Aux  GoLoss.  —  1  28  —  11  16  —  111  9,  22,  23. 

I'""  AUX  Thessal.  —  11 13,  15  —  IV  8. 

IP  AUX  Thessal.  —  ii  3  —  m  2. 

P«  A  TiMOTHÉE.  —  11  4,  5  —  IV  10  —  V  24  —  VI  5,  9, 
11,  16. 

IP  A  TiMOTHÉE.  —  11  2  —  m  2,  8,  13,  17. 

ATiTUS.  —1  14. 

Dans  l'Ancien  Testament  : 

Deutéronome.  —  viii  3. 

Psaumes.  —  lxviu  19. 

ISAÏE.  —  xxix  13. 

Daniel.  —  vu  13. 

11  est  facile  de  s'assurer  que  sur  les  215  ou  220  passages 
où  se  trouve  employé  manna,  ou  quelqu'un  de  ses  dérivés, 
la  signification  du  mot  «  homme  »  est  absolument  géné- 
rale (1).  Lorsque,  par  exemple,  Jésus  proclame  qu'il  vient 
séparer  l'homme  d'avec  son  i)ère,  soulever  la  fille  contre  sa 
mère  et  apporter  le  glaive  dans  le  monde,  homme  évidem- 
ment emporte  une  signification  universelle  ;  de  même  lorsqu'il 


(i)  On  peut  dépouiller  également  le  court  commentaire  sur  le 
quatrième  évangile. 


—  420  — 

témoigne  aux  disciples  l'inquiétude  de  savoir  ce  que  les  hom- 
mes pensent  de  lui.  L'expression  «  fils  de  l'homme  »  ne  donne 
encore  à  entendre  dans  le  second  de  ses  éléments  qu'une  ac- 
ception éminemment  large  (D.  F.  Strauss.  Nouvelle  Vie  de 
Jésus;  traduct.  Nefftzer  etDollfus,  2*'  éd.,  i,  295  S5.— Baur, 
dans  \a  Zeitschrift  fuer  wiss.  Theol.,  m,  274  ss.) 

Quant  hguma,  on  ne  le  rencontre  que  très  rarement.  Dans 
les  quatre  exemples  que  voici  il  ne  qualifie  manifestement 
que  la  part  masculine  de  l'espèce  humaine  : 

Hvazuh  gumakundaizê...  veihs  fraujins  haitada 
omne  masculinum...  sanctum  domino  vocabitur;  Luc,  u,  23; 

Nist  guma^wno?  nih  kvinakund  non  est  masculus  neque 
femina  ;  Gai.  3,  28  ; 

Gumein  jah  kvinein  gatavida  guth  masculum  et  femi- 
nam  fecit  eos  deus  ;  Marc,  x,  6  ; 

Aiththauhvakannt,^Vimdi,  thatei  kvêntheinaganas- 
y«i5autunde  scis,  vir,  si  mulierem  salvam  faciès?  V"^  aux 
Gorinth.,  vu,  16. 

Je  ne  pense  point  qu'il  faille,  dans  deux  autres  passages 
des  livres  juifs  et  chrétiens,  où  guma  affecte  un  sens  géné- 
ral, voir  autre  chose  qu'une  application  inexacte  de  ce  vo- 
cable. 

L'un  de  ces  passages  est  tiré  de  Luc,  xix,  2  :  Jah  sai, 
guma  namin  haitans  Zakkaius...  et  ecce  vir  nomine 
Zacchaîus, 

L'autre  emploi  irrégulier  est  dans  Néhémias,  v,  17  :  R 
jah  N  gumanê...  centum  et  quinquaginta  viri. 

Au  surplus,  Wulfila  donnant  \dguma  pour  manna,  n'en- 
court qu'une  demi-responsabilité.  Son  tort  a  été  d'être  trop 
fidèle  au  texte  qui  porte  en  grec  àvYjp  et  àvSpsç,  en  latin  vir 
et  viyH.  C'était  àvepwTroç  et  homo  que  le  texte  lui  devait  pré- 
senter, comme  dans  ces  versets  complètement  comparables 
Matth.  IX  9  —  ibid.  32  —  xxvn  57  — Mprc  ni  1  —  v  2,  etc. 


—  421  — 

D'où  vient  maintenant  qu'en  latin  homo-={fuma  est  pré- 
cisément réservé  à  l'acception  générale?... 

Uniquement  de  ceci  :  les  Latins  avaient  perdu  l'équiva- 
lent du  manna  gotique. 

11  leur  fallut  sacrifier  au  concept  universel  et  vulgaire 
soit  vir,  soit  homo  :  c'est  à  ce  dernier  qu'ils  donnèrent  tort. 
Quant  au  gotique,  possédant  manna  à  côté  des  équivalents 
rigoureux  de  vir  et  homo,  à  savoir  î;a^r  et  giima,  il  peut 
conserver  à  ces  deux  derniers  leur  portée  naturelle. 

Ainsi  que  je  l'ai  dit  plus  haut,  c'est  à  la  signification  de 
femina  que  je  dois  mon  interprétation  de  homo.  J'espère 
pour  elle  un  bienveillant  accueil  de  la  part  des  juges  compé- 
tents ;  au  surplus,  et  ainsi  qu'on  peut  le  voir  au  troisième 
fascicule  de  cette  publication,  p.  274,  elle  a  déjà  trouvé  en 
M.  Chavée  un  approbateur  :  ce  n'est  point  pour  son  avenir 
une  mince  recommandation. 

Abel  Hovelacque. 


ÉTUDES   VÉDIQUES 


A  côté  d'Indra,  dont  j'ai  fait  la  monographie  dans  nos 
précédents  fascicules,  Parjanya,  de  tous  les  dieux  védiques, 
est  celui  qui  vient  se  placer  le  premier.  Bien  des  caractères 
sont  communs  à  ces  deux  divinités,  et  quoique  certains  textes, 
quoique  certains  théologiens  et  commentateurs  hindous  cons- 
tatent une  différence  entre  Parjanya  et  Indra,  on  est  cepen- 
dant tenté,  sinon  de  les  confondre,  au  moins  de  croire  celui- 
ci  plus  ou  moins  issu  de  celui-là.  Tous  deux  président  à  la 
pluie,  tous  deux  sont  armés  delà  foudre,  tous  deux  se  mani- 
festent dans  l'orage,  tous  deux  sont  accompagnés  des  Maruts, 
tous  deux  enfin  sont  des  dieux  du  ciel  ou  plutôt  de  l'atmos- 
phère. Si  d'une  part  ils  se  ressemblent,  ils  ont  d'autre  part 
des  différences  sensibles.  En  premier  lieu,  Parjanya,  dont  il 
est  souvent  fait  mention  incidemment  dans  les  hymnes  du 
Ri  ;,-Yéda,  n'est  réellement  et  spécialement  invoqué  que  dans 
quatre  hymnes,  le  SS'^  du  V^  Mandala,  et  les  101,  102  ei 
lOS*"  du  vu*"  Mandala  du  Rig-Yéda,  et  dans  un  hymne 
splendide  de  l'Atharva-Véda,  le  15«  du  iv«  Mandala.  Indra, 
au  contraire,  possède  à  lui  adressés  des  hymnes  en  quantité 
considérable.  Ce  n'est  pas  que  Parjanya  soit  une  divinité  in- 
férieure ;  il  est,  au  contraire,  placé  au  premier  rang  ;  mais 
il  est  vieux,  il  appartient  à  un  autre  âge,  et  lors  de  la  ré- 


—  423  — 

cension  des  Védas,  Indra  accapara  les  prières  qu'on  com- 
mençait à  oublier  d'adresser  au  Dieu  créé  par  l'aspect  d'une 
nature  qu'on  n'avait  plus  sous  les  yeux,  par  des  besoins  qui 
n'étaient  plus  les  mêmes  que  ceux  des  ancêtres. 

Bien  qu'ils  soient  invoqués  tous  les  deux  comme  dieux  de 
la  pluie,  la  légende  ne  décrit  pas  de  même  leur  façon  de  ré- 
pandre l'eau  bienfaisante  sur  la  terre.  Tandis  qu'Indra  com- 
bat Alii,  le  serpent  ravisseur  des  vaches  célestes,  c'est-à-dire 
des  eaux,  et  les  délivre,  le  vieux  Parjanya  parcourt  avec  fra- 
cas l'atmosphère,  porté  par  un  nuage,  et  mugissant  comme 
un  taureau,  il  verse  sur  le  sol  un  liquide  fécondant,  ou  bien 
il  fait  couler  la  pluie  contenue  dans  une  outre  énorme  qu'il  a 
en  sa  possession.  Parjanya  n'en  est  pas  moins  belliqueux,  il 
commande  les  escadrons  des  Maruts,  vents  de  la  tempête  ;  il 
frappe  de  sa  foudre  les  méchants  et  les  impies,  par  consé- 
quent les  ennemis  des  Aryas  ;  il  fait  éclater  les  arbres  sous 
ses  coups,  il  les  embrase.  Dieu  bruyant,  tapageur,  un  peu 
brutal,  il  appartient  par  tous  ces  côtés  à  la  fin  de  l'ère  féti- 
chiste, c'est  ce  qui  explique  encore  sa  déchéance  à  l'époque 
où  le  polythéisme  védique  se  constitua.  La  forme  principale 
sous  laquelle  il  est  adoré  est  une  preuve  de  plus  de  son  anti- 
quité et  de  son  caractère  de  fétiche,   car  c'est  un  taureau 
puissant  qui  le  représente.  On  conçoit  aisément  que  les  pre- 
miers Aryas,  dans  ces  temps  d'une  antiquité  incalculable  où, 
sauvages  encore,  peut-être  dénués  de  la  connaissance  des 
métaux,  peut-être  même  sans  animaux  domestiques,  durent, 
selon  les  lois  de  l'esprit  humain,  chercher  la  cause  qui  faisait 
mugir  horriblement  le  nuage  noir.  Celte  nuée  affreuse,  s'é- 
levant  sur  l'horizon  des  steppes  où  coulent  l'Oxus  et  le  Ya- 
xai'tes,  précédée  par  les  cris,  les  sifflements  des  vents  impé- 
tueux sortis  des  gorges  de  l'Altaï,  du  Bolor  ou  de  l'Himalaya, 
cette  nuée  obscure  s'avançant  lourdement,   mais  avec  une 
rapidité  telle  que  nul  ne  peut  éviter  ses  atteintes,  cette  nuée 


—  424  — 

effrayante  se  déchire  bientôt,  elle  pousse  des  rugissements 
épouvantables,  elle  verse  des  torrents  de  son  sein,  et  elle  ne 
cesse  de  parcourir  la  voûte  céleste  ;  bientôt  elle  s'éloigne, 
et  sur  la  terre  altérée  les  plantes  desséchées  relèvent  la  tête, 
les  arbres  languissants  se  raniment,  les  mares  et  les  ruis- 
seaux,  où  l'on  ne  trouvait  naguère  qu'un  sable  aride,  se 
remplissent,  la  nature  entière  revient  à  la  vie  dans  ces  vastes 
plaines  que  ravagent,  soit  le  vent  glacial  du  nord,  soit  l'ar- 
dent souffle  qui  vient  des  déserts  salés  de  la  Perse.  Dans  ces 
temps-là  erraient  d'immenses  troupeaux  sauvages  ;  la  faune 
était  à  peu  près  la  même  qu'aujourd'hui  ;.  l'éléphant,  relégué 
dans  l'Inde,  ne  parcourait  plus  l'univers  sous  la  forme  de 
ces  espèces  gigantesques,  de  ces  mammouths  que  la  Sibérie 
conserve  dans  ses  glaciers,  et  que  des  honmies  dessinaient 
en  France;  nul  des  animaux  étranges  de  l'époque  quater- 
naire n'a  été  soupçonné  par  les  Richis  qui  parlent  toujours 
d'animaux  vivants  encore  aujourd'hui  dans  la  zone  tempérée 
où  se  trouve  l'Arye.   Or,  parmi  les  grands  mammifères  de 
la  faune  védique,  le  taureau  n'est-il  pas  le  plus  redoutable 
et  le  plus  utile  en  même  temps?  Sauvage,  c'est  une  vraie 
bête  féroce  :  il  court  avec  impétuosité  sur  le  passant  inoffen- 
sif, il  mugit,  il  écume,  il  frappe.  D'autre  part,  il  ne  vit  pas 
seul,  il  a  un  troupeau  autour  de  lui  ;  d'une  puissance  généra- 
trice considérable,  il  est  bientôt  entouré  d'une  nombreuse 
famille,  qui  offre  au  chasseur  une  proie  abondante.  Domes- 
tiqué, il  n'est  guère  moins  redoutable  ;  sa  force  n'est  point 
affaiblie,  ses  mœurs  sont  peu  modifiées,  surtout  dans  les  vas- 
tes troupeaux  des  peuples  pasteurs.  Voyez  aujourd'hui  les 
7nanadas  de  l'Amérique  du  Sud  ;  ces  bestiaux  ont  des  maî- 
tres, mais  ils  ne  sont  pas  apprivoisés.  La  nuée  orageuse  res- 
semblait donc,  pour  les  anciens  Aryas,  à  un  taureau  i)ar  son 
aspect  terrible  et  par  ses  actes  bienfaisants. 

La  date  si  reculée  que  j'assigne  au  culte  de  Parjanya  est- 


—  425  — 

elle  bien  exacte,  me  dira-t-on?  Sans  m'appuyer  seulement 
sur  ce  que  Ton  trouve  le  nom  de  ce  dieu  sous  les  formes' 
perlions  chez  les  Celtes,  perhunas  chez  les  Lithuaniens  et 
perun  chez  les  Russes,  ce  qui  fait  remonter  ce  culte  aux 
temps  antérieurs  k  l'émigration,  je  dirai  que,  malgré  les 
interpolations  évidentes  qui  se  trouvent  dans  les  hymnes 
adressés  à  Parjanya,  on  trouve  dans  ces  mêmes  h/mnes  les 
vestiges  d'un  ancien  état  social  et  surtout  les  souvenirs  d'une 
antique  patrie. 

Les  désirs  qu'on  le  prie  de  satisfaire  sont  tout  à  fait  ceux 
d'une  population  pastorale.  11  y  a  bien  encore  du  sentiment 
agreste  dans  les  invocations  à  Indra,  mais  il  n'est  pas  aussi 
naïf  que  dans  les  prières  à  Parjanya.  On  demande  de  l'eau 
pour  désaltérer  les  vaches,  on  demande  de  l'eau  pour  que 
croissent  les  herbes,  nourriture  des  bestiaux.  On  demande 
bien  aussi  à  Parjanya  de  frapper  les  Raksasas  et  les  impies, 
mais  ce  n'est  qu'en  passant.  L'essentiel  est  l'eau  ;  l'eau  sans 
laquelle  on  ne  pourrait  vivre,  l'eau  qui  va  peut-être  inonder 
la  contrée  et  rendre  égales  les  hauteurs  et  les  vallées,  l'eau 
qui  va  couler  dans  les  frais  ruisseaux  en  gazouillant  et  en 
faisant  pousser  le  gazon  sur  sa  route,  l'eau  enfin  qui  permet- 
tra de  traverser  les  déserts,  les  vastes  plaines  où  l'on  pourra 
trouver  les  citernes  remplies. 

Quelle  région  a  pu  inspirer  ces  pensées,  ces  demandes  ? 
N'est-ce  pas  un  vaste  pays  plat,  propice  à  l'élève  des  trou- 
peaux et  voisin  de  déserts,  facilement  changé  en  désert  lui- 
même?  On  voit  que  les  cours  d'eau  y  débordent  aisément, 
qu'ils  s'étendent  de  tous  côtés  avec  facilité,  que  par  consé- 
quent leur  direction  n'est  pas  bien  constante. 

Les  divers  lits  de  l'Oxus,  ses  deux  embouchures,  l'une 
obstruée  dans  la  mer  Caspienne,  l'autre  encore  ouverte  dans 
la  mer  d'Aral,  répondent  assez  à  ces  caractères  géographi- 
ques. Les  vastes  prairies,  si  facilement  desséchées,  des  step- 

28 


—  426  — 

pes  de  la  Bactriane,  demandent  encore  aujourd'hui  les  ondées 
orageuses  pour  boire  la  vie  et  produire  leurs  plantes.  Les 
déserts  surtout  qu'il  faut  traverser  à  la  faveur  d'un  orage 
qui  a  rempli  les  mares  et  alimenté  les  citernes,  se  trouvent 
pi'écisément  dans  l'Asie  centrale.  C'est  donc  là  que  vécurent 
les  premiers  Aryas,  c'est  donc  là  qu'est  né  le  dieu  Parjanya. 

Dans  le  mythe  d'Indra,  au  contraire,  nous  voyons  men- 
tionnée une  nature  nouvelle,  des  climats  torrides,  à  qui  des 
forces  surnaturelles,  c'est-à-dire  inconnues,  des  démons  ra- 
vissent périodiquement  les  eaux,  et  qu'un  dieu  ne  peut  leur 
rendre  qu'après  un  combat,  autrement  dit  le  commencement 
de  la  mousson  ;  là,  sans  cesse,  les  eaux  retombent  dans  de 
vastes  fleuves  au  cours  rapide ,  tels  que  ceux  du  Sapta- 
Sindhou. 

On  le  voit,  la  conception  génératrice  des  deux  divinités  est 
clairement  différente.  Indra  est  l'entité  divine  qui  préside  à  la 
pluie  et  qui  Oot  armée  du  tonnerre,  tandis  que  Parjanya  est 
l'entité  divine  qui  préside  à  l'orage  et  qui  produit  la  pluie. 
Peut-être  Indra  vient-il  de  sind, couler;  Parjanya,  lui,  vient 
d'une  racine  sphrg,  tonner,  bruire,  en  gr.  açapayéco. 

Mais  lorsque  le  polythéisme  védique  se  constitua  ,  Indra 
l'emporta;  il  représentait  le  dieu  atmosphérique  des  contrées 
tropicales.  Bien  que  repoussé  au  second  rang,  Parjanya  ne  fut 
pas  mis  de  côté  :  c'était  l'esprit  du  nuage  orageux,  le  fils  de 
Dyaus  et  de  Prthivî,  du  ciel  et  de  la  terre,  selon  la  cosmo- 
gonie védique  si  voisine  de  la  cosmogonie  d'Hésiode.  Son  fils 
était  l'éclair,  une  des  formes  d'Agni.  Il  était  le  fabricateur 
du  Sôma,  puisqu'il  produisait  la  pluie,  ce  liquide  vivifiant. 
C'était  le  dispensateur  de  la  vie,  «  puisque,  comme  le  dit 
Sayana,  le  commentateur  védique,  par  la  pluie  croissent  les 
plantes  et  les  arbres,  et  c'est  de  ceux-ci  que  vient  la  nourri- 
ture. »  Aussi  portait-il  le  nom  (["Asoura,  ce  vieux  nom  di- 
vin, ce  vieux  nom  béni  dont  les  brahmanes  ont  fait  un  nom 


—  427  — 

de  démon,  et  dont  les  mages  ont  fait  un  nom  de  dieu,  Ahoura- 
Mazda  (Ormuzd).  Cette  vieille  épithète,  qu'on  retrouve  dans 
r£'5M5  des  Gaulois,  appartenait  à  Parjanya  surtout,  car  il 
était  en  même  temps  celui  qui  est  plein  de  vie  ou  de  souffle 
vital,  et  celui  qui  dans  les  nuées  profondes  est  accompagné 
des  vents  puissants  qui  sont  comme  les  chevaux  qui  traînent 
son  char  nébuleux.  Constatons  en  passant  que  la  scission  en- 
tre les  Iraniens  et  les  Hindous  n'appartient  pas  à  l'histoire 
selon  les  traditions,  et  que  les  hymnes  où  l'épithète  d'A- 
soura  est  accolée  dans  un  même  s(.ns  respectueux  à  celle  de 
Deva  doivent  être  bien  anciens,  puisque  ni  l'une  ni  l'autre 
n'étaient  encore  excommuniées  par  les  deux  fractions  arya- 
ques  de  l'Asie. 

Mais  toutes  ces  considérations  s'appliquent  à  un  poly- 
théisme déjà  avancé,  tandis  que  Parjanya,  et  c'est  là  son 
côté  le  plus  intéressant,  est  le  témoin  d'une  phase  antérieure 
de  l'esprit  humain,  phase  intei'médiaire  entre  le  fétichisme 
et  le  polythéisme.  Parjanya  est  surtout,  je  tiens  à  le  répéter, 
la  divinisation  du  nuage  orageux.  Il  l'habite,  il  le  dirige 
comme  un  cocher  dirige  son  char  ;  il  en  est  revêtu  au  point  que 
ses  adorateurs  l'appellent  son  corps.  C'est  là,  au  milieu  de  la 
nuée,  qu'il  a  ses  outres  et  ses  amphores  qu'il  épanche  sur  la 
terre  avec  fracas.  Voilà  son  véritable  aspect.  Il  a  été  taureau 
fécondant  ;  il  est  nuage  aussi,  à  telles  enseignes  que  son  nom 
plus  tard  signifia  nuage  et  non  pluie,  comme  d'aucuns  l'ont 
traduit.  Maint  passage  du  Rig-Véda  contient  le  nom  de  Par- 
janya, non  plus  employé  comme  celui  d'une  divinité,  mais 
dans  le  sens  plus  matériel  de  nuage.  «  Pr'a  parjanyam 
îraya  vrstimantam...  — Envoie  le  nuage  qui  donne  la 
pluie,  »  dit  le  98«  hymne  du  x"  Mandala  du  Rig-Véda,  par 
exemple.  De  son  côté,  le  commentateur  Sayana  est  exi>licilo 
sur  ce  sujet,' et  dans  ce  sens,  Parjanya  est  le  dieu  des  nua- 
ges;  il  les  rassemble,   il  les  disperse,  il  les  dirige  où  il  lui 


—  428  — 

plaît,  comme  un  pasteur  le  fait  avec  son  troupeau.  Il  est  ap- 
pelé 7ïabhasvân,  plein  de  nuées.  Mais  comme  son  emploi 
principal  est  la  production  de  la  pluie,  il  porte  aussi  les  noms 
de  midhvân,  le  pluvieux,  de  vrstimàn,  celui  qui  donne  la 
pluie,  d'udanimân,  d'abdimân,  celui  qui  donne  de  l'eau, 
devrsâ,  le  verseur,  de  catavrsnyah,  de  bhûridhàyâh,  ce- 
lui qui  donne  la  riche  boisson,  etc.,  selon  que  les  cite 
M.  Buliler  dans  sa  remarquable  et  savante  étude  sur  Par- 
janya  {Orient  imd  Occident,  Gottingue  1861). 

Je  l'ai  dit  plus  haut,  le  changement  de  résidence,  les  pro- 
grès de  la  race  aryaque  en  Asie  firent  délaisser  le  culte  de 
Parjanya.  Mais  il  ne  faut  pas  non  plus  croire  qu'il  fut  si 
vite  oublié.  L'hymne  de  l'Atharva-Véda,  qui  lui  est  adressé, 
est  d'une  beauté  et  d'une  grandeur  poétiques  de  premier  or- 
dre, surtout  dans  ses  premières  strophes.  L'hymne  102  du 
vil"  Mandala  du  Rig-Véda  contient  dans  ses  trois  versets 
tout  le  culte  du  dieu  et  toute  sa  théologie  :  «  Celui  qui  fait 
les  rejetons  des  plantes,  des  vaches,  des  juments  et  des  fem- 
mes, c'est  Parjanya,  »  et  c'est  lui  qui  donne  à  manger. 
Enfin,  l'hymne  le  plus  beau,  le  plus  puissant,  le  plus  antique 
est,  saîns  contredit,  l'iiynnie  83  du  v*^  Mandala  du  Rig-Véda, 
celui  que  je  vais  traduire,  afin  de  mieux  dessiner  encore  la 
physionomie  de  ce  vieux  dieu  des  Aryas. 

Qu'on  n'oublie  pas  cependant  que  si  Parjanya  n'est  pas 
Dyaus  ou  Zeuç,  ou  Jupiter,  que  s'il  n'est  pas  Alioura- 
Mazda,  que  s'il  n'est  pas  Esus,  que  s'il  n'est  pas  Indra, 
connue  le  premier  cependant,  il  agite  et  domine  les  nuages  et 
a  la  terre  pour  épouse,  puisqu'il  la  féconde  dans  l'orage  ; 
comme  le  deuxième  et  le  troisième,  il  porte  le  titre  d'Asoura 
et  il  donne  la  vie  ;  comme  le  dernier  enfin  il  tient  la  foudre  . 
fait  couler  les  eaux  et  punit  les  méchants.  Oui,  Parjanya  est 
l'égal  de  ces  dieux,  il  est  connue  eux  et  autant  qu'eux  une 
divinité  de  ratmos})hère,  et  si  peut-être  il  n'est  pas  leur  père, 


—  429  — 

il  est  sans  aucun  doute  leur  prédécesseur,  car  il  a  conservé 
ses  caractères  de  fétiche,  sa  théologie  sauvage  et  primitive, 
tandis  qu'eux  appartiennent  à  une  époque  plus  avancée  et 
plus  récente  de  la  civilisation.  Oui,  Parjanya  peut  à  bon 
droit  être  appelé  le  vieux  dieu. 

Voici  maintenant,  dans  son  entier,  le  plus  beau  des  hym- 
nes védiques  adressés  à  Parjanya.  C'est  le  83®  du  v®  Man- 
dala.  L'excellente  transcription  du  Rig-Véda,  donnée  par 
M.  Aufrecht  dans  les  tomes  vi  et  vu  des  Indische  studien 
de  M.  Albrecht  Weber,  est  aujourd'hui  si  répandue,  que 
je  me  dispenserai  désormais  de  la  reproduire  dans  la  Revue. 
Je  me  contenterai  de  donner  la  version  latine  littérale  du 
texte  sanskrit  pour  la  faire  suivre  d'une  traduction  française 
dont  elle  sera  en  quelque  sorte  la  justification. 


TRADUCTION  LATINE. 

1 .  —  Cum  amore  canta  strenuum  canticis  istis,  canta  Par- 
janyam,  adoratione  venerare  (eum)  |  mugiens  taurus  vivide- 
dansfiemen,  inserit  herbis  germen. 

2.  —  Dis-  arbores  fendit  atque  occidit  Raksasos,  omnis 
fremuit  creatura  voce-magni-vociferantis  |  etiam  innocens 
commovetur  coram-pluviorum-doniino,  quum  Parjanya  to- 
nans  occidit  male-agentes. 

3.  —  Rhedarius-veluti  stimulo  equos  incitans,  ab-  nubes 
agit  fluentes  liic  |  e-longinquo  leoiiis  rugitu  ex-  tremescit 
quum  Parjanya  agit  fluentem  nubem. 

4.  —  Pro-  venti  fiant,  voilant  lulgura,  ex-  planta»  germi- 
nant,  aquas-fundit  cœlum.  |  Potus  omni  creaturae  gignitur 
quum  Parjanya  terram  semine-irrigat. 


—  430  — 

5.  —  Cujus  prse  opère  terra  sese  inclinât,  cujus  prse 
opère  subsiliens-  grex  augetur  |  cujus  prœ  opère  herbaï 
omniformes  (nascuntur),  ipse  nobis,  ô  Parjanja,  magnas 
félicitâtes  dedito. 

6.  —  Cœli  nobis  pluviam,  ô  Marutes,  concedere-velitis, 
pro  fluant  irrigantis  equi  stillse.  |  Hue  isto  cum-  tonitru 
ad  veni  ,  aquas  inpluere  faciens  ,  vitam-tribuens ,  Pater 
noster. 

7.  —  Gircum  mugito,  tona,  prolem  ad-  dà,  undis-pleno 
circum-Yola  in  curru  |  utreni  fortiter  trahe  dis-clausam, 
pendentem  ;  œquales  sint  elevationes  (atque)  valles. 

8.  —  Magnum  cadum  sus- toile,  in-  funde,  eruere  possint 
aquae  solutse  in  médium  |  claro-  tluxu  cœlum  terram  (que) 
in-  unda  ;  pulcher-  potus  sit  vaccis. 

9.  —  Quum,  ô  Parjanya,  mugiens,  tonans,  occidis  male- 
agentes  |  prse  iste  uni  versus  gaudet  quiquidque  terra  super. 

10.  —  Fudisti  pluviam,  ex  nunc  bene  tene,  fecisti  déserta 
permeabilia  quoque  |  produxisti  herbas  ad  pa^^tum,  sic  quo- 
que  a  creaturis  meritus  es  canticum  laudis. 


TRADUCTION  FRANÇAISE 


1.  — Avec  amour  chante  le  dieu  fort  dans  ces  hymnes, 
chante  Parjanya,  avec  adoration  vénère-le;  ainsi  qu'un  tau- 
reau mugissant  qui  répand  à  profusion  sa  semence,  il  donne 
aux  plantes  des  rejetons. 

2.  —  Il  fait  éclater  les  arbres,  il  tue  les  Raksasas  ;  toute 
créature  frémit  à  la  viix  de  cet  être  bruyant  et  immense^ 
L'innocent  lui-même  est  ému  devant  le  maître  de  la  pluie, 
quand  Parjanya  tonnant  tue  les  méchants. 

3.  —  Comme  un  cocher  qui  excite  ses  chevaux  du  fouet, 


—  431  — 

il  dirige  les  nuées  pour  les  faire  couler  ici.  Comme  au  son 
lointain  du  rugissement  du  lion,  on  tremble  quand  Par- 
janya  pousse  la  nuée  pluvieuse. 

4.  —  Les  vents  soufflent,  les  éclairs  volent,  les  plantes 
poussent,  le  ciel  se  fond  en  eau.  Chaque  créature  obtient  à 
boire  lorsque  Parjanya  arrose  la  terre  de  sa  semence. 

5.  — Par  son  pouvoir  la  terre  s'incline,  par  son  pouvoir 
le  troupeau  bondissant  s'accroit,  par  son  pouvoir  naissent  les 
plantes  de  toute  espèce;  donne-nous,  ô  Parjanya,  de  grands 
bonheurs. 

6.  —  Accordez-nous  la  pluie  du  ciel,  ô  Maruts!  Que  les 
gouttes  de  la  semence  liquide  de  l'étalon  céleste  coulent  sur 
la  terre!  Viens  ici  avec  ce  tonnerre,  toi  qui  fais  couler  les 
eaux  de  la  pluie,  toi  qui  donnes  la  vie,  ô  notre  Père  ! 

7.  —  Mugis  de  tous  côtés,  tonne,  donne-nous  de  la  progé- 
niture, vole  partout  sur  ton  char  plein  d'eau  (le  nuage). 
Traîne  bravement  ton  outre  ouverte,  pendante  ;  que  inonls 
et  vallons  deviennent  égaux. 

8.  —  Soulève  ton  grand  vase,  verse,  que  les  eaux  puis- 
sent s'échapper  dans  l'atmosphère  (la  partie  médiane  du 
monde).  Inonde  d'un  flot  limpide  le  ciel  et  la  terre  ;  les  va- 
ches auront  une  bonne  boisson. 

9. — Quand,  o  Parjanya,  tu  immoles  les  méchants  en  mu- 
gissant, en  tonnant,  tout  l'univers  se  réjouit,  tout  ce  qui 
existe  sur  la  terre. 

10.  —  Tu  as  versé  la  pluie,  maintenant  retiens-la  bien  (?); 
tu  as  rendu  possible  le  passage  des  déserts.  Tu  as  produit  les 
herbes  des  pâturages,  ainsi  tu  as  mérité  l'action  de  grâce  de 
toutes  les  créatures. 

Gir.AUD    DE    HiALLE. 


ANTHROPOLOGIE 


ET 


LINGUISTIQUE 


LA  PLURALITÉ  ORIGINELLE  DES  RACES  HUMAINES,  DÉMONTRÉE 

PAR  LA  DIVERSITÉ  RADICALE  DES  ORGANISMES 

SYLLABIQUES  DE  LA  PENSÉE  (1). 


Mesdames,  Messieurs, 
Les  chaires  libres,  comme  celle  où  j'ai  rhonneur  de  par- 
ler, possèdent  sur  les  autres  d'immenses  avantages.  Au  point 
de  vue  de  la  culture  générale,  leur  incontestable  utilité,  aussi 
bien  que  leur  supériorité  relative,  me  semble  consister,  pour 
une  bonne  part,  dans  la  vulgarisation  rapide  et  sincère  des 
découvertes  incessantes  de  la  science  contemporaine.  Que  de, 


(i)  Qui  dit  «  Revue  »  dit  avant  tout  actualité,  nouveauté,  non- 
seulement  en  matière  de  livres,  mais  encore  en  matière  d'ensei- 
gnement oral.  Voilà  pourquoi  nous  reproduisons  ici,  dans  sa 
forme  familière,  une  leçon  faite  le  3  mars  de  cette  année  à  la  So- 
ciété des  Conférences  de  Paris. 


—  433  — 

vérités-lois  ne  sont  entrées  dans  l'enseignement  officiel  que 
dix,  douze,  vingt  ans  et  même  plus,  après  leur  irrécusable 
constatation  dans  le  monde  trop  resserré  des  savants  spé- 
ciaux! Demandez,  s'il  vous  plaît,  aux  Wiirtz,  aux  Berthelot 
et  aux  Moleschott  combien  de  temps  devra  s'écouler  encore 
avant  que  leurs  admirables  démonstrations  de  chimie  orga- 
nique occupent,  dans  l'enseignement  de  la  physiologie  élé- 
mentaire, cette  large  place"  qui  leur  est  due.  Et  pour  ne 
parler  ici  que  de  la  création  et  des  développements  merveil- 
leux de  la  science  positive  des  langues,  quel  est  l'homme 
lettré  qui  ignore  avec  quelle  lenteur  ont  pénétré  dans  le  do- 
maine commun  les  découvertes  les  plus  importantes  de  la- 
philosophie  indo-européenne?  Qui  me  dira  quand  notre  Ecole 
normale,  cette  pépinière  célèbre  de  professeurs  d'humanités, 
voudra  bien  apprendre  à  ses  élèves  comment  il  faut  étudier  à 
la  fois,  par  là  méthode  comparative  et  rigoureusement  pho- 
nologique, le  grec  et  le  latin,  l'anglais  et  l'allemand,  etc., 
dans  l'unité  de  l'aryaque,  leur  source  ou  leur  forme  com- 
mune, et  remplacer  ainsi  plus  d'un  vain  jeu  de  mémoire  par 
des  analyses  scientifiques,  par  le  rétablissement  des  séries 
naturelles  de  dérivés  sous  chaque  mot  simple  ou  racine  pre- 
mière, par  le  classement  de  ces  racines  elles-mêmes,  etc.  ? 

Mais  il  est  un  genre  d'applications  de  la  science  des  lan- 
gues d'un  intérêt  beaucoup  plus  vif  et  non  moins  général  : 
je  veux  parler  des  applications  de  la  linguistique  à  l'ethno- 
logie. Certes,  l'anatomie  et  la  morphologie  humaine,  aidées 
de  l'archéologie  et  de  la  paléontologie,  ont  déjà  beaucoup  fait 
pour  la  science  des  races.  Tout  nous  fait  espérer  que  bientôt 
l'anthropologie  forcera  tous  ces  crânes  étranges,  qui  abon- 
dent dans  nos  musées,  à  lui  livrer  les  secrets  des  âmes  dont 
ils  ont  protégé  les  organes  nerveux.  Mais,  quoi  qu'elle  fasse, 
l'anthropologie  ne  trouvera  jamais  d'autres  faits  certains, 
contemporains  des  premiers  développements  de  chaque  race, 


—  434  — 

que  les  faits  initiaux  du  langage,  les  monosyllabes  premiers 
et  irréductibles  qu'on  retrouve  toujours  avec  des  caractères 
incommutables  au  fond  de  chaque  organisme  syllabique  de 
la  pensée.  Oui,  dans  ma  conviction  profonde,  et  vous  verrez 
l)ientôt  si  cette  conviction  est  fondée  sur  une  véritable  dé- 
monstration scientifique,  la  linguistique  générale  compara- 
tive jette  sur  les  commencements  des  divers  centres  de  for- 
mation de  l'humanité  une  lumièP!:'e  inattendue,  et  parmi  les 
problèmes  qu'elle  nous  aide  à  résoudre,  je  place  en  première 
ligne  celui  du  monogénisme  ou  du  polygénisme  primordial. 
Mais  posons  bien  la  question  dans  les  termes  les  plus  simples  : 

Y  a-t-il  dans  l'humanité  des  races  primitivement  diverses, 
ou  sort-elle  tout  entière  d'un  couple  unique? 

Et  d'abord,  que  faut-il  entendre  par  «  race  »  ? 

J'entends  ici  par  «  race  »  ,  une  variété  primitive  de  l'es- 
pèce homme,  se  perpétuant  indéfiniment  par  là  génération 
fonctionnelle  à  travers  les  temps  et  les  lieux,  sans  jamais  rien 
perdre  de  ses  caractères  distinctifs,  tant  qu'elle  ne  se  mêle 
pas  à  d'autres  races. 

Cette  définition  donnée,  je  réponds  à  la  question  :  Oui,  il 
y  a  dans  l'humanité  des  races  primitivement  diverses,  et  la 
création  toute  spontanée  de  parlers  radicalement  divers  va 
prouver  ce  que  j'avance. 

Remarquez  dès  ce  moment,  je  vous  prie,  que  les  langues 
ne  s'étant  pas  faites  toutes  seules,  mais  étant  les  produits 
naturels  d'autant  de  groupes  d'individus  à  organisation  si- 
milaire, vous  pouvez  vous  passer  la  fantaisie  d'admettre  que 
les  Syro-Arabes  ont  parlé  jadis  la  langue  des  Aryas  et  vice 
versa  :  il  suffit  pour  ma  thèse  que  cette  unité  organique, 
qu'on  nomme  le  système  lexique  et  grammatical  des  Sémites 
(Syro-Arabes),  diffère  essentiellement  d'avec  cette  autre  unité 
vivante  qu'on  appelle  le  système  lexique  et  grammatical  des 
peuples  aryens  ou  indo-européens,  pour  que,  la  dualité  des 


—  435  - 

effets  bien  élablie,  il  en  résulte  forcément  la  dualité  des  cau- 
ses ou  des  origines  cérébro-mentales. 

Eh  bien  !  point  ne  veux  me  borner  au  parallèle  du  parler 
sémitique  et  de  la  parole  indo-européenne,  bien  que  ce  pa- 
rallèle, vu  letat très  avancé  des  études  aryennes  et  syro- 
arabes,  constitue  la  base  de  ma  démonsti'ation.  Non,  je  citerai 
de  temps  à  autre  les  faits  les  plus  saillants  de  la  morphologie 
des  mots  chinois,  des  mots  mandéens,  des  mots  basques,  etc.  ; 
seulement,  je  le  répète,  ce  sera  toujours  en  manière  de  sur- 
croît et  comme  pour  faire  mieux  ressortir  certaines  diffé- 
rences radicales. 

Le  parallèle  que  je  vais  entreprendre  a  pour  objet  exclusif 
le  langage  analytique.  Le  langage  expressif,  par  la  variété 
infinie  de  ses  timbres  et  de  ses  inflexions  vocales,  confine  à 
la  mélodie  et  échappe  à  la  représentation  graphique.  Il  peut 
fort  bien  être  l'objet  d'une  dissertation  orale  entre  artistes, 
musiciens  et  poètes;  il  ne  saurait  trouver  place  dans  notre 
parallèle. 

Qu'est-ce  que  le  langage  analytique?  Je  réponds  avec  les 
faits  :  Celui  qui,  dans  la  pensée,  naît  du  perpétuel  contraste 
de  l'idée  d'être  et  de  celle  d'action,  comme  il  naît,  dans  la 
parole ,  de  l'antithèse  constante  du  pronom  où  s'incarne 
l'idée  de  l'être  individuel  et  du  verbe  où  s'incarne  l'idée  de 
V  action. 

Qu'y  a-t-il,  en  effet,  au  fond  de  toutes  les  langues?  Des 
monosyllabes-verbes  et  des  monosyllabes-pronoms  ;  en  d'au- 
tres termes  :  des  verbes  simples  (non  conjugués,  non  dérivés) 
et  des  pronoms  simples.  En  ce  qui  concerne  particulièrement 
la  chimie  de  la  parole  aryenne  et  de  la  parole  sémitique, 
tous  les  linguistiques  contemporains  sont  d'accord  là-dessus. 

De  là  tout  naturellement  cette  triple  division  de  mon  dis- 
cours : 

Dans  la  première  partie,  j'examinerai  au  double  point  de 


—  436  — 
vue  du  fait  et  de  la  loi  morphologique  les  verbes  simples  de 
l'aryanisme  et  ceux  du  sémitisme,  afin  que  vous  puissiez 
décider  par  vous-mêmes  de  l'unité  ou  de  la  pluralité  néces- 
saire de  leur  centre  de  formation. 

Dans  la  seconde  partie,  je  rapprocherai  les  pronoms  arjens 
ou  indo-européens  des  pronoms  syro-arabes  ou  sémitiques, 
et,  je  le  dis  avec  une  entière  confiance,  c'est  là  surtout  que 
se  formera  votre  conviction. 

Enfin, dans  la  troisième  partie,  je  rechercherai  quelles  ont 

été  dans  l'un  et  dans  l'autre  langage  les  premières  combi- 

'  naisons  des  pronoms  simples  et  des  verbes  simples,  afin  que 

déjà  vous  puissiez  voir  clairement  si  c'est  un  seul  et  même 

génie  qui  a  présidé  à  tous  ces  premiers  développements. 

Le  verbe  simple,  je  le  répète,  est  un  monosyllabe  qui  rap- 
pelle une  action;  et,  par  action,  j'entends  un  mouvement 
conçu  dans  sa  cause,  soit  connue,  soit  inconnue. 

Le  verbe  simple  aryaque,  tel  que  la  science  nous  le  montre 
irréductible  à  une  forme' antérieure  quelconque,  comprend 
d'ordinaire  un  bruit  simple,  comme  P,  ou  composé,  comme 
SP,  suivi  d'une  voyelle  a,  i,  u,  ou  de  la  semi-voyelle  T]  :  PA, 
PI,PU,  PF  ;  SPA,  SPI,  SPU,  SPF  ;  attaque  par  un  bruit 
simple  ou  double  et  terminaison  par  une  voyelle.  Rarement 
le  monosyllabe  verbal  est  attaqué  par  une  voyelle  pour  finir 
par  une  consonne  :  AS,  AD,  AN,  AW.  Plus  rarement  en- 
core le  verbe  est  constitué  soit  par  la  semi-voyelle  T]  (1),  soit 
par  les  voyelles  extrêmes  I  et  U.  Toutes  les  formes  verbales 
qui,  à  l'époque  de  la  séparation  des  tribus,  ouvraient  et  fer- 
maient par  une  consonne,  sont  issues  d'une  forme  nominale 
(combinaison  d'un  verbe  et  d'un  pronom)  comme  PAt,  PAs, 

(i)  La /?ei^îve  publiera  bientôt  un  travail  où  il  sera  démontré 
que  sileson  vibré  R,avec  couleur  indifférente  (j'allais  diregrise), 
n'avait  pas  appartenu  à  la  langue  commune,  une  foule  de  forma- 
tions resteraient  inexplicables  ou  contradictoires,  H.  C 


—  437  - 

PAk,  g  An,  quand  elles  ne  naissent  pas  de  la  juxtaposition 
de  deux  verbes  comme  GBbh  de  G'.^  et  de  BHA  ,  GHdh  du 
même  Gî]  et  de  DHA  ;  BHPg  de  BHT]  et  de  GA.  Mais  tous  les 
grands  verbes,  tous  ceux  qui  ont  donné  le  fond  principal  de 
la  langue  sont  tous  coulés  dans  le  premier  moule.  Nous  le 
verrons  bien  tout  à  l'heure. 

Quelle  est  maintenant  la  forme  native  et  spontanée  qu'af- 
fectent les  verbes  sémitiques  réduits  à  leur  syllabe  fondamen- 
tale? Quelle  est  la  loi  de  leur  formation  ? 

Une  consoinie  ouvre  le  monosyllabe  verbal  et  une  autre 
consonne  le  ferme,  avec  cette  condition  expresse  que  jamais 
ces  deux  consonnes,  celle  d'attaque  et  celle  de  clôture,  n'ap- 
partiendront au  même  organe,  KàT  (1),  KaF,  GaF,  GaB, 
GaM,  FaT,  SaK,  sont  des  monosyllabes  verbaux,  syro- 
arabes  ou  sémitiques. 

Plus  tard,  le  sémitisrae  en  fera  ses  parfaits  trilitères,  à 
l'aide  de  procédés  facilement  reconnaissables  et  sur  lesquels 
il  importe  que  j'attire  tout  d'abord  votre  attention. 

Voici,  par  exemple,  le  verbe  simple  ou  monosyllabe  ver- 
bal irréductible  KaF,  courber,  fléchir,  d'où  KaF,  la  main 
dont  les  doigts  et  la  paume  s'infléchissent  pour  prendre  ou 
recevoir  quelque  chose,  un  nom  que  vous  connaissez  tous 
par  l'hiéroglyphe  ka][)h  ou  kappa  devenu  le  signe  alphabé- 
tique :  ,  G.  En  doublant  sa  consonne  finale,  le  verbe  simple 
KaF  donne  le  parfait  KàFaF,  il  courba,  il  fléchit.  Les  hébraï- 
sants  qui  m'écoutent  s'aperçoivent  que  je  cite  de  préférence  la 
forme  hébraïque.  Gomme  à  eux,  sans  doute,  le  parallèle  de 
l'arabe,  du  syriaque,  du  chaldéen,  de  l'assyrien,  du  copte  et 
des  autres  idiomes  sémitiques  avec  l'hébreu  m'a  fait  prendre 
l'habitude  de  considérer  la  langue  de  Moïse  comme  la  plus 


(I)  Les  points-voyelles  seront  toujours  représentés  par  des  let- 
tres minuscules. 


—  438  — 

organique  et,  partant,  la  mieux  conservée  de  toutes  ces  lan- 
gues sœurs.  L'hébreu,  c'est  le  sanskrit  du  sémitisme.  Au 
demeurant,  quant  à  la  prononciation  des  parfaits,  rappelons 
que  l'arabe  littéral  fait  des  trois  consonnes  trois  syllabes  en 
articulant  KaTaBa,  il  écrivit,  ce  que  les  Hébreux  prononcent 
KâïaB  et  ce  dont  les  Syriens  font  KTaB  :  trois  syllabes  au 
midi,  une  seule  syllabe  au  nord,  deux  syllabes  au  centre. 
C'est  à  ce  centre  dont,  par  les  noms  propres  de  la  Bible, 
"VOUS  connaissez  tous  tant  d'éléments  précieux,  que  nous  nous 
attacherons  particulièrement  aujourd'hui.  Seulement,  il  ne 
faut  jamais  perdre  de  vue  que  les  langues  sémitiques  se  res- 
semblent entre  elles  d'une  ressemblance  beaucoup  plus  frap- 
pante que  celle  que  nous  avons  tous  observée,  par  exemple, 
entre  le  français  et  l'italien.  Seul  le  copte,  séparé  de  ses 
congénères,  à  une  époque  où  la  plupart  des  flexions  n'étaient 
pas  encore  fixées,  nous  montre  un  riche  développement  in- 
dividuel du  fonds  commun. 

Reprenons  maintenant  notre  verbe  simple  KaF  et  voyons 
à  quels  autres  verbes  de  formation  secondaire  il  a  servi  de 
base  (1).  A  côté  de  KâFaF,  qui  redouble  la  consonne  finale, 
nous  placerons  d'abord  A'KaF,  il  courba,  il  fléchit,  qui  re- 
double la  consonne  initiale,  en  mettant  la  soufflante  A'  (x), 
dont  les  intermédiaires  sont  H  (-)  et  H'  (n),  au  lieu  de  l'ex- 
plosive K.  Voici  maintenant  KâFaR  et  KàFaL,  il  fléchit 
tout  autour,  il  entoura,  il  couvrit,  auprès  desquels  nous  pla_ 
cerons  KâFaS',  KâFaÇ  et  KâFaN,  il  fut  recourbé. 

En  présence  des  verbes  trilitères  dont  KaF  est  la  base,  il 
faut  placer  ceux  dont  GaF,  courber,  est  le  fondement.  Ce 

(i)  Le  professeur  se  sert  d'une  nombreuse  collection  de  cartons 
blancs  sur  lesquelles  sont  peints  en  lettres  lapidaires  de  12  à  i5 
centimètres  de  haut  les  mots  qu'il  explique  ou  qu'il  compare. 
Aussi  souvent  qu'il  en  est  besoin  les  formes  citées  sont  écrites 
au  tableau  noir  en  caractères  hébraïques,  arabes,  etc. 


-  439  — 

sont  :  GàFaF  et  A'GaF,  courber,  GâFaR,  couvrir,  dont  il 
faut  rapprocher  A'TaR  (-sy),  et  A'FaR,  couvrir,  entou- 
rer de  courbes. 

KàFaF  et  GâFaF,  courber,  ne  sauraient  être  séparés  de 
H'âFaF  (  cEn  ),  courber,  fléchir  autour  ou  couvrir,  proté- 
ger, frère  de  HaFàH,  il  cacha,  et  de  H'àFaTS  (  ytn),  il 
inclina,  il  eut  du  penchant  pour,  il  aima. 

KaF,  GaF,  ou  H'aF,  le  monosyllabe  verbal  irréductible 
est  ici  constitué  par  deux  consonnes  fermant  la  syllabe  des 
deux  côtés,  et  ces  deux  consonnes  sont,  d'après  la  loi,  d'or- 
ganes différents. 

Dans  l'ordre  des  combinaisons  d'une  gutturale  ouvrant  le 
verbe  simple  et  d'une  labiale  lui  servant  de  clôture,  je  pour- 
rais citer  encore  KaB,  infléchir,  affaisser,  être  lourd,  GaB, 
recourber,  être  convexe,  s'élever  en  bosse,  GaM,  joindre, 
unir(l),  auprès  duquel  je  placerais  A"M  (2)  et  A'M  (3); 
mais  j'aime  mieux  vous  offrir  un  autre  type  morphologique 
verbal  du  parler  des  Sémites,  et  je  prends  KaT,  fendre,  tran- 
cher, couper  :  une  consonne  gutturale  à  l'attaque,  une  con- 
sonne dentale  à  la  fin.  Voici  d'abord  KâTaT,  il  coupa,  doht 
nous  rapprocherons  H'àTaT,  il  coupa,  il  pourfendit.  Voici 
ensuite  la  forme  secondaire  de  KaT  la  plus  connue  et  la 
plus  usitée  :  KâTaB,  il  poupa,  il  tailla,  il  sculpta,  il  écrivit. 
Faisons-la  suivre  de  KâTaM,  il  coupa,  il  écrivit,  il  sépara, 
il  purifia  (chez  les  Arabes  l'idée  de  séparer  conduit  ici  à 
celle  de  mettre  de  côté,  cacher).  KàTaB  app(>lle  aussi  près 
de  soi  QâT'aB  (  =-jp  ),  il  fendit,  il  coupa.  Le  même  QaT' 
énergique  sert  de  base  aux  parfaits  QàT'aF,  il  coupa,  il  sé- 
para; Qâï'aL,  il  tua  (il  pourfendit),  et  au  nom  QâT'oN, 


(i)  D'où  n-ûj,   n-3,   X-.-,  etc. 

(2)  D'où  o-sr,  T3S,  o-2>',   n-ay,  etc. 

(3)  D'où  o-x,  r^Tax,  -(^lax ,  i^-x    etc. 


—  440  — 

court,  petit,  recoupé.  Non  moins  énergique,  non  moins  signi- 
ficatif est  le  monosyllabe  verbal  QaTS  (yp),  fendre,  cou- 
per, d'où  QâTSaTS,  QâTSâH,  QâTSaR,  QâTSaB,  il  coupa, 
il  amputa. 

Mille  pardons,  messieurs,  pour  tous  ces  détails  :  mon  ex- 
cuse est  dans  les  exigences  de  ma  thèse.  Je  fais  ici  une  dé- 
monstration scientifique,  et,  vous  le  voyez,  la  science  positive 
ne  saurait  se  passer  de  faits  et  de  détails.  Je  crois  en  avoir 
produit  suffisannnent  pour  pouvoir  répéter,  avec  la  confiance 
d'être  compris  de  tous,  la  double  loi  morphologique  du  verbe 
simple  ou  monosyllabe  verbal  irréductible  des  Sémites  : 

1°  Ce  verbe  simple  est  constitué  par  une  syllabe  fermée, 
ou,  ce  qui  est  la  même  chose,  par  deux  consonnes  entre  les- 
quelles résonne  une  voyelle. 

2°  Ces  deux  consonnes  constitutives  sont  toujours  des  con- 
sonnes d'organes  différents. 

Voici  maintenant  les  principaux  verbes  simples  de  la  pa- 
role indo-européenne.  La  forme  sous  laquelle  je  vais  les 
présenter  est  la  forme  aryaque,  c'est-à-dire  la  forme  orga- 
nique primitive,  telle  que  la  fournissent  l'analyse  et  la  com- 
paraison du  sanskrit  et  du  zend,  du  grec  et  du  latin,  du 
gaélique  et  du  kymrique,  du  gothique  etdutudesque  (ancien- 
haut-allemand),  du  slave  et  du  lithuanien,  toutes  langues 
qui,  vous,  le  savez,  mais  on  ne  saurait  trop  le  répéter  ici,- 
ne  constituent  au  fond  qu'une  seule  et  même  langue,  n'ayant 
qu'un  seul  vocabulaire  et  une  seule  grammaire. 

A  tout  instant,  dans  nos  mots  père  pour  patrem  latiii, 
paterne  et  paternel  avec  paternité,  patrie  et  patriote, 
pâtre  ei  pasteur,  paître,  appas,  et  re2)as,  pain  pour  lat. 
vanem,  panade,  ei  compagnon,  etc.,  etc.,  nous  répétons 
quelque  produit  du  verbe  simple  PA,  skr.  pâ  :  1"  fléchir, 
courber  ;  2"  garder,  conserver,  nourrir  (p.  152).  Eh  bien! 
ce  verbe  simple  PA,  auquel  nctre  race  a  dû  le  nom  du  ehef 


—  441  — 

de  la  famille,  à  la  fois  protecteur  et  nourricier,  ce  PA  n'existe 
pas  dans  le  vocabulaire  sémitique  ;  mais,  ce  qui  est  infiniment 
plus  grave,  il  ne  saurait  y  exister,  car,  constitué  qu'il  est 
physiquement  par  une  syllabe  ouverte,  il  échappe  aux  lois 
morphologiques  du  verbe  syro-arabe. 

A  côté  de  PA,  garder,  conserver,  nourrir,  j'aime  à  placer 
MA,  skr,  m«,  étendre,  propager,  d'où  le  skr.  mâtar,  celui 
ou  celle  qui  procrée,  qui  étend  la  race,  lat.  mater,  d'où, 
par  tnatrem,  notre  mère  avec  maternel  et  maternité; 
d'où  materia  ou  ma^<?n>5,  le  produit  de  l'acte  de  l'énergie 
procréatrice,  la  matièy^e,  un  beau  mot  qu'on  ne  comprend 
plus  aujourd'hui,  et  qui,  par  parenthèse,  amène  une  foule 
de  malentendus.  Si  le  temps  me  le  permettait,  je  placerais  ici 
une  centaine  de  formes  lexiques,  dérivées  de  ce  MA,  étendre, 
avec  la  signification  individualisée  de  mesurer,  comme  dans 
skr.  mâ-tra-tn,  mesure,  lat.  metrum,  le  mètre,  et  surtout 
avec  la  belle  image  de  mesurer  des  idées,  penser  (p.  268 
et  269)  MAn,  i)ar  le  participe  passif  MAna,  M7Vi)Ii-=MA+ 
DHA,  etc.  Or,  MA  non-seulement  ne  se  trouve  point  dans  le  sé- 
mitisme,  mais,  de  par  la  loi  qui  y  préside  à  la  formation  des 
verbes  simples,  il  y  est  tout  simplement  impossible. 

Après  avoir  cité  les  verbes  simples  aryaques  qui  ont  donné 
le  nom  du  père,  PAtar,  et  celui- de  la  mère,  MAtar,  je 
tiens  à  vous  présenter  les  deux  grands  verbes  qui  dans  l'Inde 
et  dans  l'Europe  peignent  la  foncticm  des  parents  :  SU,  skr. 
su.  su,  arroser,  féconder,  procréer  et  GA,  skr.  gà,  étendre, 
l)ropager,  engendrer,  d'où,  par  le  particii^e  passif  GAna. 
produit,  le  radical  GAn,  skr.  jan,  des  grammairiens.  Ni  SU. 
ni  GA,  ni  GHU,  qui  a  toutes  les  significations  de  SU  (p.  274 
etc.),  ne  sont  possibles  dans  le  système  verbal  du  sémitisme. 

Impossible  encore  non-seulement  de  ti'ouver,  mais  même 
de  supposer  un  moment  comme  pouvant  se  trouver  dans 
l'organisme  syllabique  de  la  pensée  syro-arabe  nos  verbes 

29 


-  442  — 

aryaques  représentatifs  par  excellence  de  la  tendance  vers 
un  but,  de  Vallée,  de  la  venue  :  j'ai  nommé  I  ou  AI  ou  YA, 
sk.  i,  î,  ê,  yâ;  GU,  skr. ^m  (p.  258),  P,  skr.  r,  ar,  ir. 

Si  des  verbes  qui,  chez  nous,  peignent  le  mouvement,  nous 
passons  à  ceux  qui  rappellent  la  fixité,  la  fondation,  l'éta- 
blissement, la  constitution,  nous  trouvons  encore  pour  ex- 
pressions principales  des  racines  premières  que  repoussent 
au  premier  aspect  les  lois  de  la  morphologie  verbale  sémi- 
tique. Ce  sont  :  DHA,  skr.  dhâ,  poser,  établir,  faire,  le  to 
do  des  Anglais  et  le  thu-n  des  Allemands;  BHU,  skr.  bhû, 
établir,  constituer,  exister,  être,  le  to  he  des  Anglais  et  le 
ich  ^2-ndes  Allemands;  STA,  sk.  sthà,  les/a-redes  Latins, 
le  stand  des  Anglais,  et  le  stehen  des  Allemands. 

Et  les  verbes  de  la  lumière  comme  BHA,  skr.  bhâ;  DI, 
luire,  briller,  d'où  skr.  didî,  dîdi,  dîp  et  div  (p.  278);  I], 
briller,  brûler?  Et  nos  onomatopées  comme  GU  et  MU,  mu- 
gir ;  AW  ou  WA,  souffler  ;  PU,  frapper,  etc.,  etc.?  Mais  je 
m'arrête,  car  j'en  ai  dit  assez  pour  démontrer  que  les  pre- 
miers gestes  oraux  représentatifs  des  actions  perçues  ont  été 
coulés  ici  et  là  dans  des  moules  profondément  divers.  Un 
physiologiste  dirait  :  S'il  est  vrai  que  les  langues  ne  se  font 
pas  toutes  seules  et  qu'elles  sont  tout  d'abord  un  ensemble 
d'actes  de  la  vie  de  relatioij  ;  s'il  est  nécessaire,  pour  conce- 
voir la  naissance  d'une  langue,  de  supposer  un  groupe  d'in- 
dividus reproduisant  le  même  type  de  l'organisation  humaine 
et  possédant  la  même  manière  de  sentir  et  les  mêmes  allures 
spontanées  d'expression,  les  deux  groupes  que  nous  nom- 
mons aryaque  et  sémitique ,  pour  produire  chacun  de  son 
côté  des  gestes  verbaux  profondément  divers,  ont  dû  présen- 
ter chacun  un  mode  spécial  d'organisation  nerveuse,  différant 
profondément  d'avec  le  mode  spécial  de  sentir  et  d'exprimer 
propre  au  groupe  opposé.  Les  causes  déterminantes  sont  né- 
cessairement entre  elles  comme  les  effets  déterminés.  Telle 


—  443  — 

tête,  telle  langue,  et  ici,  par  tête,  j'entends  l'ensemble  des 
formes  et  des  forces  cérébrales  d'une  race  tout  entière. 

Après  avoir  ainsi  comparé  les  verbes  simples  dans  l'un  et 
l'autre  système,  rapprochons  les  pronoms  simples  du  sémi- 
tisme  de  ceux  de  l'aryanisme  et  cherchons  de  bonne  foi  si,  à 
une  époque  quelconque,  il  a  pu  exister  l'ombre  d'une  com- 
munauté entre  les  uns  et  les  autres. 

Quand  les  Français  disent  ynoi  et  toi,  comme  les  Romains 
disaient  me  et  te,  comme  les  Anglais  disent  me  et  tliee,  les 
Allemands  mich  et  dich,  les  Hindous  mâm,  et  tvâm,  etc., 
tous,  dans  ce  vaste  cercle  des  langues  indo-européennes, 
répètent,  avec  des  variations  que  la  science  explique,  l'accu- 
satif du  pronom  aryaque  MA  désignant  la  première  personne, 
et  l'accusatif  du  pronom  aryaque  TU  montrant  la  personne  à 
qui  MA  s'adresse,  la  seconde,  comme  on  dit. 

Au  type  indo-européen  MA  caractérisant  la  première  per- 
sonne, quel  correspondant  de  signification  trouvons -nous 
dans  le  sémitisme?  Le  type  I,  moi  :  «,  moi  en  hébreu  et  en 
chaldéen,  —  i,  moi  en  arabe,  — i,  moi  en  syriaque,  —  i, 
moi  en  samaritain,  etc.  S'il  est  appuyé  sur  un  substantif  ou 
sur  une  préposition  qui  le  précède  et  dont  il  est  le  complé- 
ment, ce  pronom  reste  simple  et  ne  prend  point  d'affixe  ou  de 
support.  Ainsi,  en  hébreu  L,  à,  pour  (signe  du  datif),  uni  à 
I,  moi,  donne  L-I,  à  moi;  B,  en,  dans  (locatif),  joint  à  I, 
donne  B-I,  en  moi  ;  et  de  même  le  nom  BeN  (1),  fils,  suivi 
de  I,  moi,  forme  le  groupe  de  BeN-I,  fils  de  moi,  mon  fils. 
Manque-t-il  d'un  mot  qui  lui  serve  de  support  et  se  trouve- 
t-il  le  sujet  ou  le  nominatif  de  la  phrase,  I,  moi,  reçoit  en 
guise  de  préfixe  un  pronom  déterminatif,  soit  simple,  hébreu 

(  1  )  Les  points-voyelles  ont  une  valeur  trop  importante  pour  que 
nous  négligions  de  les  figurer,  au  moins  en  lettres  minuscules, 
dans  nos  transcriptions  de  l'hébreu  et  des  autres  langues  sémi- 
tiques. 


—  444  — 

AN-I,  je  ou  moi,  soit  complexe,  hébreu  ANôK-I,  je  ou  moi. 
Notre  indo-européen  MA,  moi,  s'adjoignit,  il  est  vrai,  au 
cas-sujet,  un  élément  syllabique  déterminatif;  seulement, 
au  lieu  de  le  préfixer  k  la  tète,  il  le  suffixa  à  la  fin  de  sa 
forme  première  et  il  devint  MAgâ  (plus  tard  :  Agha,  Aha, 
Ego)  par  un  procédé  diamétralement  contraire  à  celui  qui, 
dans  les  ressources  de  l'instinct  artistique  des  Sémites,  fit  du 
simple  I,  moi,  le  combiné  anI,  je  ou  moi.  Des  variantes  de  ce 
dérivé,  aNI,  êNI,  NI,  moi,  s'attachent  au  verbe  pour  re- 
présenter l'accusatif  de  notre  pronom.  Tout  le  monde  coimaît 
cette  parole  de  Jésus  en  croix  :  «  èl-I,  él-I,  •  Imrwia  s'a- 
baqta-NH  (Dieu  de  moi,  Dieu  de  moi,  pourquoi  abandon- 
nas-tu moi),  mon  Dieu,  mon  Dieu,  pourquoi  m'as-tu  aban- 
donné? «  Et  maintenant,  quant  à  la  diversité  radicale  du 
sémitique  I,  moi,  et  de  l'aryen  MA,  moi,  je  croirais  faire 
injure  k  mes  auditeurs  en  essayant  de  le  mettre  davantage  en 
relief  :  l'un  n'a  jamais  pu  être  l'autre,  et  tous  deux,  dans  des 
races  différentes,  sentant  et  exprimant  chacune  k  leur  ma- 
nière, ont  été  nécessairement  contemporains  des  premières 
manifestations  de  la  pensée. 

Cette  différence  originelle  n'est  pas  moins  frappante  quand 
on  compare  entre  eux  les  pronoms  de  la  seconde  personne 
propres  k  chacune  de  ces  deux  races. 

TU  ou  TWA,  tu,  toi,  est,  nous  l'avons  vu,  le  pronom 
aryaque  de  la  deuxième  personne. 

A  ce  TU  du  parler  indo-européen,  le  langage  sémitique  ou 
syro-arabe  oppose  KA  ou  K  :  liébr.  Kà,  arab.  Ka,  éthiop. 
Ka,  chald.,  samar.  et  syr.  K  final  précédé  d'une  voyelle. 
Qu'on  nous  permette  encore  ici  quelques  exemples  empruntés 
k  l'hébreu,  ce  sanskrit  des  langues  sémitiques.  Appuyé  sur 
des  préfixes,  le  pronom  Kà,  tu  ou  toi,  donne  les  groupes 
L-Kà,  ktoi,  contre  toi  (la  préposition  L,  nous  l'avons  vu, 
sert  k  former  le  datif)  ;  B-Kâ,  en  toi  (cfr.  D-I,  en  moi),  etc. 


—  445  — 

Suffixe  à  un  nom,  ce  même  Kà  équivaut  à  un  génitif,  comme 
dans  les  groupes  ZaRA"-Ka,  la  race  de  toi,  ta  race  ;  AH'I-KA, 
le  frère  de  toi,  ton  frère,  etc.  Mais  lorsqu'au  Heu  de  suivre 
un  nom,  il  vient  immédiatementaprèsun  verbe,  ce  pronom  Kâ 
(toujours  Kà!)  équivaut  à  un  accusatif:  leLiDTI-Kà,  j'ai 
engendré  toi,  je  t'ai  engendré. 

Un  trait  singulier  du  génie  sémitique,  c'est  de  distinguer 
dans  le  jjronom  de  la  deuxième  personne  le  genre  masculin 
du  genre  féminin.  Le  TU  indo-européen  ne  change  jamais  : 
qu'on  s'adresse  à  un  homme  ou  à  une  femme,  c'est  toujours 
tu^  toujours  foi.  Le  sémite,  au  contraire,  accompagne  le  K 
caractéristique  de  la  deuxième  personne  d'un  à,  si  le  sexe  de 
la  personne  à  laquelle  il  s'adresse  il  masculin,  d'un  i  si  le 
sexe  de  son  interlocuteur  est  féminin.  Ainsi,  pour  toi  adressé 
à  une  femme,  l'hébreu  dit  Kl  ;  l'arabe  et  l'éthiopien,  Kl  ;  le 
syriaque,  tout  en  écrivant  Kl,  ne  prononce  plus  la  voyelle, 
et  l'hébreu,  la  plupart  du  temps,  transporte  avant  la  con- 
somme (K)  cet  i  changé  en  e  son  substitut  habituel  ;  de  là, 
son  éK,  toi  femme,  comme  complément  annexé  au  mot  qui 
le  régit.  Un  M  terminal  pour  le  masculin,  un  N  terminal 
pour  le  féminin  indiquent  le  pluriel  du  pronom  Kâ,  toi;  c'est 
ainsi  que  l'hébreu  dit  KeM,  vous,  en  parlant  à  des  hommes, 
et  KeN,  vous,  en  pai'lant  à  des  femmes. 

Telle  est  la  forme  du  pronom  sémitique  de  la  seconde  per- 
sonne, lorsque  ce  pronom  est  appuyé  sur  un  mot  ou  sur  une 
particule,  et  c'est  là  le  cas  le  plus  ordinaire.  Mais  de  même 
que  le  pronom  de  la  première  ^jcrsonne  I,  moi,  quand  il  n'est 
point  complément  d'un  préfixe  ou  d'un  nom  sur  lequel  il  re- 
pose, prend  l'appui  du  préfixe  AN  ou  ANôK,  le  pronom  de 
la  deuxième  personne  Kà,  toi,  s'appuyant  dans  les  mêmes 
circonstances  syntaxiques  sur  un  préfixe  semblable,  donna 
d'abord  au  sémitisme  la  forme  complexe  ANTa-K  ou 
ANTo-K  que  vous  retrouverez  telle  quelle  dans  les  dialectes 


—  446  — 

de  Thèbes  et  de  Memphis.  Un  substitut  habituel  du  K,  le  H, 
remplaça  le  R  organique  primitif  et  dans  le  chaldaïque 
ANTà-H  et  dans  l'hébraïque  ATTâ-H.  Ce  n'est  point  là  du 
reste  un  fait  isolé  :  ANoK  ou  ANaK  pour  ANoK-I,  je  ou 
moi,  subit  cette  même  altération  du  K  en  H,  et  de  là  ANoH 
ou  ANaH,  je  ou  moi,  devenu  dans  certains  dialectes  ANO', 
AN  A',  avec  aleph  pour  hé. 

En  dehors  de  moi  et  de  toi,  représentant  à  tous  les  cas,  à 
tous  les  genres  et  à  tous  les  nombres,  les  deux  seuls  vrais 
rôles  de  la  conversation  humaine,  il  n'y  a  plus  de  pronoms 
personnels  proprement  dits,  et  c'est  uniquement  pour  nous 
conformer  à  un  langage  traditionnel,  déjà  fort  ancien,  que 
nous  appellerons  pronoms  de  la  troisième  personne  les  pro- 
noms suivants. 

Plaçons  d'abord  ici  le  pronom  aryaque  SWA,  même,  em- 
ployé ie  plus  souvent  comme  pronom  réfléchi,  mais  souvent 
aussi  comme  simple  déterminatif,  confirmant  en  quelque 
sorte  l'identité  de  la  personne  indiquée.  C'est  de  ce  SWA  que 
le  sanskrit  fait  son  svayam;  le  latin,  son  se  pour  sve  (cfr. 
somnus  pour  svopnus),  comme  il  a  te  pour  tve.  Et  nous, 
que  deviendrions-nous  si  de  nos  langues  nous  devions  retran- 
cher notre  soi  et  notre  se?  Or,  ce  swa  n'a  rien,  absolument 
rien  qui  lui  ressemble  dans  tout  le  système  sémitique. 
Passons. 

Souvenez- vous  maintenant  des  six  ou  sept  fonctions  gram- 
maticales du  pronom  démonstratif  indo-européen  TA,  de  ce 
pronom  TA  qui  se  dédouble  pour  devenir  article;  de  ce 
pronom  TA  qui,  dans  la  dérivation  et  dans  la  conjugaison, 
—  cette  forme  particulière  de  dérivation,  —  constitue  la  base 
de  tant  de  terminaisons  significatives  ;  de  ce  pronom  TA  d'où 
sont  sortis  tant  d'adverbes  et  de  conjonctions  (lat.  tôt,  tant, 
tum,  tune,  etc.)  Eh  bien!  ce  monosyllabe  primitif  auquel 
nos  langues  doivent  tant  de  formes  essentielles,  vous  ne  le 


—  447  — 

rencontrerez  nulle  part  dans  le  sémitisme.  Vous  n'y  trouve- 
rez pas  davantage  nos  pronoms  déterminatifs  I  et  A.  En  re- 
vanche, vous  y  entendrez  à  chaque  phrase,  vous  y  lirez  à 
chaque  ligne  un  pronom  de  troisième  personne  dont  il  n'existe 
pas  la  moindre  trace  dans  l'organisme  du  parler  indo-euro- 
péen :  ce  pronom,  reproduit  avec  de  légères  variations  par 
toutes  les  langues  sœurs,  est,  en  hébreu,  HU'  (prononcez 
hou)  quand  il  est  seul,  HU,  U,  0  (avec  chute  de  H)  et  même 
W,  soit  U  s'articulant  en  consonne  liquide  des  lèvres,  toutes 
les  fois  que  ce  pronom  est  appuyé  sur  un  mot  qui  le  précède 
et  dont  il  est  le  complément  :  L-0,  à  lui,  PI-HU  et  PI-W, 
la  bouche  de  lui,  sa  bouche,  comme  on  dirait  PI-Kâ,  la  bou- 
che de  toi,  ta  bouche.  A  côté  de  cette  forme  HU',  qui  est  ex- 
clusivement masculine,  vient  se  placer  la  forme  féminine 
HF,  elle.  C'est  le  pluriel  organique  de  HU',  HU'M  ou  HUM 
(et  dans  certains  dialectes  HUN)  qui ,  s'unissant  au  radical  du 
prétérit  syro-arabe,  constitua  la  terminaison  caractéristique 
de  la  troisième  personne  du  pluriel.  Le  M  tombe  en  hébreu 
et  il  ne  reste  que  U  :  KâTaB,  il  écrivit;  KàTB-U,  ils  écri- 
virent. Il  n'y  a  pas  de  temps  présent  dans  la  conjugaison  sé- 
métique. 

*  Non  moins  que  les  démonstratifs,  les  pronoms  relatifs  sont 
radicalement  divers  dans  l'un  et  dans  l'autre  langage.  Là  où 
la  parole  aryaque  dit  YA,  skr.  yas,  yà,  yad,  le  sémitisme 
dit  S'a,  S'é,  De,  AS'eR,  qui,  que,  lequel,  laquelle,  lesquels, 
lesquelles.  Comparez  et  assimilez  si  vous  pouvez. 

Mais  le  fait  le  plus  accablant  contre  toute  tentative  d'iden- 
tification des  deux  parlers  à  une  époque  quelconque,  c'est  la 
diversité  si  profonde  de  leurs  pronoms  interrogatifs. 

Partout  l'interrogatif  indo-européen  est  KA?  ou  KWA? 
Kl?,  qui?,  quoi? 

Partout  l'interrogatif  sémitique  ou  syro-arabe  est  MI?, 
MA? 


—   448  — 

Ainsi  l'hébreu  dit  MI?  qui?  MàH?  quoi?  d'où  MàTal? 
quand?  Puis  il  décline  L-MI?  à  qui?  à  cause  de  qui?  éT-MI? 
qui  (quem?)  I5-MI?  par  qui?  Tout  le  monde  connaît  le  no- 
minatif jNII  dans  Ml-ka-el,  Qui  est  semblable  à  Dieu  ?  devenu 
notre  Michel,  synonyme  de  Ml-ka-ja,  Qui  est  semblable  à 
Jéhm-ah?  devenu  noire  MIchée.  La  langue  assyrienne,  dont 
M.  Jules  Oppert  démontrait  naguère  l'essence  sémitique,  dit, 
elle  aussi,  MaN?  qui?  et  Ma?  quoi?  d'où  son  MiMMà',  qui 
que  ce  soit,  quelconque. 

Vous  le  voyez,  Messieurs,  il  n'y  a  rien  de  commun  entre 
le  système  pronominal  des  Sémites  et  celui  des  Indo-Euro- 
péens.  Et  comme  les  pronoms,  de  par  leur  nature  et  leurs 
fonctions  de  tous  les  instants,  sont  incommutables  et  ne  pour- 
raient s'emprunter,  on  peut,  on  doit  le  considérer  comme  le 
fond  distinctif  par  excellence  de  chaque  système  de  langage. 

Je  me  hâte  de  jeter  avec  vous  un  coup  d'œil  rapide  sur  les 
premières  combinaisons  des  verbes  simples  et  des  pronoms  • 
simples  dans  la  dérivation  et  la  composition,  afin  que  vous 
puissiez  voir  mieux  encore,  s'il  est  possible,  la  différence 
profonde  qui  sépare  les  deux  génies  linguistiques  que  nous 
comparons  ici. 

Nous  savons  de  science  certaine  que  dans  les  langues  indo- 
européennes tout  se  réduit,  en  dernière  analyse,  à  une  dou- 
zaine de  pronoms  simples,  et  à  moins  de  trois  cents  verbes 
premiers  monosyllabiques.  Combien  de  temps  le  monosyllabe 
verbal  peignant  une  action  fut-il  affirmé  de  tel  sujet  ou  de  tel 
objet  représenté  par  un  monosyllabe  pronominal  sans  que 
les  deux  éléments  contrastés  (action  -f-  être  individuel)  fussent 
réunis  dans  l'unité  d'un  seul  vocable  appelé  plus  tard  notn, 
participe,  etc.,  c'est  là  une  question  pour  la  solution  de 
laquelle  nous  manquons  d'éléments  positifs.  Ce  que  nous 
savons  bien,  c'est  que  le  inot  de  l'action,  le  verbe,  sup})osant 
toujours  quelqu'un  ou  quelque  chose  comme  auteur  de  cette 


—  449  — 

action,  servit  parfois  chez  nos  pères,  comme  toujours  chez 
les  Chinois,  à  rappeler  cette  personne  ou  cette  chose.  Et 
tenez,  le  verbe  PA,  garder,  skr.  pâ,  que  nous  avons  vu  tout 
à  l'heure,  se  retrouve  encore  tel  quel  dans  la  langue  des  Hin- 
dous avec  le  sens  àe  gardien.  GU  ou  GAU,  mugir,  beugler, 
signifie  aussi  la  vache,  skr.^o,  eigopâ,  le  pasteur,  qui  réunit 
les  deux,  monosyllabes  verbes-noms,  est  l'un  des  substantifs 
favoris  du  Rig-Véda.  Mais  ces  noms  à  la  chinoise  sont  rela- 
tivement fort  rares  dans  les  langues  indoeuropéennes.  Le 
vrai  nom,  le  nom  complet,  dans  la  parole  aryaque,  est  la 
combinaison  dans  l'unité  d'ime  forme  supérieure  de  trois  élé- 
ments lexiques  :  1°  un  verbe,  2"  un  pronom,  3"  un  signe  du 
rapport  que  le  pronom  soutient  avec  le  verbe.  Ce  rapport 
est-il  un  rapport  d'objectivité?  en  d'autres  termes,  l'individu 
représenté  par  le  pronom  subit-il  l'action  peinte  par  le  verbe? 
Voici  comment,  d'ordinaire, l'Arya  reproduisit  cette  prédomi- 
nance de  l'idée  d'état  :  il  fit  suivre  le  verbe,  soit  du  démons- 
tratif des  objets  rapprochés  TA  ou  SA,  soit  du  démonstratif 
des  objets  éloignés  NA,  soit  du  pronom  indéfini  KA  (quel- 
qu'un), né  de  l'interrogatif  KA?  qui?;  mais  il  eut  bien  soin 
d'appuyer  sur  ces  pronoms,  et  par  cela  même  de  les  conserver 
dans  leur  forme  intégrale.  Ainsi,  dans  PRAta,  rempli,  de 
PRA,  remplir,  skr.  prâ,  que  vous  connaissez  tous  par  son 
représentant  latin  PLEtu-s,  d'où  notre  replet,  complet, 
a)mme  dans  PRAna,  rempli,  le  même  que  le  latin  PLEnu-s, 
notre  plein,  les  pronoms  ta  et  na  restèrent  tels  quels",  et 
c'est  sur  eux  que  la  voix  appuyait  autrefois,  ainsi  que  nous 
le  montre  l'étude  comparative  de  l'accentuation.  Au  con- 
traire, ce  ne  fut  plus  l'idée  d'être  et  d'état  qui  domina  dans 
PRAt,  et  par  allongement  PRAnt,  emplissant,  issu  du 
même  PRA,  emplir,  remplir,  mais  l'idée  d'action,  l'idée  ex- 
primée par  le  verbe  :  aussi  bien  le  verbe  était-il  acicentué  et 
le  pronom  perdait-il  la  moitié  de  sa  substance,  sa  voyelle  ter- 


—  450  — 

minale.  De  là  ce  perpétuel  contraste  entre  le  participe  passif 
(DAta,  lat.  datus)  et  le  participe  actif  (DAt,  d'où  DAnt, 
lat.  dant),  ces  deux  formes  par  excellence  de  la  dérivation 
nominale  indo-européenne, 

A  ce  procédé  si  simple  de  dérivation,  à  cette  première 
source  des  noms  organiques  (participes,  substantifs,  adjectifs) 
qu'oppose  le  sémitisme?  Un  procédé  de  dérivation  tout  diffé- 
rent. C'est  par  le  changement  des  voyelles  de  la  racine  (verbe 
simple  ou  dérivé)  que  les  Sémites  indiquent  les  principaux 
degrés  de  leur  dérivation  nominale.  Voici,  par  exemple, 
KâTaB,  écrire  (il  écrivit)  :  ils  en  feront  KoTêB,  écrivant, 
opposé  à  KàTUB,  écrit,  et,  vous  le  voyez,  rien,  absolument 
rien  de  changé  à  l'une  ou  à  l'autre  des  trois  consonnes.  Sou- 
vent ils  changent  les  deux  a  de  la  racine  verbale  en  deux  ê 
pour  en  faire  un  nom.  C'est  ainsi  qu'ils  font  DéRéK,  la  voie, 
de  DâRaK,  aller,  marcher  (il  alla,  il  marcha).  Mais  quoi  ! 
n'y  a-t-il  pas  de  dérivés  sémitiques  où  l'on  ajoute  à  la  racine 
verbale  un  pronom  ou  une  forme  issue  d'un  pronom?  Oui, 
pour  indiquer  le  genre,  le  nombre  ou  cette  sorte  de  substitut 
de  notre  génitif  qu'ils  appellent  l'état  construit  ;  jamais  pour 
la  formation  d'un  seul  thème  nominal  à  notre  manière.  Il  y 
a  là  l'œuvre  de  deux  génies  profondément  séparés.  Cette  sé- 
paration est  si  profonde  qu'elle  va  jusqu'à  nous  offrir  une 
série  de  dérivés  que  nous  pourrions  appeler  des  dérivés  à 
l'envers,  des  dérivés  où  l'élément  dérivatif  (M)  se  place  à  la 
tête  au  lieu  de  se  placer,  comme  chez  les  Aryas,  à  la  fin  de 
la  racine  verbale.  Le  nom  arabe  machazen,  que  vous  répé- 
tez tous  les  jours  dans  le  français  tnagasin,  n'a  pas  d'autre 
origine.  Devant  la  racine  verbale  chazanay'û  garda,  il  con- 
serva, il  place  la  syllabe  7na  qui  sert  à  former  des  noms  de 
lieu,  d'instrument,  d'action,  et,  soumettant  la  racine  verbale 
à  certaines  variations  dans  son  vocalisme,  il  dit  machazen, 
je  lieu  oi!i  l'on  garde,  où  l'on  œnserve.  Quand  de  ses  verbes 


—  451  — 

QUM,  il  se  tint  debout,  SàBaB,  il  se  tourna,  QâNàH,  il  pos- 
séda, etc.,  l'hébreu  forma  son  MàQOM,  lieu,  place,  site, 
son  MêSaB,  détour,  circuit,  son  MiQeNéH,  possession,  etc. 
il  procéda  absolument  de  la  même  façon.  Si  les  limites  de 
cette  conférence  le  permettaient,  je  me  ferais  un  plaisir  de 
refaire  avec  vous  tous  ces  dérivés  arabes,  construits  au  re- 
bours des  nôtres,  et  que  nous  leur  avons  empruntés,  soit  di- 
rectement, soit  par  l'intermédiaire  de  l'espagnol,  tels  que 
mosquée,  minaret,  Mohammed,  etc. 

Je  pourrais  pousser  jilus  loin  mon  parallèle  à  l'endroit  de 
la  dérivation  et  demander  au  sémitisme  ce  qu'il  pourrait 
mettre  à  côté  du  procédé  dérivatif  a r jaque  qui,  pour  indi- 
quer que  ses  pronoms-suffixes  cessent  d'être  passifs  devant  le 
verbe,  ne  se  contente  pas  toujours  de  les  couper  en  deux 
comme  nous  l'avons  vu  pour  les  pronoms  participes  actifs 
(particijies  présents),  mais,  changeant  parfois  leur  voyelle 
moyenne  (a)  en  voyelle  extrême  (i  ou  u),  fait  des  terminai- 
sons subjectives  ou  actives  de  ta,  sa,  na  en  les  convertis- 
sant en  Ti,  SI,  NI,  TU,  su,  nu,  si  bien  que  DAti  de  dâ,  don- 
ner, signifie  aussi  bien  il  donne  (lui  est  donnant)  que  le 
donner,  la  donation  (cfr.  gr.  ows:  — ç)  et  que  DAnu,  op- 
posé à  DAna,  la  chose  donnée,  le  don,  comme  DAti,  l'est  à 
DAta,  signifie  le  donnant,  le  donneur.  Encore  un  coup,  le 
sémitisme  n'a  rien  entrevu  de  ces  moyens  à  la  fois  si  simples 
et  si  caractéristiques  :  il  a  trouvé  autre  chose  et  c'est  là  tout 
ce  que  je  voulais  constater. 

Comme  le  parler  indo-européen,  le  parler  syro-arabe  a, 
lui  aussi,  des  noms  composés;  mais,  ici  encore,  le  plan  de 
composition  diffère  du  tout  au  tout.  Je  l'ai  déjà  dit,  c'est  une 
loi  du  génie  aryen  d'énoncer  toujours  le  déterminant  avant 
le  déterminé  :  il  trace  d'abord  les  limites  dans  lesquelles  l'es- 
prit devra  entendre  l'expression  vague  ou  banale  qui  va 
suivre. 


—  452  — 

J)Rns  amb-ire,  tt'ans-ire,  prœ-ire,  etc.,  les  détermi- 
natifs  ainb-,  autour,  trans-,  à  travers,  prœ-,  en  tête  de,  en 
avant,  précèdent  Ire,  aller,  et  s'opposent  fort  heureusement 
à  toute  incertitude,  à  toute  hésitation,  même  très  courte,  dans 
l'esprit  de  l'auditeur  placé  devant  un  mot  d'une  signification 
aussi  large  :  I,  aller.  De  même  dans  auceps  {avi-ceps),  oi- 
seleur, et  dans  auspex  (ayz-sjoecs),  augure,  l'idée  d'oiseau 
représentée  par  au-  contracté  de  avi-,  détermine  ou  limite  les 
idées  de  cap,  prendre,  et  de  spec,  regarder,  contempler, 
inSPECter  ;  comme  celle  de  sacri-  (sacrmn),  chose  sainte 
ou  consacrée  aux  dieux,  limite  dans  sacrificium  [sacri-fic- 
ium),  sacrifice,  et  dans  sacrilegium,  sacrilège,  vol  commis 
dans  un  temple,  les  idées  de  fac  (en  composition  fie),  faire, 
et  de  leg,  prendre  (d'où  cueillir,  et  enfin  lire),  enlever, 
voler. 

Les  composés  si  connus  luci-fer,  porte-lumière,  —  signi- 
fer,  porte-enseigne,  —  lani-ger,  porte-laine,  —  causi- 
dicus,  avocat,  —  pedis-sequus ,  serviteur,  —  vin-demia 
(detnere),  vendange,  —  carni-fea-,  bourreau,  etc.,  etc., 
jnous  montrent  toujours  rai)plication  de  cette  même  loi  :  Le 
déterininant  s'énonce  avant  le  déterminé. 

On  sait  que  le  mot  limite  (l'antécédent)  peut  être  ou  un 
nom  adjectif,  comme  dans  longimanus,  celui  qui  a  de  lon- 
gues mains,  —  ou  un  nom  de  nombre,  comme  dans  trian- 
gulus, triangle,  qui  a  trois  angles,  —ou  un  adverbe,  comme 
dans  maie  ficus,  benevolus,  etc.,  —  ou  une  préposition, 
comme  daini=,  prœsidiwn,  garde,  —  convivimn,  festin,  — 
proportio,  proportion. 

Or,  ce  qu'on  trouve  en  latin  sous  le  rapport  de  la  composi- 
tion, on  le  retrouve  en  sanskrit,  en  zend,  en  grec  (1),  en  go- 


•  (i)  A  une  époque  relativement   moderne,  on  trouve  chez  les 
Grecs  quelques  composés  mal  faits,  j'allais  dire  à  l'envers.  Si  Stra- 


—  453  — 

thique,  en  lithuanien,  en  esclavon  et  dans  les  dialectes  cel- 
tiques. 

Eh  bien!  cette  loi  indo-européenne  de  la  composition,  ce 
procédé  d'individualisation  si  simple,  si  facile,  si  fécond  dans 
ses  r.'sultats,  vous  n'en  trouverez  nulle  part  la  moindre  trace 
dans  les  langues  syro-arabes.  Le  sémitisme  a  pourtant  des 
noms  composés,  mais  presque  tous  sont  des  noms  propres,  et 
tous,  au  rebours  de  nos  langues,  placent  le  déterminant  (la 
limite)  après  le  déterminé.  Qui  ne  connaît  les  composés  hé- 
braïques GaBRI-E'L,  Gabriel,  ou  la  force  de  Dieu  (E'L)  ;  — 
Bin-IàMIN,  Benjamin,  ou  le  fils  de  la  droite  (du  bonheur), 
appelé  d'abord  pai*  sa  mère  mourante  BéN-'ONI,  Benoni,  ou 
le  fils  de  ma  douleur  ;  —  AB-S'âLOM,  Absalon,  ou  le  père 
de  la  paix  ;  —  AH'-AB,  Achab,  ou  le  frère  du  père,  etc.? 

Cette  séparation  absolue,  cette  contradiction  même  du  gé- 
nie aryen  et  du  génie  sémitique  nous  frappe  bien  plus 
fortement  encore,  lorsque,  laissant  les  noms  composés,  nous 
cherchons  en  vain  dans  tout  le  sémitisme  un  seul  verbe 

MODIFIÉ  par  UNE  TRÉPOSrriON. 

A  l'aide  de  préfixes  verbaux,  le  génie  indo-européen  des- 
sine aux  yeux  de  l'esprit  toutes  les  variétés  d'une  action, 
toutes  les  directions  du  mouvement  représenté  par  le  mot 
simple.  Ces  individualisations,  ces  variations  de  sens  au 
moyen  de  préfixes,  sont  d'autant  plus  nombreuses  que  l'idée 
première  du  verbe  isolé  est  plus  vague,  plus  générale,  moins 
déterminée  enfin.  Ainsi,  les  verbes  I,  aller,  —  STA,  fixer,  se 
tenir,  être,  —  DHA,  poser,  constituer,  faire,  sont  de  ceux 
qui  offrent  le  plus  d'individualisations  de  sens  à  l'aide  de 
prépositions.  Et,  poui'  ne  citer  ces  composés  que  sous  leur 


bon,  par  exemple,  écrit  îi  tort  (■juTCOTCétajJ.o;,  en  mettant  le  déter- 
minant 7:o-a[JLOç  après  le  déterminé  (titoç,  Aristote  écrivait  correc- 
tement iTCTCOç  6  ■::oTâ[X'.oç. 


—  454  — 

forme  latine,  nous  rappelons  ici  inire,  coire,  ohire,  'prœ- 
Ire,  àbire,  adiré,  redire,  subire,  transire,  etc.,  de  Ire, 
aller  ;  inSTAre,  conSTAre,  obSTAre,  prœSTAre,  pro- 
STAre,reSTAre,  etc.,  de  STAre,  se  tenir,  être  ferme, 
être  debout.  Souvenez-vous  encore  de  ces  vieux  verbes  à 
préfixes,  tels  que  posSIdere,  de  pos  pour  apos  (Apas), 
après,  auprès,  et  de  sedere,  être  assis,  être  assis  sur,  de- 
meurer sur,  occuper,  posséder,  en  allemand  besitzen,  de 
be  ou  bei,  auprès,  sur  (bhi,  Abhi),  et  de  sitzen ,  SItz,  être 
assis,  le  même  que  le  SEd  des  Latins,  le  'EA  des  Grecs,  le 
SAd  des  Hindous,  etc.  Plus  effacé  encore  quepos  dans^o^- 
sidere,  nous  apparaît  le  préfixe  po  pour  apo  (Apa)  dans 
'QoSlnere  devenu  successivement  posNere  et  pone^^e, 
comme  le  prouvent  poSui  et  poSItum,  jeter  en  bas,  dé- 
poser. Dans  ces  faits  lexiques,  comme  dans  vingt  autres  que 
nous  pourrions  citer,  le  préfixe  est  tellement  mêlé  à  la  sub- 
stance verbale  elle-même,  que  les  anciens  Romains,  durant 
leur  passage  sur  la  terre,  ne  soupçonnèrent  peut-être  pas 
l'existence  de  ces  combinaisons. 

Un  mot  encore.  L'examen  comparatif  de  ces  témoins  im- 
partiaux qu'on  nomme  Dictionnaires,  vous  prouvera  , 
quand  vous  le  voudrez,  que  les  neuf  dixièmes  du  vocabu- 
laire indo-européen,  aux  temps  les  plus  reculés,  sont  con- 
stitués par  des  verbes  composés  à  l'aide  de  préfixes  et  par  les 
dérivés  issus  de  ces  compositions  verbales.  Vous  n'aurez  plus 
alors  qu'à  vérifier  la  vérité  de  ce  fait,  aujourd'hui  reconnu 
par  tous  les  orientalistes  :  Il  n'y  a  pas  un  seul  verbe  com- 
posé DANS  TOUT  LE  SÉMITISME. 

Ici  finit  notre  parallèle.  La  comparaison  des  flexions  et  des 
formes  syntaxiques,  tout  en  nous  faisant  voir  de  plus  en  plus 
clairement  la  différence  profonde  des  deux  constitutions  in- 
tellectuelles mise  en  présence,  ne  saurait  rien  ajouter  à  la 
démonstration  de  notre  thèse  de   linguistique  appliquée  à 


—  455  — 

l'ethnographie.  En  montrant  comment  le  génie  aryaque  et  le 
génie  sémitique  ont,  chacun  de  leur  côté,  spontanément  créé 
des  étoffes  lexiques  diverses  ;  en  prouvant  que  chacune  des 
deux  races  créatrices  a  opéré  les  combinaisons  premières  et 
les  plus  indispensables  de  ces  étoffes  d'après  des  procédés 
propres  et  parfois  diamétralement  opposés  à  ceux  de  l'autre 
race,  j'ai  démontré  scientifiquement,  par  des  faits  sans  cesse 
vérifiables  d'histoire  naturelle  du  langage,  la  diversité  origi- 
nelle de  la  constitution  mentale,  et,  par  conséquent,  de  l'or- 
ganisation cérébrale  dans  l'une  et  dans  l'autre  race;  j'ai 
prouvé  que  les  Aryens  et  les  Sémites  sont  deux  variétés  pri- 
mitives de  notre  espèce,  j'ai  prouvé  la  pluralité  originelle  des 
races  humaines. 

H.  Chavée. 


PROJET  DENQUETE 


SUR   LES 


PATOIS  FRANÇAIS 


«  Au  treizième  siècle,  dit  Burgny,  il  n'y  avait  en  France 
que  des  dialectes  ;  plus  tard  il  y  a  une  langue  française  et  des 
patois.»  [Grammaire  de  la  langue  d'oïl,  tome  i,  p.  14.) 
Si  donc  l'usage  de  ce  que  nous  appelons  aujourd'hui  le  fran- 
çais n'a  jamais  été  répandu  d'une  façon  uniforme  sur  la  sur- 
face de  ce  pays,  si  le  dialecte  de  l'Ile-de-France  l'a  emporté, 
grâce  à  des  causes  sociologiques  telles  que  l'avènement  à  la 
couronne  des  Capétiens,  rois  de  Paris,  sur  les  autres  dialectes 
des  langues  d'oc  et  d'oïl;  si,  à  la  chute  de  l'époque  féodale,  la 
monarchie  parisienne  a  fait  prévaloir  la  littérature  et  le  lan- 
gage des  bords  de  la  Seine  sur  les  littératures  étouffées  dans 
leur  renouveau,  ainsi  que  sur  les  langages  énormément  res- 
treints dans  leur  développement  par  la  ruine  des  grands  cen- 
tres féodaux;  si  depuis,  par  les  travaux  de  la  renaissance, 
par  les  chefs-d'œuvre  des  Corneille,  des  Molière,  des  Racine, 
des  Voltaire,  la  langue  française  en  est  arrivée  à  cet  admi- 
rable état  où  elle  est,  ce  n'est  pas  une  raison  pour  oubliei'  les 


—  457  — 

vieux  dialectes  délaissés  des  beaux  parleurs,  et  conservés 
encore  par  la  province  plus  fidèle  à  ses  vieux  us,  à  ses  cou- 
tumes vénérables  qui  sont  autant  d'honneurs  rendus  et  de 
souvenirs  payés  à  un  passé  auquel  nous  devons  d'être  ce  que 
nous  sommes. 

Certes,  il  est  loin  de  ma  pensée  de  vouloir  revenir  sur  les 
faits  accomplis,  de  m'insurger  contre  les  décrets  de  l'histoire 
et  de  rêver  une  restauration  chimérique,  impossible  et  par- 
tant insensée  de  littératures  et  de  dialectes  dont  la  vitalité  est 
éteinte.  La  langue  française  est  à  cette  heure  composée,  con- 
stituée, consacrée  par  la  voix  et  la  plume  d'hommes  qui 
seront  la  gloire  de  l'humanité.  La  France,  la  Belgique,  une 
partie  de  la  Suisse  s'enorgueillissent  d'écrivains  et  de  pen- 
seurs qui  ont  pris  pour  instrument  le  français  moderne,  et  ce 
serait  une  dérision  que  de  tenter  de  leur  faire  renier  des 
gloires  récentes  pour  des  souvenirs  charmants,  grandioses 
même,  auxquels  le  temps  et  le  progrès  ont  imprimé  leur 
sceau  indélébile. 

Pourquoi  tomber  dans  l'erreur  de  l'école  félibrenque  de 
Provence,  ou  plutôt  de  Mistral,  son  chef?  Pourquoi  ces  vains 
espoirs  de  restauration  d'une  langue  et  par  conséquent  d'une 
société  qui  n'existent  plus  depuis  le  treizième  siècle,  hormis 
dans  quelques  chansons  et  dans  quelques  noëls  populaires  ? 
Où  sont  les  historiens,  où  sont  les  philosophes,  où  sont  les 
savants  qui  ont  écrit  en  langue  d'oc  (1)?  Cette  sœur  jumelle 
de  la  langue  d'oïl  n'a  pas  eu  plus  de  bonne  fortune  que  les 
enfants  de  celle-ci,  pas  plus  que  le  normand,  que  le  bour- 
guignon, que  le  picard,  que  le  wallon.  Tous  ont  été  absorbés 
dans  la  grande  unité  française,  quand  la  féodalité  croula  sur 

(i)  Voir,  sur  cette  école  nouvelle  et  sur  ses  prétentions,  les 
Français  du  Nord  et  du  Midi,  par  E.  Garcin.  —  Didier,  édit.  — 
L'auteur,  malgré  ses  bizarres  idées  sur  le  celtisme,  y  défend  très 
bien  l'unité  française. 

3o 


—  458  — 

le  sol  des  Gaules.  Et  ce  n'est  pas  dans  ces  derniers  siècles  que 
les  grands  écrivains  adoptèrent  le  dialecte  de  la  cour  de  Pa- 
ris :  c'est  à  la  fin  du  moyen  âge  que  le  wallon  Froissard, 
par  exemple,  écrivit  sa  chronique,  que  le  bourguignon  Com- 
mines  rédigea  ses  mémoires,  et  tout  cela  en  langue  qui  devint 
la  langue  française.  L'étude  des  patois,  au  point  de  vue  lit- 
téraire, n'est  possible  aujourd'hui  que  dans  la  poésie,  la  poé- 
sie populaire  surtout,  ainsi  que  l'a  bien  compris  la  Société 
liégeoise  de  littérature  wallonne  entre  autres. 

Mais  ce  qui  nous  intéresse  encore  davantage,  c'est  l'étude 
des  patois  au  point  de  vue  philolologique  et  au  point  de  vue 
historique.  Telle  est  la  cause  de  ce  projet  d'enquête.  Bien  que 
la  langue  d'oïl  ait  dépassé  la  langue  d'oc,  bien  que  le  dia- 
lecte de  l'Ile-de-France  ait  eu  la  prépondérance  définitive 
sur  les  autres  dialectes,  le  français  moderne  a  fait  de  nom- 
breux emprunts  à  ses  voisins,  et  cela  à  toutes  les  époques. 
Ainsi  Bèze  nous  rapporte  qu'au  seizième  siècle  les  Parisiens 
changeaient,  à  l'instar  des  habitants  du  centre  de  la  France, 
des  Berrichons,  I'r  en  s,  et  disaient  pèse  pour  père,  mèse 
pour  'mère\  encore  à  présent  disons-nous  cAfa'sé?  pour  c/i<2^ré?, 
qui  n'est  plus  employé  que  pour  désigner  le  siège  du  prédi- 
cateur ou  du  professeur.  D'autre  part,  le  français  a  pris  aux 
dialectes  normand  et  picard  leur  attaquer,  plus  semblable 
au  bas-latin  attacare  que  notre  attacher,  qui  est  le  même 
mot  avec  une  signification  différente.  On  le  voit,  l'étude  des 
dialectes  n'est  pas  sans  importance  grande  pour  la  connais- 
sance approfondie  de  la  langue  française.  Certains  mots  du 
langage  actuel  seraient  même  inexplicables. sans  l'étude  des 
patois.  J'en  veux  pour  exemple  le  mot  tante.  En  voyant  le 
wallon  réunir  le  pronom  possessif  à  certains  noms  sans  tenir 
compte  de  ce  pronom  dans  le  sens,  comme  monfrê  pour 
frère,  monpé  pour  père,  mononk  pour  oncle,  on  découvrit 
que  le  même  procédé  était  employé  dans  le  mot  tante,  cette 


—  459  — 

fois  avec  le  pronom  possessif  de  la  2^  personne  appliqué  au 
mot  ante  en  bas-latin  amita,  selon  la  règle  ancienne  qui 
élidait  la  voyelle  du  pronom  devant  la  voyelle  initiale  du 
substantif,  comme  m'espée,  m' amie,  que  nous  écrivons 
étourdiment  ma  mie.  Le  français  ne  s'en  est  pas  tenu  là, 
il  a  fourragé  dans  le  domaine  de  la  langue  d'oc  ;  il  lui  doit 
tocsin,  apprendre,  et  bien  d'autres.  Qu'on  me  permette 
donc  de  citer  le  docte  Henri  Estienne  ;  sur  cette  matière  il 
avait  déjà  senti,  dans  son  Traité  de  la  précellence  de  la 
langue  française,  l'intérêt  qui  gît  dans  l'étude  des  patois  : 

«  Ainsi  qu'un  homme  fort  riche  n'iia  pas  seulement 

une  maison  bien  meublée  à  la  ville,  mais  en  ha  aussi  es 
champs  en  divers  endroits,  pour  aller  s'esbattre  quand  il  lui 
convient  de  changer  d'air  ;  ainsi  notre  langue  ha  son  princi- 
pal siège  au  lieu  principal  de  son  pays,  mais  en  quelques 
endroits  d'iceluy  en  ha  d'autres  qu'on  peut  appeler  ses  dia- 
lectes. Et  comme  ceci  lui  est  commun  avec  la  langue  grèque, 
aussi  en  reçoit-il  une  mesme  commodité.  Car,  ainsi  que  les 
poètes  grecs  s'aidoyent  au  besoin  de  mots  péculiers  à  certains 
pays  de  la  Grèce,  ainsi  nos  poètes  françois  peuvent  faire  leur 
proufit  de  plusieurs  vocables  qui  toutes  fois  ne  sont  en  usage 
qu'en  certains  endroits  de  la  France.  Et  ceux  mesmement 
qui  écrivent  en  prose  peuvent  quelques  fois  prendre  ceste 
liberté.  Je  sçay  bien  que  les  poètes  grecs passoyent  plus  avant 
en  l'usage  des  dialectes,  en  ce  que  non-seulement  ils  pre- 
noyent  des  mots  qui  estoyent  péculiers  à  iceux,  mais  aussi  à 
quelques-uns  des  leurs  donnoyent  la  terminaison  qui  estoit 
péculière  à  ces  dialectes  ;  mais  nous  havons  voulu  nous  con- 
tenter de  ceste  autre  commodité  que  j 'liai  dicte.  » 

Ceci  est  encore  une  excitation  à  l'étude  des  patois,  non  plus 
seulement  pour  les  érudits  et  les  lettrés,  mais  bien  pour  les 
écrivains.  Que  de  ressources,  en  effet,  dans  ces  gracieux  dia- 
lectes qui,  s'ils  n'ont  jamais  atteint  l'exactitude  scientifique 


—  460  — 

de  notre  langue  littéraire,  ont  conservé  un  parfum  de  naïveté 
que  le  temps  n'a  fait  qu'accroître,  une  finesse  dans  les  nuan- 
ces, une  rondeur  joyeuse,  parfois  bien  enviables.  Ne  pour- 
rait-on pas  retremper  notre  français  de  temps  en  temps 
dans  ces  patois  trop  dédaignés,  de  même  que  l'homme  riche 
d'Henri  Estienne  quitte  parfois  la  ville  bruyante  et  tumul- 
tueuse pour  se  délasser  dans  le  calme  de  ses  retraites  des 
champs,  y  puisant  une  nouvelle  vigueur,  un  sang  nouveau 
qui  lui  permettront  de  continuer  plus  hardiment  ses  affaires, 
de  supporter  plus  gaiement  les  tracas  et  les  sotlcis?  Oui,  il 
serait  bon  que  nos  écrivains,  initiés  aux  grâces  champêtres 
et  naïves  des  patois,  employassent  avec  prudence  certaines 
expressions,  certaines  tournures  non-seulement  plus  piquan- 
tes, mais  souvent  plus  exactes. 

Enfin,  l'étude  des  patois  n'est  pas  moins  nécessaire  à  celui 
qui  veut  savoir  ce  que  sont  devenus  les  termes  latins  en 
France  qu'à  celui  qui  veut  lire  et  comprendre  le  vieux  fran- 
çais. Le  premier  trouvera  bien  des  lacunes  comblées  de  la 
sorte  ;  il  verra,  par  exemple,  que  le  patois  d'Angoulême  a 
seul  conservé  le  cremare  latin  dans  son  crémer,  brûler,  le 
vimen  latin  dans  son  vîmes,  osier,  que  le  seul  Morvandiau 
dit  encore  moime  pour  minimus,  et  que  ce  n'est  qu'au 
Berry  qnejiibilare  est  resté  sous  la  forme  de  jeûler.  Le 
second,  d'autre  part,  s'expliquera  maint  sens,  mainte  inter- 
prétation difficile  des  vieux  textes  par  la  connaissance  des 
dialectes.  Ue  quelle  utilité  a  été  cette  comiaissance  à  M.  Lit- 
tré  dans  son  admirable  Histoire  de  la  langue  française, 
à  M.  Scheler  dans  son  Dictionnaire  d'étymologie  fran- 
çaise, à  bien  d'autres  savants! 

Maintenant  que  l'étude  des  patois  est  démontrée  aussi  inté- 
ressante, il  me  reste  à  indiquer  la  voie  à  suivre  pour  arriver 
à  des  résultats  utiles  pour  la  science.  La  méthode  est  toute 
dans  de  semblables  recherches  et  double  l'importance  des 


—  461  — 

faits  acquis.  Bien  d'excellents  travaux  ont  été  mis  au  jour. 
M,  Chavée,  pour  le  dialecte  de  Namur,  dans  son  Fronçais 
et  Wallon;  M.  G.  Grandgagnage,  dans  son  Dictioyinaire 
étymologique,  et  L.  M.,  dans  sa  Grammaire  liégeoise, 
pour  le  wallon  de  Liège  ;  M.  le  comte  Jaubert  dans  son  Glos- 
saire du  centre  de  la  France  (1),  et  bien  d'autres  encore 
que  je  pourrais  citer,  ont  fait  pour  la  science  des  œuvres  d'une 
grande  valeur  ;  mais  cela  ne  suffit  pas  :  la  France  est  grande, 
les  dialectes  principaux  se  subdivisent  en  nombreuses  varié- 
tés ;  tout  cela  est  à  étudier,  et  si  le  travail  est  commencé,  il  y 
a  encore  bien  des  découvertes  à  faire.  C'est  pourquoi  j'ouvre, 
au  nom  de  la  rédaction  de  la  Revue  de  linguistique,  nos 
fascicules  à  tous  ceux  qui  nous  apporteront  des  travaux 
sérieux,  consciencieux,  sur  les  différentes  formes  dialectiques 
de  la  langue  française,  depuis  la  Meuse  et  l'Escaut  jusqu'à 
la  Méditerranée  et  les  Pyrénées,  depuis  le  lac  Léman  et  les 
Alpes  jusqu'à  l'océan  Atlantique. 

Un  coup  d'œil  à  présent  sur  l'ensemble  des  langues  roma- 
nes et  sur  l'histoire  du  français  en  particulier.  La  conquête 
romaine  imposa  le  latin  aux  Italiotes,  aux  Gaulois,  aux 
Espagnols  et  aux  Lusitaniens.  Mais  la  langue  littéraire  que 
nous  connaissons  n'était  point  parlée  par  tout  le  monde,  les 
patriciens,  les  grands  fonctionnaires  ne  s'en  servaient  que 
dans  les  cérémonies  officielles;  un  latin  vulgaire,  moins  élé- 
gant, rempli  de  tournures  et  de  mots  provinciaux,  selon  les 
contrées,  était  le  langage  usuel  ;  c'est  de  ce  latin,  ou  pour 
mieux  dire,  de  ces  latins  vulgaires  que  sont  issues  les  lan- 
gues romanes.  L'hypothèse  de  Raynouard,  qui  croyait  à  un 

(i)  On    vient   dernièremeht   de  couronner,   au  congrès   dc3 

Sociétés   savantes,  un  Mémoire  de  M.  Bonnardot  sur  la  langue 

française  à  Met^,  d'après  des  documents  inédits   du    treizième 

siècle^  et  un  travail  de  M.  Boucherie  sur  le  Dialecte  poitevin  au 

treipème  siècle. 


—  462  — 

roman  primitif,  et  qui  le  voyait  dans  k  provençal,  entraîné 
qu'il  était  par  ses  études  de  prédilection,  ne  se  vérifie  pas  ; 
ce  roman  primitif  ne  se  retrouve  nulle  part.  De  plus,  s'il  en 
eût  été  ainsi,  les  diverses  langues  néo-latines  se  fussent  for- 
mées de  la  même  façon  et  en  même  temps,  tandis  qu'au  con- 
traire le  développement  des  langues  d'oc  et  d'oïl  ne  fut  ni 
contemporain  ni  semblable  à  l'éclosion  de  l'italien  et  de  l'es- 
pagnol. C'est  vraisemblablement  à  la  dissolution  de  l'empire 
qu'il  faut  placer  les  commencements  des  langues  romanes  ; 
les  écoles  détruites  ou  amoindries  considérablement,  l'admi- 
nistration romaine  expulsée,  le  bas-latin,  lingua  vulgaris, 
qui  avait  en  germe  les  différences  d'idiomes  dans  ses  varie- 
tés  dialectiques,  et  qui  n'était  conservé  dans  la  latinité  que 
par  la  langue  littéraire  qui  lui  servait  de  tr.tcur,  le  bas-latin 
s'étendit  librement  sur  la  surface  de  l'Europe  occidentale. 

Ce  sont  donc  les  barbares  qui  sont  les  pères  de  nos  langues 
modernes  ;  encore  ne  le  furent-ils  qu'accidentellement.  Ceci 
ne  veut  pas  dire  que  les  langues  romanes  sont  du  latin  parlé 
par  des  Germains,  comme  le  prétend  M.  Max  Millier.  Si 
l'influence  germanique  est  reconnaissable  dans  les  langues 
néo-latines,  il  est  également  visible  qu'elle  ne  fut  pas  consi- 
dérable. En  premier  lieu,  la  syntaxe  n'a  rien  de  germanique, 
elle  est  toute  latine,  terre  à  terre,  sans  élégance,  telle  qu'est 
la  syntaxe  d'une  langue  populaire;  mais,  je  le  répète,  elle 
est  latine.  C'est  plutôt  dans  le  vocabulaire  que  l'on  retrouve 
des  traces  de  germanisme.  M.  Diez,  le  célèbre  auteur  de  la 
Grammaire  des  langues  romanes  (Grammatik  der 
romanischen  sprachen),  a  compté  en  français  environ  sept 
cents  mots  empruntés  au  tudesque;  les  autreslangues  n'en  ont 
guère  davantage  ;  les  dialectes  sont  à  peu  près  dans  le  même 
cas,  et  ce  serait  un  travail  intéressant  que  celui  qui  consiste- 
rait à  relever  les  mots  d'origine  allemande  qui  se  trouvent 
dans  les  divers  patois  français.   L'influence  ultrarhénane  se 


^  463  — 

fait  sentir  aussi  dans  le  choix  des  expressions  ;  des  mots  latins 
prirent  des  acceptions  germaniques,  tel  que  costa,  côté, 
flanc,  a  le  sens  k  présent  de  «  rivage,  »  à  cause  de  l'expres- 
sion allemande  :  «  die  seite  des  meeres,  la  cote  ou  le  côté 
de  la  mer,  »  seite  signifiant  également  «  flanc  »  et  «  rivage.  » 
L'analogie  de  prononciation  de  certains  mots  allemands  et  de 
certains  mots  latins,  sortis  du  même  l'adical  aryaque,  fit 
mettre  en  usage  ces  derniers  plutôt  que  des  expressions  plus 
communes  dans  la  véritable  latinité.  Voyez  batuere,  battre, 
qui  fut  préféré  kpugnare,  à  cause  du  sa?.on  beado,  frapper; 
voyez  encore  taleare,  tailler,  qui  l'emporta  sur  scinder e,  à 
cause  du  germanique  tail,  couper.  Mais  tout  cela  ne  veut 
pas  dire  que  les  langues  romanes  soient  du  latin  germanisé, 
et  M.  Max  Millier  n'a  pas  réussi  à  faire  admettre  son  sys- 
tème. Le  latin  vulgaire  a  conquis  les  vainqueurs  barbares, 
comme  il  avait  conquis  autrefois  les  Grecs  de  la  Campanie, 
les  Etrusques  de  la  Toscane,  les  Geltibères  de  l'Espagne,  les 
Gaulois  de  la  Cisalpine  et  des  Gaules. 

M.  Diez  a  aussi  compté  les  mots  d'origine  celtique  qui  se 
trouvent  dans  le  français,  et  leur  petit  nombre  est  étonnant, 
peut-être  les  patois  en  possèdent-ils  un  peu  plus  ;  ce  serait 
l'objet  de  curieuses  et  intéressantes  recherches,  qui  permet- 
traient d'augmenter  le  trop  restreint  vocabulaire  gaulois  que 
nous  possédons. 

«  La  langue,  a  dit  M.  Littré,  est  une  sorte  d'institution  se 
fixant  par  toutes  les  conditions  qui  fixent  un  état  social.  »  Et 
l'état  social  de  l'Europe  occidentale  étant  latin,  la  langue  fut 
latine  ;  les  barbares  ne  causant  qu'un  trouble  passager,  et 
bientôt  convertis  à  la  civilisation  romaine  et  au  christianisme, 
la  langue  demeura  latine  ;  puis  l'Eglise,  qui  avait  sauvé  nos 
contrées  de  la  barbarie,  l'Église,  dépositaire  de  la  latinité, 
tant  au  point  de  vue  social  qu'au  point  de  vue  linguistique, 
l'Eglise  enfin,  constituant  un  nouvel  ordre  de  choses,  une 


—  464  — 

nouvelle  société,  la  société  féodale  et  chrétienne,  fixa  la  lan- 
gue dans  ses  moules  variés,  mais  analogues.  L'ordre  social 
en  Italie,  en  Espagne,  en  Gaule  surtout,  défendu  par  l'Église, 
fut  plus  fort  que  les  races,  plus  fort  que  la  conquête,  elle 
maintint  la  latinité  et  nous  fit  ce  que  nous  sommes. 

S'il  est  permis  de  chercher  un  argument  à  l'appui  de  cette 
thèse,  l'Angleterre  nous  le  fournit.  Dernière  conquête  de 
Rome,  la  Grande-Bretagne  connut  à  peine  le  christianisme 
sous  l'empire,  et  lorsque  les  légions  romaines  l'évacuèrent, 
elles  ne  laissèrent  ni  institutions  civiles,  ni  institution  reli- 
gieuse (le  polythéisme  à  son  déclin  était  désormais  incapable 
de  rien  constituer).  Aussi  les  Celtes  désorganisés  furent  la 
proie  facile  des  envahisseurs  anglo-saxons  qui  les  germani- 
sèrent ;  et  ce  ne  fut  plus  à  des  Celtes  que  les  missionnaires 
chrétiens,  qu'Augustin  et  ses  compagnons  s'adressèrent,  mais 
à  des  Saxons  qui  avaient  organisé  là  une  société  particulière. 
Au  contraire,  sur. le  continent,  les  flots  barbares  de  Gotlis, 
de  Vandales,  de  Lombards,  de  Burgondes,  de  Francs  vin- 
rent se  briser  contre  la  forte  société  romano-chrétienne  :  ils 
purent  la  recouvrir  parfois,  mais,  ainsi  que  sur  les  grèves  de 
la  Hollande,  les  vagues  énormes  soulevées  au  pôle  et  empor- 
tées sur  toute  la  mer  du  Nord,  s'élancent,  mugissantes  et 
terribles  contre  les  digues,  les  jonchent  de  débris  et  d'écume, 
jettent  même  quelquefois  leurs  têtes  au  delà  de  ces  formida- 
bles remparts,  qui  disparaissent  alors  pour  quelques  instants, 
ainsi  les  invasions  germaniques  battirent  en  brèche  la  civili- 
sation romaine,  la  firent  chanceler  souvent  sous  leurs  coups, 
mais  ne  purent  arriver  à  la  détruire  et  furent  elles-mêmes 
détruites  lentement  par  elle. 

Autant  que  la  société,  la  langue  eut  à  subir  de  rudes 
assauts,  et  ne  sortit  de  cette  ère  difficile  que  grandement 
modifiée,  mais  toujours  latine.  Lors  de  la  réorganisation  féo- 
dale à  la  fin  de  la  dynastie  carlovingienne,  à  la  faveur  du 


—  465  — 

nouvel  ordre  social,  la  langue  vulgaire,  qui  avait  subi  des 
transformations  que  nous  constatons,  mais  dont  nous  ne  pou- 
vons suivre  la  marche,  faute  de  documents  écrits,  le  bas-latin 
nous  apparaît  sous  une  forme  nouvelle  et  double  les  langues 
d'oc  et  d'oïl,  ces  sœurs  jumelles,  filles  aînées  du  latin.  Toutes 
deux,  inaugurant  la  série  des  langues  analytiques,  c'est-à- 
dire  des  langues  modernes,  avaient  conservé  de  l'antique 
flexion  deux  cas,  le  cas  sujet,  le  cas  régime.  Par  exemple, 
en  langue  d'oc  on  disait  emperaire,  quand  c'était  le  sujet, 
comme  en  langue  d'oïl  on  disait  emperere,  et  emperador, 
ainsi  que  empereor  quand  un  verbe  régissait  le  mot. 

Cette  dernière  trace  de  la  flexion  se  retrouve  encore  au- 
jourd'hui dans  le  berrichon.  Plus  tard,  au  quatorzième  siècle, 
cette  particularité  disparut,  et  les  deux  langues  françaises 
devinrent  aussi  analytiques  que  leurs  sœurs  cadettes,  l'ita- 
lien, l'espagnol  et  le  portugais.  Ce  n'est  point  ici  le  lieu  d'a})- 
puyer  sur  la  parenté  étroite  des  deux  premières  langues 
romanes.  Elles  apparaissent  toutes  deux  en  même  temps,  en 
même  temps  elles  ont  une  littérature  ;  elles  sont  toujours  si 
peu  diff'érentes  que,  deux  textes  placés  à  côté  l'un  de  l'autre, 
qui  lit  et  comprend  l'un,  lit  et  comprend  aisément  l'autre. 
Elles  ne  s'excluaient  pas  alors  ;  Raymond  Vidal,  troubadour 
et  grammairien  limousin,  dit  :  «  La  langue  française  est 
plus  agréable  pour  faire  romans  et  pastourelles,  mais  celle 
du  Limousin  (langue  d'oc)  est  préférable  pour  faire  vers 
(alors  sorte  de  poésie,)  chansons  et  sirventes.  »  Les  grands 
centres  féodaux  firent  non  pas  naître,  mais  prospérer  les 
dialectes,  et  l'on  vit  la  langue  d'oc  se  subdiviser  en  dialectes 
du  Limousin,  de  la  Provence,  de  l'Auvergne,  du  Quercy,  de 
l'Aquitaine  et  de  la  Catalogne,  pendant  que  la  langue  d'oïl 
donnait  naissance  au  bourguignon,  aux  dialectes  du  centre, 
au  normand,  au  picard  et  au  wallon,  et  même  à  un  passa- 
ger anglo-normand,  qui  n'a  laissé  que  quelques  traces  fugi- 


—  466  — 

tives  qu'il  serait  bon  de  recueillir.  C'est  au  douzième  et  au 
treizième  siècle  que  florissaient  tous  ces  dialectes  alors  admis 
à  la  cour  des  nombreux  seigneurs  féodaux  dans  la  personne 
des  trouvères  et  des  troubadours.  Avec  la  dissolution  de  la 
société  féodale,  la  langue  d'oc  entière  et  les  dialectes  de  la 
langue  d'oïl  furent  relégués  aux  champs,  et  aujourd'hui  en- 
core ne  les  ont  pas  quittés. 

Qui  a  produit  tous  ces  dialectes?  Pourquoi  le  Normand  ne 
parlait-il  pas  comme  le  Bourguignon,  et  le  Gascon  comme 
le  Provençal?  Nul  ne  le  sait  et  nul  ne  peut  le  savoir.  On, dit 
bien  :  influence  des  milieux,  et  on  a  raison  ;  mais  quel  facteur 
est  le  plus  important?  On  ne  sait.  Est-ce  la  conformation 
géographique  ?  Peut-être  ;  mais,  en  ce  cas,  comment  se  fait-il 
que  langue  d'oïl  et  langue  d'oc  s'enchevêtrent  comme  elles 
le  font?  Comment  se  fait-il  que  le  bourguignon  (langue  d'oïl), 
descendant  jusqu'en  Dauphiné,  où  il  rencontre  la  langue 
d'oc,  soit  dépassé  à  l'ouest  par  les  dialectes  d'Auvergne  et 
de  Limousin,  tandis  qu'il  est  parlé  dans  la  Marche  et  dans  le 
Bourbonnais?  Comment  se  fait-il  que  la  langue  d'oc,  qui 
monte  jusqu'à  la  Loire  par  les  massifs  montagneux  du  cen- 
tre, soit  arrêtée  au  bord  de  la  Gironde  par  les  dialectes  de 
langue  d'oïl  de  l'Angoumois  et  de  la  Saintonge  ? 

Est-ce  la  composition  ethnique  des  populations  qui  modifie 
de  si  diverses  manières  le  latin  vulgaire  des  Gaules?  Qui  dira 
alors  pourquoi  la  Gaule  cisalpine  parle  italien,  malgré  sa 
population  celtique,  tandis  que  la  grande  Gaule  parle  fran- 
çais ?  Qui  expliquera  pourquoi  Aquitains  et  Catalans,  aussi 
mêlés  d'Ibères,  de  Celtes,  de  Latins  et  de  Visigoths  que  les 
Aragonais  et  les  Castillans  parlent,  les  premiers  la  langue 
d'oc,  et  les  seconds  l'espagnol? 

Cette  recherche  des  causes  a  été,  est,  et  sera  toujours  in- 
fructueuse ou  féconde  seulement  en  déceptions.  Contentons- 
nous  d'amasser  des  faits,  d'en  dégager  les  lois,  et  n'allons  pas 


—  467  — 

plus  loin.  La  vérité,  qui  se  rit  des  ambitieux  et  des  faiseurs 
de  systèmes,  est  douce  et  bonne  pour  les  chercheurs  prudents 
et  réfléchis.  Impénétrable  comme  l'Isis  antique  pour  les  pre- 
miers, elle  soulève  un  peu  son  voile  pour  les  seconds  et  leur 
permet  d'entrevoir  quelqu'une  de  ces  beautés  ineffables. 

Les  patois  ont  besoin  d'avoir  leur  histoire  et  leur  géogra- 
phie. Fallot  a  donné  les  grands  traits  de  cette  dernière  (1)  ; 
mais  les  détails  manquent.  Aussi,  que  les  savants  de  pro- 
vince veuillent  bien  s'adonner  à  l'étude  des  patois,  que,  non 
contents  des  résultats  acquis,  ils  suivent  pas  à  pas  les  trans- 
formations du  langage,  qu'ils  constatent  les  subdivisions  des 
grands  dialectes,  qu'ils  précisent  leurs  limites  géographiques, 
qu'ils  recherchent  les  variations  advenues  tant  dans  le  do- 
maine que  dans  la  contexture  de  chaque  patois,  qu'ils  fouil- 
lent chartes,  comptes,  transactions,  règlements,  registres 
locaux  ;  qu'ils  recueillent  les  chansons,  les  proverbes,  cette 
littérature  populaire  ;  qu'ils  préparent  la  grammaire  des 
patois  en  étudiant  leurs  conjugaisons  ;  qu'ils  fassent  avec  tout 
cela  des  travaux  sérieux,  des  monographies  intéressantes,  et 
ils  pourront  compter  sur  l'accueil  sympathique  de  notre  Re- 
vue.  Certes,  nous  ne  demandons  pas  des  glossaires,  que  leur 
étendue  nous  empêcherait  d'insérer,  mais  nous  désirons  de 
ces  études  qui  sont  autant  de  jalons  pour  l'histoire  générale 
des  dialectes  français,  faites  qu'elles  seront,  je  n'en  doute 
pas,  avec  bonhomie  et  bonne  foi,  sans  cet  esprit  de  systéma- 
tisation qui  gâte  les  meilleures  tentatives. 

Girard  de  Rialle. 


(i)  Essai  sur  les /ormes  grammaticales  du  français  au  trei- 
zième siècle  et  de  ses  dialectes,  par  M.  Fallot,  publié  par  Acker- 
man,  Paris,  i83r). 


BIBLIOGRAPHIE 


Grammaire  comparer  des  langues  classiques,  contenant 
la  théorie  élémentaire  de  la  formation  des  mots  en  sanskrit, 
en  grec  et  en  latin,  avec  références  aux  langues  germani- 
ques, par  F.  Baudry.  —  1'"''  partie  :  Phonétique.  Paris, 
Hachette,  1868.  Un  vol.  in-8°  de  212  pages. 

Vous  avez  raison,  Monsieur  Baudry,  il  y  a  désormais  trois 
langues  classiques  :  le  sanskrit,  le  grec  et  le  latin.  Il  faut  les 
étudier  simultanément,  comparativement,  en  les  complétant 
l'une  par  l'autre,  en  les  expliquant  l'une  par  l'autre,  sans 
renoncer  aux  lumières  que,  dans  certains  cas  difficiles  sur- 
tout, peut  nous  procurer  le  parallèle  intégral  de  toutes  les 
langues  sœurs. 

Or,  cette  étude  comparative  exige  avant  tout  la  parfaite 
coimaissance  des  lois  qui  régissent  les  permutations  ou  la 
persistance  des  sons  et  des  bruits  de  la  parole  aryaque  dans 
son  devenir  sanskrit,  dans  son  devenir  grec,  dans  son  deve- 
nir latin. 

Voilà  pourquoi  la  première  partie  de  l'œuvre  que  nous 
annonçons  est  une  phonologie  ou  une  «  phonétique  »  aryo- 
indo-gréco-latine,  avec  une  foule  de  références  aux  langues 
germaniques.  Elle  est  divisée  en  cinq  chapitres,  dont  voici 
les  titres  : 

I.  —  Vocalisme. 
II.  —  Des  consonnes  en  général. 
III.  —  Consonnes  explosives. 


—  469  — 

IV.  —  Consonnes  continues. 
V.  —  Des  lettres  adventices. 

Les  cinquante-huit  paragraphes  sur  le  vocalisme  se  par- 
tagent les  soixante-dix  premières  pages  du  livre,  et  il  y  a  le 
résumé  positif  et  vraiment  utile  de  bien  des  volumes  dans  ces 
soixante-dix  pages-là.  Sous  la  plume  de  M.  Baudry,  chaque 
loi  de  variation  vocalique  trouve  une  formule  à  la  fois  claire 
et  élégante  à  faire  se  damner  bon  nombre  de  grammairiens 
aussi  secs  qu'ennuyeux.  C'est  surtout  dans  les  dix  paragra- 
phes consacrés  à  la  question  multiple  de  l'accent  tonique  que 
se  montrent  avec  le  plus  de  tact  les  habitudes  de  pondération 
prudente  qui  distinguent  notre  critique  philologue.  Ainsi, 
après  avoir  exposé  le  sommaire  de  tout  ce  qui  a  été  dit  sur 
l'accentuation  sanskrite,  M.  Baudry  ajoute  :  «  Que  conclure 
de  là?  Faut-il  abandonner  l'espoir  de  tîxer  les  lois  de  l'ac- 
centuation sanskrite?  Oui,  si  l'on  poursuivait  un  principe 
absolu  au  moyei;  duquel  on  pût  en  sanskrit,  comme  on  le 
peut  en  latin  et  en  allemand,  déterminer  du  premier  coup 
d'œil  la  syllabe  qui  doit  porter  l'accent  dans  tout  mot  donné. 
A  cet  égard,  en  sanskrit  et  dans  les  noms  grecs,  l'usage  seul 
peut  enseigner  la  place  de  l'accent.  Mais  si  l'on  se  borne  à 
caractériser  d'une  façon  générale  les  principes  qui  ont  pré- 
sidé au  choix  de  la  syllabe  accentuée,  on  peut  dès  aujour- 
d'hui parvenir  à  des  résultats  satisfaisants,  et  MM.  Benfey 
et  Benloew  notamment  nous  semblent  être  dans  la  bonne 
voie  en  tant  qu'ils  rapportent  l'accentuation  sanskrite  au  prin- 
cipe logique.  La  seule  modification  que  nous  proposerions  à 
leur  système  consistei'ait  à  l'élargir  et  à  tenir  le  plus  grand 
compte  possible  de  la  liberté  avec  laquelle  l'accent  se  promène 
en  sanskrit,  tantôt  sur  les  divers  éléments  déterminants  et 
tantôt  sur  le  déterminé  lui-même.  » 

L'étude  des  variations  des  voyelles  aryaques  ou  «  primi- 


—  470  — 

tives  »  amenait  une  autre  question  non  moins  délicate  que 
celle  de  l'accent  tonique,  je  veux  parler  de  la  primitivité 
ou  de  la  non-primitivité  de  la  «  pseudovoyelle  »  r.  Au 
temps  de  leur  vie  commune,  les  Aryas  possédaient-ils  cette 
vibration  de  la  pointe  de  la  langue  accompagnée  d'une  ré- 
sonnance  de  la  voix  sans  couleur  décidée,  de  teinte  grisâtre 
enfin?  Non,  répond  l'illustre  père  de  la  linguistique  indo- 
européenne ;  non,  répond  avec  lui  M.  Baudry.  Oui,  répond 
le  parallèle  intégral  des  langues  sœurs  ;  car,  si  la  «  pseudo- 
voyelle »  f  n'eût  pas  existé  dans  la  langue  commune,  avant 
la  séparation  des  tribus,  vous  n'expliqueriez  jamais  les 
variations  phonétiques  qui  donnèrent  à  l'aryaque  les  trans- 
formations parfois  si  nombreuses  d'une  même  rai4ne  verbale 
à  base  de  R.  Avec  un  primitif  BHARg  ou  BHRAg,  germ. 
brek-,  brik-,  lat.  frag-,  gr.  çpay-,  fléchir  (d'où  tenir,  porter, 
p.  151),  rompre  (d'où  briser,  mâcher,  manger,  jouir  de, 
p.  157),  essayez  donc,  je  vous  prie,  d'expliquer  les  permu- 
tations des  lettres  qui  auraient  donné  les  variantes  certaines 
et  certainement  aryaques  de  la  même  racine  :  BHUg,  skr. 
bhuj,  lat.  fug-  et  fung-;  BHRUg,  germ.  bruk-,bruik-, 
lat.  friig  ;  BHAg,  skr.  baj,  avec  bhaks,  gr.  çay-^,  lat.  fag-. 
Que  la  pseudovoyelle  r  permute  avec  une  voyelle  franche, 
avec  a,  avec  u,  et  que  BHÏ]g  devienne  BHAg  ou  BHUg, 
c'est  ce  qui  se  sent  et  se  conçoit  aisément  ;  mais  ce  que  vous 
ne  sentirez,  ni  ne  concevrez  jamais,  c'est  que  BHRAg  et 
BHRUg  deviennent  BHAg  et  BHUg.  Quant  au  renforce- 
ment (guna)  de  BHPg  en  BHARg,  russe  beregu,  goth. 
bairgan,  etc.,  ou  en  BHRAg,  gr.  «ppay-,  lat.  frag-,  etc.,  il 
ne  saurait  faire  question.  Et  de  même,  je  comprends  très 
bien  que  l'aryaque  Rg,  forme  secondaire  de  I},  tendre  vers, 
aller,  comme  BHI]g,  est  une  forme  secondaire  de  BHH,  flé- 
chir avec  les  individualisations  2,  3,  9  et  10  (p.  161)  de- 
vienne Ag,  skr.  «y,  gr.  ay-,  lat.  ag-^  et  RAg,  skr.  raj,  lat. 


—  471  — 

reg-,  germ .  rek,  rik;  mais  qui  oserait  soutenir  que  REoere, 
RAg,  faire  aller,  a  donné  son  identique  Aaere,  Ag,  faire 
aller?  Ag  et  RAg  sont  et  resteront  deux  modes  d'être,  deux 
états  collatéraux  provenant  d'un  double  mode  de  devenir 
d'un  seul  et  même  verbe  T]g.  Mais  la  thèse  qui  affirme. la 
primitivité  du  r  vocalique  reviendra  dans  la  Revue,  et  si 
j'ai  insisté  quelques  instants  sur  l'erreur  de  Bopp,  c'est  uni- 
quement pour  remplir  mes  devoirs  de  critique  impartial  à 
l'endroit  du  livre  de  M.  Baudry. 

Bien  que  «  vocalisme  »  appelât  consonnantisme ,  M.  Bau- 
dry n'a  pas  voulu  écrire  ce  grand  mot-là,  et  les  chapitres  sur 
les  consonnes  sont  tout  simplement  intitulés  :  Des  consonnes 
en  général,  —  des  consonnes  explosives,  — des  conson- 
nes contiyiues. 

A  peine  a-t-il  donné  son  classement  naturel  des  consonnes, 
que  notre  savant  grammairien  distingue  avec  bonheur  entre 
la  méthode  d'invention  et  la  méthode  d'exposition.  Il  dit 
(§  74)  :  «  La  grammaire  comparative,  étant  fondée  sur  l'ob- 
servation, ne  reconnaît  d'autres  lois  que  celles  qu'on  tire  des 
faits  observés.  Mais  pour  faciliter  l'étude  à  nos  lecteurs  et 
pour  les  diriger  à  l'avance  dans  le  dédale  des  permutations, 
on  trouvera  bon  que  nous  devancions  ici  le  résultat  de  l'ob- 
servation en  indiquant,  par  leurs  caractères  essentiels,  les 
principes  qui  président  à  la  permutation  des  consonnes.  » 

Il  pose  ensuite  deux  grands  principes  de  permutation  :  l*»  le 
principe  de  transition;  2° le  principe  de  la  moindre  action. 
Le  principe  de  transition  «  consiste  en  ce  que  la  permuta- 
tion ne  marche  que  pas  à  pas  et  ne  fait  qu'un  pas  à  la  fois. 
Ainsi  le  k  sanskrit,  permutant  en  cette  langue  avec  le  ç,  ne 
fait  que  changer  d'ordre,  mais  non  de  famille,  les  palatales 
n'étant  que  des  gutturales  affaiblies.  De  même  en  grec,  le 
k  originaire,  permutant  avec  %  ou  x,  ne  change  que  de  fa- 
mille, non  d'ordre  ni  de  degré.  » 


—  472  — 

Une  grande  vérité,  empruntée  à  l'histoire  naturelle  des 
langues,  suggère  ensuite  à  notre  auteur-  les  réflexions  sui- 
vantes :  «  Le  principe  de  transition  contient,  pour  ainsi  dire, 
la  condition  des  permutations,  mais  il  n'en  donne  pas  les 
causes.  Elles  doivent  être  cherchées  dans  une  tendance  gé- 
nérale du  langage  à  se  rendre  plus  facile  à  mesure  que  les 
mots  passent  au  sens  dit  symbolique,  qui  les  emploie  pour 
exprimer  une  certaine  idée,  sans  plus  se  soucier  des  élé- 
ments représentatifs  qui  les  ont  amenés  à  cette  signification.  » 

Si  le  principe  de  transition  représente  l'axiome  des  scien- 
ces naturelles  :  Natura  non  facit  saltus,  le  principe  de  la 
moindre  action  correspond  à  un  autre  principe  de  dynami- 
que vitale,  celui  du  moindre  effort  ou  dé  la  moindre  dépense 
de  force. 

Ce  dernier  principe  se  manifeste  dans  les  permutations 
«  de  quatre  façons  principales  :,1°  par  la  substitution  ;  2*'par 
l'affaiblissement;  3°  par  l'accommodation  ;  4°  par  la  méta- 
thèse.  » 

Alors  (p.  86)  est  exposée  pour  la  première  fois,  dans  ce 
livre  si  bien  fait  d'ailleurs,  cette  étrange  pensée  que  le  con- 
sonnantisme  germanique  qui,  tout  entier,  est  un  perpétuel 
RENFORCEMENT  des  articulations  du  langage  aryaque,  de- 
vrait cette  métamorphose  du  faible  au  fort  (de  D  à  T,  de  G 
à  K,  etc.,  etc.)  au  procédé  de  substitution,  la  substitution 
étant  «  une  des  quatre  façons  principales  »  dont  se  manifeste 
«  le  principe  de  la  moindre  action  ou  du  moindre  effort.  » 
Qu'il  me  soit  permis  de  renvoyer  ici  le  lecteur  aux  pages 
283-289  de  la  Revue  et  au  travail  de  M.  Abel  Hovelacque, 
intitulé  :  La  théorie  spécieuse  de  Lautverschiebung 
(Paris,  Maisonneuve,  1868),  car  la  question  est  grave,  très 
grave,  et  je  ne  pourrais  la  reprendre  ici  avec  tous  les  déve- 
loppements qu'elle  comporte. 

L'accommodation  euphonique  des    consonnes,  troisième 


—  473  — 

mode  de  manifestation  du  principe  du  moindre  effort,